IIX. 𝚄𝚗𝚎 𝚙𝚎𝚛𝚖𝚎𝚒𝚛𝚎 𝚊𝚙𝚛𝚙𝚘𝚌𝚑𝚎 𝚍𝚎 𝙵𝚛𝚎𝚍𝚛𝚒𝚔𝚜𝚜𝚘𝚗
IIX.
Le monde puait comme un parfum de tempête.
Silas Karadec, assis sur une petite chaise dans un coin de la pièce, le dos voûté, semblait à peine oser regarder le moignon vacillant du tungstène en incandescence — dont la boule de lumière venait à peine à son visage. Il semblait pensif, craintif presque. C'était dans sa nature ; Karadec n'était pas un intrépide.
C'était un homme qui quittait doucement la quarantaine, le visage doux et rond comme une drôle de pleine lune et deux petits yeux inquiets en couleur de bleu vif. Silhouette massive et rondouillarde, de très courts cheveux noirs — dans la demi-pénombre quelques traits fébriles de son visages se creusaient en sillons. Il ne faisait pas de bruit, assis presque coupable sur sa petite chaise trop menue pour lui.
...Silas Karadec regardait ses pieds, et au loin une horloge égrenait les secondes.
Né en 1883 dans le canton de Callac, l'homme — de nature douce, discrète et attentionnée — s'était tout naturellement tourné vers les ordres ; je dis « naturellement » car c'était ce que ses frères avaient laissé entendre ; qu'il ne pouvait pas se battre — qu'il était trop faible pour tout le reste. Ceci n'ayant aux yeux de Silas pas grand lien avec quoi-que-ce-soit puisqu'il était à peu près certain qu'il n'existe aucun rapport entre le fait d'être boulanger et détruire des visages à la savate française, ...mais que voulez-vous, il était en infériorité numérique. Il avait donc passé la soutane avec la soumission grégaire et pas difficile de celui qui n'a plus grande considération au sein de sa propre fratrie, et —
« Karadec. »
L'homme sursauta, si tant est qu'une masse pareille puisse sursauter. Karadec assumait effectivement un certain surpoids mais l'effet venait surtout de la carrure que ses airs d'ourson parvenait à cacher ; le tout donnait par moment la sensation d'avoir devant soi le géant le plus pacifique (et moelleux, il fallait le dire) que la terre ait jamais porté. La chaise eut un petit grincement alors qu'il détachait les yeux de la lourde lampe pour se faire à l'obscurité — l'entrée de la pièce à vivre se découpait en béance comme une gueule de canon, un épais rectangle de velours noir sur une toile de pénombre. Une silhouette se brouilla en nuances d'indigo, leva une main apaisante. Les épaules du recteur s'affaissèrent de soulagement ; l'air légèrement voûté, une mine agacée qui se dessinait dans l'obscurité et cette lourde canne sur laquelle le tout s'appuyait — il l'aurait reconnu entre mille.
Quincey Hawthorne émergea de l'ombre comme on émerge des eaux noires d'un marécages, avec sur la figure l'air renfrogné-quoi-que-pas-méchant qu'il avait la plupart du temps ; puis se laissa tomber lourdement sur une des chaises attenantes. Il semblait presque vidé, loin de cette énergie un peu chaotique de vieux ronchon sarcastique qu'il avait habituellement. Ça arracha un frisson à Karadec ; ça faisait si longtemps qu'il ne l'avait pas vu comme ça.
« ...Hawthorne ? » fit-il, à mi-chemin entre de l'inquiétude et un appel sincère. Ledit Hawthorne eut un geste négligent de la main, complètement avachi sur sa chaise comme un vieux coton-tige sec, — avant de tirer de sa veste un petit carnet. « Regarde ça. Même si je crois que tu sais de quoi il s'agit. »
Il le posa sur la petite table, entre eux, — et le poussa vers le recteur.
Karadec avala sa salive.
Oui, il savait de quoi il s'agissait.
C'était indéniablement un petit carnet — du moins, un objet de forme vaguement pavée, reliée de cuir et scellée par un épais fermoir évoquant une lourde roue de cuivre ; sur laquelle on pouvait lire tout un tas de lettres et de chiffres gravés avec soin. Karadec jeta un regard de confirmation à Hawthorne, puis tira l'objet à lui et en éprouva délicatement la souplesse. N'eut-ce été l'espèce de serrure à combinaison de coffre-fort qui en ornait la couverture, ça pouvait presque ressembler au journal intime licorne d'une petite de huit ans (quoique ; dont les goût tendraient nettement plus vers une esthétique sombre).
