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I. 𝙻𝚒𝚐𝚗𝚎 𝚍𝚎 𝚏𝚎𝚞

Décembre 1914.

Tranchées de Champagne. Secteur de Perthes-lès-Hurlus.



Une explosion sourde ébranle le boyau comme une chute de monde. Un flash de noir sur noir. L'homme tousse. Bordel L'odeur déflagre, ruisselle sur les parois comme les morceaux d'un puzzle éclaté. Il titube. La boue engloutit ses bottes, les aspire vers le fond comme des — BLAMmerde ! Le boyau s'enfonce dans le noir comme des cercles de kaléidoscope. Il ne sait plus d'où viennent les explosions et elles éclaboussent des mouches de lumière à chaque sursaut, là, derrière ses paupières.

Plus de trois mois. L'odeur de chiasse et de gaz moutarde et de putréfaction prend à la gorge, se faufile dans les narines et y laisse une prise presque physique de brûlé et de mort. Il progresse, pied après pied, devine dans le noir des silhouettes inertes, le regard vitreux et le dos voûté pour ceux qui le peuvent encore. Il fait noir. Le boyau reliant l'abri des officiers à la ligne de feu s'enroule sur eux comme l'intestin grêle d'un horrible monstre. L'homme est grand, de physionomie lourde ; il tangue à chaque pas dans l'espace réduit comme un bateau ivre. BLAM. Ceux qui en ont l'esprit sursautent brusquement. Ils sont tous coincés dans cette énième étape de digestions, engloutis par la terre, et sous les éclats d'o —

« Mon père ! »

L'homme se retourne, le souffle court. Celui qui a parlé est un soldat, à peine un gamin. Il a le visage creux et des grands yeux usés cerclés de cernes épais. La boue et l'odeur de mort lui recouvrent le visage, y trace une carte du monde. Ça colle et ça pue. Il a une plaie sur la joue, superficielle mais vilaine. Il ne tient pas vraiment debout. On devine à peine sous la bourbe le bleu horizon de son uniforme.

« ...Soyez prudent, » souffle-t-il. « Les mitrailleuses boches ont une vue dégagée... »

L'homme hoche la tête. Bon sang, ça n'est qu'un gosse. Du coin de l'oreille, il perçoit une énième explosion, qui se fond salement dans l'acouphène ambiant comme un animal mort dans des sables mouvants. Il voit le gamin sursauter. Ça lui brise le cœur. Ils vont tous finir fauchés, nets, ...et il ne restera que des cendres.

Sa main se glisse dans la poche de sa capote bleue, comme pour y chercher quelque chose, n'importe quoi — la seule chose qui le distingue des autres reste la croix rouge ostentatoire cousue sur son bras gauche ; la marque de l'aumônier militaire — ses doigts rencontrent le cercle froid et encore inachevé d'une petite bague en acier de shrapnel. Rien d'autre. Blam. Lui aussi sursaute, serre les dents. L'odeur est atroce. Parfois des flashes de l'avant jaillissent devant ses yeux, mais il ne faut pas y rester. C'est constant, le bruit, l'odeur, le danger, et — lui-même a ce voile sur ses yeux bleus qui les rendent presque morts.

« C'est promis. » Il ne reconnaît pas sa voix. Son étole est enroulée sous son manteau et peut-être que par là il tente de la protéger. Un froid mordant givre la boue retournée qui se mélange au sang et aux excréments humains ; les ombres sont omniprésentes. Il ne sait même plus vraiment ce qu'il fait ici. Aider au moral des troupes, peut-être. Dans sa sacoche les hosties consacrées et l'huile d'extrême-onction pèsent une tonne de poids mort. Ça fait bien longtemps qu'il se sent plus sale encore que l'enfer des tranchées. Sourire. Les aider à rendre leur dernier souffle. Mais qui va leur tendre la main ?

« ...Promis » répète-t-il dans un souffle, avant de péniblement reprendre sa progression. Merde ! Ses bottes s'avalent dans la terre, il doit lutter pour les en dégager. La boue gelée et le vacarme monotone ricoche dans le boyau pour en arracher tout le sens. Parfois il enjambe des membres, bleu sombre ou horizon et parfois le tissu garance des pantalons du début de conflit, couleur sale et mort et chiasse aussi, et personne ne bouge, et les regards sont vides, et tout l'air aspire ce qu'il reste d'humain dans l'espace. Il halète. Parfois l'oxygène souillé semble s'échapper de ses lèvres et il ne reste que l'acide et le brûlé.

