IX. 𝙳𝚎𝚜 𝚙𝚎𝚝𝚒𝚝𝚜 𝙹𝚎𝚛𝚎𝚖𝚒𝚎𝚜 𝚎𝚝 𝚍𝚎𝚜 𝚌𝚗𝚘𝚌𝚘𝚋𝚖𝚛𝚎𝚜 (𝚘𝚞 𝚕'𝚒𝚗𝚟𝚎𝚛𝚜𝚎)
IX.
Dans le hall d'entrée se tenait un couple qui mangeait des petits concombres.
À vrai dire, l'état particulier de la scène ne venait pas tant desdits petits concombres mais plutôt de l'aspect franchement médiocre qu'ils avaient lors de la chose ; traits tirés, l'air hâve et la mine souillée de larmes qui avaient cessé de couler ; habituellement, il faut un autre état d'esprit pour manger des petits concombres. Charles avait bien essayé de les faire sourire un peu, mais s'était vite rabattu sur les petits concombres parce que le devoir, ...c'est le devoir. Du moins c'était ce que disait tout le temps sa mère. À leur droite, une petite commode couverte de dés à coudre pour aucune raison valable, et puis la montée obscure comme une gueule de canon de l'escalier qui menait aux chambres.
Au sein de cette joyeux saynète, La silhouette grêle et j'en-ai-plus-rien-à-secouer d'Hawthorne fit son apparition avec autant de compassion sur son visage qu'un pamplemousse.
Derrière lui, suivait l'ombre haute et massive de Karadec (qui semblait talonner les pas de son chef comme pour s'excuser continuellement du comportement de ce dernier) et puis celle, plus fine et petite, de Charles lui-même — qui s'était retrouvé coincé dans l'encadrement de la porte au passage d'Hawthorne comme il tentait de le laisser passer et essayait avec un grand sourire désolé de se frayer à nouveau un chemin. Il était le seul visage connu des trois nouveaux venus pour le couple, puisque c'était lui qui les avait faits entrer ; alors leurs yeux se verrouillèrent immédiatement sur lui d'une façon franchement gênante.
« ...Bon. »
Hawthorne s'appuya sur sa canne, comme pour mieux aviser la scène de ses drôles d'yeux noirs qui à cet instant parurent perçants comme une aiguille.
Un homme, une femme. Pas grand-chose à dire sur eux si ce n'est qu'ils donnaient l'impression d'un fade reflet de leur époque. Un bête carré court et platineux pour la femme, deux accroche-cœurs sortis de nulle part sur les tempes ; sergé, motifs à carreaux, — et puis un vieux homburg en feutre de laine qui avaient visiblement connu des choses indicibles sous le bras de l'homme qu'il portait comme un semi-automatique (ce qui n'est pas très judicieux en ce qui concerne un chapeau). Hawthorne décida qu'ils sentaient fort la petite classe supérieure et que subséquemment ils partaient avec un malus de moins quinze.
Une unique question fondamentale traversa l'esprit du chasseur de vampires comme un épervier.
« Pour de vrai, vous vouvoyez vos enfants ? » demanda-t-il après un silence interminable. Charles — qui était visiblement en train de tenter d'enjamber la poignée de porte comme un cheval d'arçon bancal pour se frayer un chemin jusqu'au petit hall d'entrée — cligna des yeux alors que Karadec laissait échapper un glapissement de lapin outré et enfonçait son coude dans les côtes de son supérieur.
Hawthorne marmonna quelque chose qui semblait concerner la science et les gens qui ont le droit de savoir, mais il eut le bon goût de ne pas trop articuler.
« C'était une blague, » mentit-il d'un air de mauvaise foi. « Suivez-moi, on sera mieux dans le séjour. »
Ça n'était pas une question de volonté des concernés puisqu'Hawthorne se dirigea immédiatement vers la petite porte qui menait au salon. Comme on le sait, le « salon » en question se résumait à une pièce aveugle et relativement large, à peine éclairée par le jour d'une ampoule au plafond qui découpait quelques pâles couleurs sur les raies d'un tapis persan — quelques fauteuils, une table, pas assez de lumière pour distinguer la personne en face avec sa propre mamie, la saturation d'une atmosphère et une odeur de café noir ; l'endroit était leur pièce à vivre et la légende racontait que certains tentaient une pétition pour caler un billard derrière le canapé. Actuellement, ils en étaient à deux contre trois et Rasmus avait essayé de corrompre Charles pendant la pause de dix-neuf heures.