Karadec n'avait même plus envie de l'avoir en main. Il abaissa le carnet, le reposa soigneusement sur la table, avec une lenteur presque religieuse.
« Oui. C'est — c'était le journal de...de Fredriksson.
— Ben, ouais. Et tu sais où je l'ai trouvé ?
— Non, où ? » fit poliment Karadec.
« Dans la chambre de Fredriksson, » répondit Hawthorne d'un air mauvais.
« ...Dieu du ciel.
— Je plaisante pas ! » répliqua Hawthorne à voix basse. « Non mais, regarde-moi ça ! Moi, j'ai juste un cahier moche et je m'applique pas pour écrire dedans et c'est suffisant pour que personne ne soit assez motivé à me relire. Et je suis chasseur de vampires, » insista-t-il. « Tu trouves ça normal qu'il — que son journal soit plus sécurisé que...que la Réserve Fédérale de New York ?
— Il...était tout de même exorciste, » fit Karadec, peu sûr de son coup. Fidèle à lui-même, Hawthorne roula si haut des yeux que son collègue eut peur qu'ils tombent de leurs orbites.
« Et moi, je suis boulangère !
— Non mais, il était vraiment exorciste, » insista doucement Karadec. « Je veux dire, vraiment. On a travaillé ensemble, tu te souviens ?
— C'est pas ce que je voulais dire, » soupira l'autre. « Je veux dire — ça ne colle pas. S'il n'avait rien à cacher, pourquoi avoir un tel carnet ?
— S'il avait quelque chose à cacher, pourquoi l'écrire dan un bête carnet ? » releva doucement Karadec. Hawthorne lui agita un index agacé sous le nez.
« Arrête d'être pertinent, toi. » Marmonna-t-il. « Le carnet est scellé par un code. »
Karadec posa patiemment ses coudes sur la table, comme pour écouter plus attentivement son collègue — et supérieur non officiel —. « Bon ; mettons, » concéda-t-il. « Et tu as fouillé dans sa chambre. » Le regard bleu du prêtre se perdait régulièrement sur la couverture du carnet, comme si une partie de lui-même mourait d'envie de pouvoir l'ouvrir. « Ça fait trois mois que Fredriksson est — décédé — » il prit une profonde inspiration — « ...tu ne veux pas donner une petite longueur d'avance au, je ne sais pas, ...respect de sa mémoire ? » il toussota ; Karadec n'était pas un grand habitué du sarcasme mais ce genre de choses lui tenaient à cœur. Hawthorne fit une mine de chat trempé.
« Karadec, je vais te faire un rappel des événements, » reprit-il, vexé. « Fredriksson, bon, euh, il nous quitte. En farfouillant parmi la soit-disant "bonne demi-douzaine de ses apprentis superdoués", on lui découvre un seul disciple. Le gars est, quoi, déjà ?
— Il a une licence ès lettres et a rédigé un mémoire sur les influences du folklore régional dans la littérature française du XIXe siècle, » répondit tac-au-tac Karadec comme un élève interrogé devant toute la classe. Puis, il digéra une petite partie de la phrase et marmonna : « ...mais Natanael n'aurait jamais dit "bonne demi-douzaine de ses apprentis superdoués".
— Voilà, » approuva Hawthorne qui n'avait n'importe comment rien entendu. « Un seul disciple alors qu'on s'attendait à la naissance d'une petite secte, c'est déjà pas terrible. Mais là ! Ça dépasse le tout — je ne comprends p — »
...Karadec venait de lever le doigt devant lui comme pour le faire taire poliment — le plus incroyable pour le prêtre sembla être, d'ailleurs, bien plus le fait qu'Hawthorne s'était effectivement tu que le reste ; Karadec ouvrit de grands yeux et parut sur le point d'examiner sur index pour vérifier s'il n'était pas doté d'un super-pouvoir, avant de réaliser que, lorsqu'on interrompt quelqu'un, on parle ensuite, ...surtout s'il tenait à son travail. L'homme se racla alors la gorge d'un air très gêné et tenta de récupérer toute la confiance en lui qu'il avait (ce qui ne faisait pas beaucoup).