Une grosse fleur de boue déflagre à l'horizon du parapet, au loin. Tout son monde tremble. Ça fait trop longtemps. Il se signe d'une main qui ne sait plus rien de la foi.

« HOLY SH... »

...Son cœur rate un battement.

Il se redresse, brusquement, et un froid qu'aucun décembre dans les tranchées ne pourra jamais reproduire lui gicle dans les os. Oh non, non, non — il accélère. Cette voix, il la connaît ! Oh, pitié, non — pas lui —

Ça vient du no man's land, à plusieurs mètres de là, au-dessus, en plein dans l'Enfer. Cette voix, ce cri de douleur — il sait à qui ils appartiennent. Son souffle se raccourcit, l'oxygène infecté lui brûle les poumons. C'est —

« Quincey, » souffle-t-il d'une voix rauque.

« Père Karadec ! »

Il se retourne. L'homme qui vient de parler n'est pas un inconnu ; l'adjudant Borchert du 132ᵉ régiment se tient dans le tranchant de l'ombre du boyau, à moitié dévoré par l'obscurité. Ça explose, derrière. Une déflagration arrache une grimace à Silas mais l'autre ne bronche pas. Il a de la boue sur le visage et le regard de qui a perdu trop de gens pour en sacrifier un seul autre. Sa capote est pleine de terre. Il semble revenir de l'Enfer sur terre.

« Mon père, je vous interdis de faire un pas de plus. » Reprend son supérieur d'une voix sourde. « Il est foutu. C'est une consigne du capitaine ; personne ne sort sans ordre, pas même vous.

— Je — je ne peux pas le laisser, » proteste Karadec d'une voix faible. « C'est...c'est mon ami. Je ne peux pas...

— Vous êtes sous mon autorité. Et vous êtes aumônier, pas soldat. Je vais demander au lieut — »

BLAM.

Silas sursaute, serre les dents, ...et se rue sur le parapet.

Il a de la boue sur le visage, — une épaisse giclée de fange glacée qui lui rentre dans les yeux, mais il escalade, se hisse à la surface, sur ce paysage quasi-martien où une fumée épaisse bloque le soleil dans une obscurité presque volcanique. Il n'y voit rien. « Père Karadec ! » Pour peut-être la première fois de sa vie il désobéit. Ses muscles lui font mal. Il a froid. Un tremblement violent lui agite les épaules.

La cour martiale. Les balles qui sifflent au-dessus de sa tête comme des oiseaux de nuit, et le son incessant des shrapnels qui découpent la grosse masse du monde, et le vacarme, et les cris. Et puis — Quincey. Il a peur. Il s'avance, il court, il sent un goût de sang dans sa bouche. BLAM. Le bruit s'incruste dans son cerveau comme à la grenade. Il se jette à terre. Ça pue. Il sent son corps trembler sans pouvoir le contrôler. La boue du no man's land lui rentre dans les os, pleine de sang et de fange. Un mètre. Deux mètres.

« Quincey ! »

Il l'a dit presque dans un souffle ; il reconnaîtrait la silhouette mince de son ami par cœur. Il est là, recroquevillé prêt d'une écume de barbelés, et il hurle en pleurant parce que ses mains sont rouges et il se tient la jambe et il fait si froid et si sombre et —

« Je suis là. Je suis là. Tout va bien se passer... »

Quincey Hawthorne se redresse, à peine, l'air soudainement outré malgré la douleur. « Silas ! » Un grondement de tonnerre déchire la terre. « Espèce de con ! » jure-t-il entre ses dents, presque à voix basse. « Rentre avant de te faire tuer !

— Tais-toi, » souffle Karadec. Il voudrait ne pas avoir tellement envie de pleurer. BLAM. Ça pourrait être eux, lorsque les obus explosent, et soulèvent des morceaux de boue et d'homme dans de grandes gerbes presque hémorragiques qui jaillissent de la terre elle-même. Silas sursaute. Il serre si fort son étole contre lui, parce qu'il a peur, qu'il est gelé d'angoisse. BLAM. Il sursaute brusquement. Ça pourrait être eux. « Tas-toi...