Quoiqu'il en fut, le couple se laissa tomber sur deux fauteuils attenants, ce qui arracha un froncement de nez à Hawthorne parce que, mince, celui de gauche c'était son fauteuil, — mais par compassion de ce qu'ils semblaient avoir affronté le petit-neveu de Belzébuth en personne il se laissa tomber sur une chaise en bois d'un air de totale mauvaise volonté.
« ...Bon. » Répéta-t-il avec un soupir. « Je fais un rapide tour des présentations : lui, c'est Silas Karadec — » Karadec leur fit un petit coucou timide de la main — « ...il est prêtre exorciste secondaire. Et lui, ben, c'est Charles Touradon, c'est, euh. »
Il plissa les yeux, examinant le visage de Charles et le sourire gentil qu'il offrait au couple depuis cinq minutes comme s'il était devenu une cellule de crise psychologique et lâcha précautionneusement :
« ...Notre masco —
— Stagiaire, » lui glissa précipitamment Karadec à l'oreille, qui voyait venir l'accident diplomatique gros comme un char Renault FT de 1917. « Notre, hum, stagiaire, » répéta-t-il d'une voix plus claire, en se redressant avec un sourire crispé. Hawthorne fit la tronche.
« Stagiaire, oui. C'est exactement ce que j'allais dire. C'est synonyme. Et vous, vous êtes ?
— Honoré et Armande Vuillemin, » répondit immédiatement la femme qui donnait l'impression de ne plus avoir dormi depuis 1918. « C'est au sujet de notre petit Jérémie.
— Le petit Jérémie, hein, » marmonna Hawthorne en se carrant dans sa chaise en bois qui sentait la misère et lui donnait définitivement l'impression de récupérer son eau bénite sous les gouttières. « Continuez, on vous écoute.
— Je vais chercher les autres, » lui glissa discrètement Karadec à voix basse en se redressant pour se diriger sans bruit vers la petite porte du salon. « Je reviens tout de suite. » Hawthorne hocha la tête d'un air absent. Dans son coin, Charles faisait son travail de stagiaire, c'était-à-dire ; ne pas trop savoir ce qu'il foutait là mais trouver ça chouette malgré tout et se dire que la vie est vraiment belle.
« Hé bien, tout a commencé mardi d'il y a deux semaines... »
Quelque part dans la grosse masse d'ombres qui échappait au moignon agonisant de la petite lampe du plafonnier, un genre de grésillement sourd semblait remuer à lui tout seul les obscurités. Charles le triangulait comme venant d'un vieux Philips-boîte-à-jambon¹ qu'il avait repéré quelques heures plus tôt ; en s'habituant au jour déclinant du petit séjour, on devinait presque — à force — sa drôle de forme ogivale et boiseuse. Des mots, parfois, Radio-Paris supposa Charles, surnageaient par-delà le crachotement continu —
...20 heures. Nous interrompons notre programme mus... pour vous transmettre un message d'une importance capitale. Aujourd'hui, le 16 septembre 1932, l'Allemagne a pris la ...ision de se retirer de la Conférence mondiale pour le désarm...
Charles était un grand partisan du désarmement — enfin, la mère de Charles était une grande partisane du désarmement, mais ça revenait au même. Après tout depuis la mort de son père elle restait plus ou moins sa seule figure parentale et il devait bien admettre qu'il était très souvent d'accord avec elle. Ne pensez pas que Charles soit ce genre d'enfant dépourvu de personnalité qui opinerait à tout ce que raconterait sa mère comme parole divine ; ils étaient seulement — et remarquablement — toujours sur la même longueur d'onde.
...chberechtigung, avec les nations Alliées. Cette nouvelle intervient comme un coup de ton... dans le paysage diplomatique européen, déjà fragilisé par les tensions...
« ...Et donc, depuis, Jérémie passe ses journées à jouer à la marelle en chantonnant la même comptine. Il en développe des problèmes d'articulations, et...toujours, toujours, il dit qu'il veut "continuer à jouer avec Ophélie", » bafouilla Armande Vuillemin, tirant Charles de sa rêverie. « Nous parvenons à peine à le nourrir. Il n'accepte que du lait et des biscuits au gingembre !