« Je...je t'arrête tout de suite, » osa-t-il. « Verrais-tu Fredriksson manigancer quoi-que-ce-soit ?
— Ben, oui. Justement.
— ...Je vais faire comme si je n'avais rien entendu. Verrais-tu Charles Touradon manigancer quoi-que-ce-soit ? »
Hawthorne fit la moue, se carra lentement dans le dossier de sa chaise avec une mine de mauvaise volonté. Après quelques secondes, il concéda dans un marmonnement mauvais joueur :
« Ben, non. » Admit-il. « Ma grand-mère est plus suspecte que lui.
— Voilà. » Karadec s'adossa de nouveau à sa chaise, l'air soulagé ; comme s'il venait enfin de retirer une mauvaise idée du cerveau d'un ami — et c'était probablement ce qui s'était passé, à vrai dire —. « Écoute, Fredriksson n'a pas pu prévoir sa mort. Il en était... » bon sang ! Pourquoi sa voix ne pouvait-elle pas s'empêcher de trembler comme ça ? « ...très loin quand c'est arrivé. Peut-être qu'il n'a pas pu former Charles correctement. Pourquoi est-ce qu'on ne le prendrait pas comme la nouvelle recrue dont on avait besoin ? On forme tous nos membres, de près ou de loin, après tout —
— Non. Soledad était déjà formée quand elle est arrivée, » ronchonna Hawthorne en croisant les bras comme un enfant mécontent. Karadec soupira.
« C'était une façon de parl — »
Clic.
Fiat lux, et facta est lux.
Karadec cligna des yeux alors que la lumière rouleboulait dans la petite pièce comme en avalanche ; la petite lampe à incandescence rougeoya vivement, avant de donner une épaisse clarté. Seul Hawthorne eut la présence d'esprit de cacher vivement le carnet dans son dos (ce qui reste entre nous le geste le plus suspect à faire) avant d'afficher son meilleur sourire et de se tourner vers —
« Euh, hum —
— Charles, » lui glissa Karadec à voix basse. Hawthorne lui adressa discrètement un petit pouce en l'air de gratitude et s'exclama d'une voix forte : « Charles ! On...parlait justement pas de toi, » avant de tenter un second sourire crispé censé donner du poids à ses paroles.
Heureusement pour lui, Charles était à l'équivoque de conversation ce qu'un piéton est à un Airbus A321 : ...ça faisait du bruit et ça lui passait absolument au-dessus de la tête. Aussi lui rendit-il son sourire, le doigt encore sur l'interrupteur, sincèrement heureux de voir qu'on était content de le savoir dans le coin.
« Ne restez pas dans le noir comme ça, ça va vous abîmer les yeux, » conseilla-t-il joyeusement comme sa mère le faisait si souvent pour lui — Charles avait toujours aimé prendre soin des autres parce que ça lui semblait la meilleure chose à faire pour se faire des amis, ce qui est donc, de fait, ...une activité sympathique. Il finit par se planter là où il était et pointa l'entrée du bâtiment du pouce, derrière lui :
« Sinon, je viens parce qu'un couple vient de frapper, » expliqua-t-il. « Je fais quoi ?
— Tu leur demande leur nom avant de les faire entrer, » répondit Hawthorne. « On sait jamais. C'est peut-être des entités démoniaques. » Karadec se pinça discrètement l'arête du nez et glissa à voix basse à son collègue :
« ...Ça ne sont jamais des entités démoniaques.
— "On sait jamais", j'ai dit. » Charles eut un petit sourire mal à l'aise.
« Oh. Parce qu'en fait, ça me semblait logique de les faire entrer, alors, ben, je l'ai déjà fait. » Il tenta un sourire plus franc cette fois (et, admettons-le, légèrement fier de lui) : « ...je leur ai donné des petits concombres ! Pour patienter. Ils ont l'air vraiment remués. »
Hawthorne soupira.
« ...Bon. Karadec, fais-moi penser à ajouter les petits concombres au protocole officiel d'accueil, » lâcha-t-il finalement.
Il se redressa de sa chaise, l'air morose.
« ...Quand 'faut y aller, 'faut y aller. »
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