— Si tu ne t'en sors pas, » gémit Hawthorne en se tenant le genou, « Fredriksson va m'empoisonner, je préfère éviter —

— Je ne vois pas pourquoi tu dis ça » rougit Karadec. « Maintenant, chut. S'il te plaît, tais-toi, je — BON D — »

C'est brutal. Une douleur vive et pulsante qui lui lacère le dos alors qu'une pluie de terre et de sang tombe depuis le ciel, d'abord comme une vague de froid et d'adrénaline — puis une percée aiguë. « Les barbelés ! » grogne Hawthorne. « Attention, ils sont — » Silas tente de se décrocher. L'acier galvanisé lui glace la peau, creuse comme des marques de crocs dans son dos, et — « ...ça va. Ça va aller... » Des aiguilles. Il serre les dents. Ça n'est...rien de grave. « Je te ramène aux brancardiers... »

BLAM.

Silas se bouche les oreilles, comme par réflexe.

C'est trop

Quelques minutes encore

BLAM

BLAM

Blam

1936, Troyes.


La petite rue Paillot de Montabert s'entrecroisait des buées des promeneurs, étendant dans le froid de décembre les lourdes silhouettes des maisons à colombages où même le soleil perçait à peine d'une drôle de couleur ocre-givre. Il faisait froid ; un épais gel hivernal sinuait entre les pavés, commençait à ronger le pied des habitations. Au 17, la façade ancienne du Recoin des Tricasses ne payait pas plus de mine qu'à l'habitude — un lampion déversait une lumière jaune sur le torchis, la peinture grise s'écaillait, et puis il courait sur le mauvais bois des colombages la clarté sourde de quelques lampadaires électriques. L'enseigne usée annonçait un café, pendouillant au-dessus de la grosse porte massive à judas grillagé. Un type passa, souffla dans l'air froid un rayon de buée. Décembre s'enfonçait et il faisait mieux rester à l'intérieur.

« Messieurs, toutes les mises sont-elles engagées ? »

À l'intérieur, le Recoin des Tricasses affichait toujours son éternelle pièce enfumée, un petit tripot malsain aux grosses tables de bois, où les poutres au plafond s'entrecroisaient comme les toiles fossilisées d'une araignée monstrueuse. L'endroit était bas, étouffant — peu de lumière en perçait la brume. Sur les murs, des affiches chiches annonçaient çà et là un bal populaire au profit des ouvriers en grève ou un combat de boxe régional. Peu de lumière perçait dans l'atmosphère suffocante ; à plusieurs endroits reposaient des cruchons à moitié vidés de piquette auboise ou marnaise ; mais ce qui nous intéressait concernait le jeune homme au sourire éclatant qui se trémoussait d'excitation sur son tabouret haut. Attablé au comptoir, devant un paquet de cartes soigneusement sorti de sa boîte, il faisait face à une poignée de silhouettes dont les yeux ne se détachaient pas du jeu.

« Pas de triche, Hennefer. On te regarde, » grogna un des participants. Le jeune homme leva les paumes avec un grand sourire angélique — il avait de grandes mains, nerveuses et minces et souples comme celles d'un pianiste, où les os parfois se devinaient par transparence tels les muscles d'un fauve.

« Pas de souci. Promis, vous me connaissez, » lança-t-il d'un air parfaitement innocent.

C'était un garçon mince, à la drôle de physionomie de courant d'air — le visage plein de lumière et fendu d'un grand sourire un peu de travers qui évoquait presque celui d'un très jeune enfant. Les yeux bruns étaient légèrement bridés, quoiqu'il fallait s'y reprendre à plusieurs fois avant d'en faire l'observation ; les cheveux noirs avaient été rasés très près du crâne, et un sourcil était barré d'une discrète cicatrice. Il portait un gilet vert par-dessus une chemise de couleur indéterminée, et surtout, ...il semblait terriblement surexcité d'être là.

L'homme en face lui jeta un regard dubitatif, mais ne commenta rien. « Coupe, » ordonna-t-il.