— Je vois. » Acquiesça Hawthorne, la mine sombre. « Vous avez tenté de voir du côté psychiatrique ?
— Mon fils n'est pas fou ! » se récria Honoré qui semblait vouloir faire nerveusement une boulette avec son chapeau en feutre. Hawthorne éleva une main apaisante.
« Honnêtement, c'est soit ça, soit il est possédé par le démon à vos yeux, donc franchement je serais vous je monterais pas dans les tours, » tempéra-t-il. « Et est-ce qu'il...ah, les voilà. »
Deux silhouettes firent leur entrée à cet instant — suivies de près par celle, plus massive, de Karadec. L'une était masculine, c'était celle de Rasmus ; plutôt à tendance maigrichonne et de longs cheveux noirs qui lui tombaient dans les yeux avec un air morose qui évoquait le vampire reconverti. L'autre, c'était celle de Marie, — plus petite, courts cheveux bouclés, air de mécanicienne et un épais rouge à lèvres provocateur. Hawthorne eut un vague geste de monsieur loyal.
« Je vous présente Mademoiselle Vaillette et monsieur Hiljainen, » lâcha-t-il à l'adresse du couple. « Ils font partie de l'équipe. — Rasmus, mets-toi à côté de Charles, c'est le plus jeune ici, pour lui montrer ce qu'il faut faire. » Ajouta-t-il — pour le medium, cette fois. Rasmus fit la moue.
« On a pratiquement le même âge, » marmonna-t-il.
« Oui, mais toi, dans ta tête, tu es un retraité. » Répliqua Hawthorne. « Allez, hop. Exécution. — T'as pas trouvé Soledad ? » Karadec secoua la tête. Il articula discrètement quelque chose qui ressemblait à je crois qu'elle boit de l'alcool en déterrant des cadavres dans un cimetière. Ceci était à peu de choses près ce que ladite Soledad appelait un lundi, aussi ça ne parut pas une seule seconde suspect pour Hawthorne qui soupira seulement.
« Bon. Où on en était, déjà ?
— Je me demandais — il est fils unique, ce petit Jérémie ? » tenta Charles sans aucune transition — il offrit un sourire gentil à tout le monde en espérant sincèrement n'avoir pas empiété sur leur terrain de chasse. Armande Vuillemin hocha la tête.
« Oui, exactement.
— Trop bien ! Vous pourrez économiser pour lui acheter un poney, » marmonna Hawthorne, cynique, avant de se reprendre un coup de coude crispé de la part de Karadec. « Enfin, bref. Vous avez déjà contacté un prêtre indépendant ? »
Honoré fit la moue. « ...Un prêtre indépendant dans la mesure où son supérieur hiérarchique est une entité toute-puissante, » corrigea Hawthorne avec un soupir lourd.
« Non. Vous sembliez les plus...adaptés à la situation, » avoua Armande.
Rasmus, qui s'était donc assis à côté de Charles avec un air de totale mauvaise volonté sur le visage, ne put réprimer un imperceptible sourire dont l'amplitude se mesurait pratiquement au nanomètre. Derrière le rideaux de cheveux noirs et pas forcément incroyablement propres, ça revenait à observer un acarien trébucher, mais Charles avait cette capacité remarquable à voir tous les sourires — aussi infimes soient-ils — et celui-ci n'échappa pas à la règle. Néanmoins, il y avait un monde entre voir sourire Rasmus Hiljainen et devenir son meilleur ami. (Monde dont Charles était absolument inconscient, il fallait bien l'admettre.)
Les Hiljainen avaient toujours compté comme de fidèles membres du Département, au point où les enfants n'avaient que rarement le choix de rejoindre ce dernier une fois adultes. Ça avait convenu à Rasmus. C'était, au fond, comme rallier l'entreprise familiale ; et le collectivisme chevillé au corps dont faisait montre la tribu Hiljainen l'avait élevé dans l'idée d'apporter sa pierre à l'édifice.
...Néanmoins toutes ces belles réflexions furent totalement perturbées par une tentative parfaitement innocente de Charles pour sociabiliser :
« ...Tu veux un petit concombre ? » proposa-t-il avec espoir, ainsi qu'un grand sourire comme un quartier d'orange.
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¹Surnom de l'époque du poste de radio Philips 930A, très répandu et populaire.
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