Le jeune homme s'exécuta. Un bruissement quasi-oiselé et les cartes se mirent à voler l'une à la suite de l'autre, parfaitement brassées, de main à main, comme un drôle d'accordéon flou —

Fausse coupe¹.

Mélange, mélange, mélange.

Que tu crois !

Le jeune homme adressa un grand sourire angélique à l'assistance. « Messieurs ? » lança-t-il joyeusement. Les cartes ruisselaient entre ses doigts comme un torrent de soie — « deux cartes pour le banquier, deux pour le joueur. »

Second deal.

Les cartes volèrent, face cachée, s'abattirent comme des oiseaux devant chacun des cinq participants. Qui ferait tricher des colombes ? L'épaisse fumée du tripot clandestin s'estompait comme des marques d'aquarelles, une épaisse brume qui ne permettait plus d'y voir à trois mètre. Encore, au loin, distinguait-on à peine l'ogive blafarde des petites fenêtres. Il faisait presque nuit dans le Recoin des Tricasses. Une femme, la seule parmi les participants, consulta ses cartes d'un geste élégant et adressa un clin d'œil au dénommé Hennefer.

« Hé bien, monsieur, si vous trichez, vous savez au moins comment me faire plaisir aux parties de baccara, » plaisanta-t-elle. Le garçon rougit, avant de s'éclairer d'un sourire grand comme un quartier d'orange.

« Ce qui vous fait plaisir me fait plaisir, madame Lafarge, » rétorqua-t-il malicieusement. « Combien ? »

Elle abattit ses cartes. « Huit.

— Six.

— Cinq.

— Neuf naturel » s'extasia Hennefer en étalant ses cartes devant lui d'un geste grandiloquent. « Je gagne. La banque saute ! On dirait bien que votre chance —

Louen ! »

La voix féminine qui perça les ombres enfumées fit relever la tête à Hennefer ; à peine chuchotée, elle avait pourtant cette atmosphère de reproche qui lui arracha un battement de paupières. Une rumeur agacée agita la petite assemblée. On avait commencé à verser les consommations.

« Une admiratrice ? » demanda Madame Lafarge en avisant du coin de l'œil la silhouette irritée qui se tenait, poings sur les hanches, en haut des petites marches du tripot clandestin. À vrai dire il était à peu près certain qu'elle n'était pas là pour rejoindre leur jeu. D'ici elle ressemblait à un genre d'apparition au milieu des brumes ; les discussions s'étouffaient autour d'elles, écrasées par le plafond étroit. Ça sentait la fumée de gitane et la crapule.

Le visage d'Hennefer s'éclaira. « Plus que ça, » souffla-t-il. « Messieurs...

Dames, » corrigea Lafarge. Hennefer lui adressa un petit salut, portant deux doigts à sa tempe.

« ...Je vais devoir vous laisser en plan. Le devoir m'appelle, » plaisanta-t-il.

« Et le devoir a deux mots à te dire, » lâcha la voix féminine en tapotant du pied d'impatience.

« N'oublier pas vos gains, » grommela un des participants. Le jeune homme s'illumina d'un grand sourire malicieux, avant d'empocher précipitamment les quelques billets qui avaient été déposés sur le bois crasse du comptoir. « Pour rien au monde ! » rigola-t-il. « Gardez les cartes. Allons, à plus tard — »

...Il eut à peine le temps d'exécuter sa révérence que la silhouette de femme le saisit par la main, avant de le tirer dans l'obscurité, englouti par les brumes, ...vers la sortie du tripot.

« C'est illégal. »

Marie relâcha enfin la main de Louen alors qu'elles regagnaient l'angle de la rue Charbonnet. Les yeux très bleus de la jeune femme semblaient crépiter, presque d'un soudain gris de tempête — elle ne la regardait pas en face mais Louen les connaissait par cœur, ces yeux. Une courte boucle auburn s'était échappée de son vieux bonnet marin, et elle traçait un serpent sur sa mine revêche, et creusait le début de cernes que Marie s'était faits en travaillant, tard, sur une de ses dernières machines. Elle avait une trace de suie sur la joue et Louen se concentra très fort sur ce qui venait de s'écrire en lettre de feu dans son esprit : n'essuie pas la trace de suie sur sa joue.

« Non. C'est drôle, » protesta Louen en louchant légèrement sur ladite tache de suie. « Personne ne fait jamais de descente au Tricasse !

— T'en sais rien, Louen ! » Marie enfonça fermement ses mains dans ses poches, les épaules légèrement voûtées, — jeta un regard bouillonnant à sa collègue. « C'est la loi. Les jeux d'argent clandestins, c'est vietato, forbidden, prohibido, verbotenil va falloir le dire en quelle langue ?! Et vu comme tu t'amuses avec ça, en plus de l'amende de mille francs, t'es dans la ligne de mire pour les six mois de prison ! C'est ça que tu veux ?! »

Louen connaissait les yeux de Marie et ils cachaient un reflet de larmes. Elle savait qu'elle ne le laisserait pas paraître ; Marie ne pleurait jamais. Elle traçait en couleurs noires de la colère et des reproches et elle essayait de cacher toute l'eau. Ça n'était pas de la rage. C'était de l'inquiétude.

« Qu'est-ce que tu regardes ? » râla Marie.

« 'Rien. » Louen se redressa discrètement en essayant de la regarder un peu moins droit dans les yeux comme le ferait un lapin pris dans les phares d'une voiture. « Rien du tout.

J'veux pas que tu ailles en prison pour rien. »

Marie s'arrêta net, faisant volte-face vers sa collègue comme pour la forcer à lui faire front. Dans le froid de décembre sa silhouette mince de mécanicienne traçait comme un récif dans la brume hivernale. Elle avait retroussé les manches de son gros bourgeron râpé, cradingue de suie, et une très légère veine partait de son poignet, courait sous la peau pâle jusqu'au coude — là où s'esquissaient une volée de taches de rousseur. C'était ce genre de détails que Louen remarquait toujours. Elle avait des mains comme un miracle de mécanique.

« Louen Yang-Hennefer. Regarde-moi. »

La jeune femme releva les yeux, croisa ceux de Marie, très bleus, comme une tache de lumière électrique sur le visage revêche, et confirma d'une voix étranglée :

« ...Je te regarde.

— Tu prends des risques. Vraiment beaucoup. T'es une femme, qui arnaque des hommes riches et qui se croient très intelligents.

— Je croyais que tu aimerais le concept.

— J'adore le concept, » admit Marie avec une grimace. « Vraiment. Si je le pouvais, je t'accompagnerais partout. Mais je supporterais pas s'il t'arrivait quelque chose.

— Ils ne peuvent rien me faire, » protesta faiblement Louen. « Mes doigts vont trop vites pour eux...

— Je sais ! Et, oh, bon sang, qu'est-ce que tu es douée en illusionnisme, » concéda Marie — et ses yeux eurent un imperceptible reflet de lumière, de ceux que Louen mourait d'envie de provoquer à chaque seconde qui passait. « Mais imagine, si ça tourne mal ? Pourquoi tu ne te produis pas, je ne sais pas, sur une petite scène d'un café sur les bords de Seine, ou même à la Madeleine, un jour ? » Une ombre d'inquiétude lui passa sur le visage. Nom de — qu'est-ce qu'elle avait les yeux bleus ! « Tu en as totalement le potentiel. Ça sert à quoi, l'arnaque derrière ?

— L'argent ? » proposa hasardeusement Louen d'une voix presque faible.

Marie la dévisagea, quelques secondes.

« ...Non. Non, c'est autre chose, » devina-t-elle. « Tu es le genre à vivre pour le pied-de-nez. Pour jouer sur les apparences, faire voler les cartes et partir en rigolant. » Elle soupira. « Mais je ne veux pas que tout ça finisse mal. Tu mérites mieux que l'illégalité. »

Louen resta là, debout, un peu plantée là maladroitement comme si elle n'avait plus rien à dire. Marie était la seule à lui enlever toute sa gouaille d'un seul mot, d'une seule fréquence vocale, comme un tour de magie. Elle ne réalisait peut-être pas son pouvoir jusqu'ici — il lui fallut un peu de temps pour se souvenir des pavés sous ses pieds, du soleil qui déclinait entre les maisons étroites comme un roulement de jaune d'œuf. La jeune femme finit par ouvrir la bouche, ...mais ne parla pas tout de suite.

« Je vais...faire un effort, » lâcha-t-elle.

C'était vrai. Elle le voulait vraiment ; l'adrénaline et la fièvre de la triche n'aurait plus vraiment de saveur si elle savait Marie inquiète. Avec espoir, elle baissa les yeux vers sa collègue, et constata un peu plus de lumière dans les siens, un peu plus de confiance, aussi. Ça mit comme une bulle de chaleur dans le cœur de Louen.

« Promis ?

— Promis. »

Marie eut un sourire. C'était de ces sourires discrets, rouge comme une cerise, qu'elle n'adressait pratiquement qu'à Louen. Comme un petit trésor.

« Alors rentrons à la maison. Hawthorne va encore s'inquiéter, » lâcha-t-elle doucement.

 La brume venait des quais et s'enroulait peu à peu contre les façades, noyant l'hiver Troyen d'une drôle de nappe blanche. Louen le pensa : après tout, qu'est-ce que cette vie est belle.

...Les semaines à venir ne pourraient malheureusement que lui donner tort.

5 rue Champeau, Troyes, décembre 1936.



« Toujours attention à la marche.

— Je sais, je sais — »

Un bruit net et sourd de cognement ponctua ces paroles.

« ...Aïe.

— ...Et au chambranle aussi, » poursuivit la voix légèrement bougonne. « Il va falloir que tu maîtrises tes poussées de croissance avant de ne plus passer les portes. »

Un grognement vexé résonna derrière lui, et cela arracha un sourire au premier homme. La trentaine peut-être, de longs cheveux aile-de-corbeau hasardeusement ramenés pour lui dégager — à peine — le visage ; la figure était pâle, les yeux gris et clairs et cerclés de noir ; assez maigre aussi, une mine revêche dans un vieux manteau sombre. Il fit un pas à l'intérieur, franchit la légère marche de grosse pierre avant de s'enfoncer dans le hall minuscule du 5, rue Champeau.

« Hall » était un bien grand mot — dans les faits le tout évoquait bien plus un minuscule recoin étriqué, à peine décoré d'un vieux meuble fourre-tout en bois ancien où reposaient des clefs, un dé à coudre et un petit éléphant en céramique. Les ombres y dégoulinaient de la même manière qu'à l'habitude si bien qu'elles semblaient presque bruisser quelque chose.

...Derrière lui, la silhouette mince d'un adolescent lui emboîtait le pas, se frottant le front d'un air mécontent.

« Je ne maîtrise pas ce genre de choses, » protesta le garçon. Son aîné eut un imperceptible sourire, avant de presser le commutateur.

« Allez. Fiat lux et pas de discussion, » Plaisanta-t-il, alors que dans un déclic une lumière jaunâtre sourdait doucement dans le petit réduit, diffractant presque comme par convection jusqu'au vieux salon obscur. Elle ricocha contre les murs de papier peint désuet, les premières marches d'un escalier de bois, sur la gauche. L'endroit sentait l'occulte, le renfermé et le sapin. L'adolescent tendit le cou vers la porte dudit salon, à droite, avec comme une mine d'inquiétude.

« Ils ne sont pas encore rentrés ? » demanda-t-il d'une petite voix. Aux pieds du garçon, un tout petit chien noir et gris agitait la queue, l'air simplement très content d'être là.

« Chsais pas. Demande ? » L'autre accrochait son manteau ruisselant de givre fondu à une patère. « François bouge pas trop d'habitude, ça m'étonnerait qu'il soit parti.

Je suis là. »

La voix était grave, d'élocution paisible et qui pourtant forçait l'attention. L'homme aux cheveux noirs releva la tête, l'air satisfait, alors qu'un bruit de pas, puis une troisième silhouette apparaissait doucement dans l'encadrement de la porte. À vrai dire ladite silhouette ne mettait que partiellement à l'aise, entendu que, successivement :

① L'homme devait mesurer pas loin des deux mètres pour un physique de dompteur de taureaux ;

② Si toutefois cela n'était pas suffisant, il était actuellement occupé à nettoyer soigneusement un masque mortuaire.

...François Erzulie, cependant, n'était pas un bagarreur. Malgré ce que sa carrure suggérait, il tenait peut-être plus du conservateur de musée soigneux que du boxeur modèle géant. Il est un fait méconnu que les individus réellement massifs n'ont au final pas tant besoin de savoir se battre — la vue de leurs épaules fait généralement le reste ; François était de ces gens-là.

C'était un géant de nature plutôt silencieuse, discret comme un livre ancien, dont jusqu'ici la peau noire de nuit se fondait dans l'obscurité du petit salon pour n'en laisser deviner que des traces de brun chaud là où le rectangle de la porte entrouverte dessinait quelques rayons de lumière. Ses grands yeux d'ambre se levèrent du masque mortuaire, mais il ne parla pas tout de suite, parce que François écoutait avant de s'exprimer. Il abaissa doucement une loupe monoculaire de son ouvrage.

« ...Vous me cherchiez ? » demanda-t-il doucement.

« Non, on s'étonnait qu'il n'y ait personne, » répondit le premier homme — le plus âgé. « Les autres ne sont pas là ?

— Silas est sorti, » répondit François d'un air détaché. « Quincey est ici, par contre. Et Marie est avec Louen, je crois. »

L'autre soupira, tapota tristement après une seconde la manche de son grand manteau noir. Depuis le temps les années avaient un peu éclairci ses traits — noir et pâle, peut-être légèrement moins de cernes. Il avait attaché ses cheveux, aussi, mis un faible plus de soin en lui-même. Ses yeux se tournèrent avec mélancolie vers l'embouchée du petit escalier, tout étroit et obscur entre deux murs étriqués. Oui. Le temps avait bien passé.

« François ? » Lâcha-t-il dans un filet de voix.

« Oui ?

— Une affaire. Juste une. Ça me manque trop.

— Je sais, Rasmus. » L'autre soupira, par compassion. « C'est un temps creux. Mais c'est une bonne chose, non ? Les gens n'ont pas de problèmes.

On se délite, » déplora-t-il en rejoignant les ombres de l'escalier pour s'asseoir tristement sur la première marche — le petit chien noir trotta vers lui en secouant la queue. « Silas qui s'enfonce dans le silence, Lucille qui a disparu, Charles qui ne vit plus ici et passe son temps dans les couches... » Ses yeux brillèrent un peu, d'eau et de nostalgie, mais dans le noir on ne voyait rien. C'était toujours ainsi que Rasmus se débrouillait. « ...Le Département est en train de tomber en ruines. »

François ne répondit pas tout de suite. Au lieu de ça, il reposa délicatement le masque mortuaire sur un petit meuble, sans un bruit. Il réfléchissait à ce qu'il allait dire, probablement. Il y avait quelque chose de rassurant dans la façon dont il ne parlait jamais à tort.

« Peut-être que c'est seulement le monde qui évolue, » proposa-t-il doucement.

Rasmus posa son menton sur ses bras, l'air maussade. Dans le petit coin du hall, l'adolescent qui l'accompagnait n'osait pas dire un mot.

« J'aime pas ce monde qui évolue, alors. » Marmonna-t-il. « Il en laisse trop en arrière. »

...Parce qu'il était coincé dans le temps, englué dans le présent du 5, rue Champeau et tous les fantômes qui le tractaient derrière. Ça n'était pas à une entité occulte que ses parents l'avaient rattaché mais bien à un référentiel physique — avec tout ce que ça impliquait.

Pas d'enfants. Pas de famille. Il se l'était promis.

Tout seul à les entendre geindre dans la mort.

...Pourtant, si Rasmus avait eu la présence d'esprit de lever la tête et de jeter un œil par la petite fenêtre rectangulaire du hall, peut-être aurait-il entraperçu la haute silhouette mince, immobile, qui les observait de l'autre côté de la rue.

Ce qu'elle faisait là ? Rien de plus qu'un simple passant respirant le givre. Un visage, peut-être. À peine plus qu'un vague décor.

...Mais est-ce qu'un vague décor vous fixe de la sorte, tapi dans la lumière chiche d'un lampadaire ?


⸻⸻⸻⸻

¹Le mélange de Zarrow, technique de triche plus avancée, n'ayant été introduite que dans les années 40 par l'illusionniste Herb Zarrow ; elle était donc encore inutilisable.

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