Chapitre 7
Trois heures étaient déjà passées, et sept candidats avaient été expulsés de la salle pour tentative de triche. Jurençon avait usé de son ouïe pour savoir exactement de quoi il en retournait.
Mathieu Hidalf avait détecté que l'un des candidats les plus âgés regardait sa montre très souvent, alors que de gigantesques horloges étaient présentes dans la salle. Sa suspicion avait poussé un surveillant à regarder la montre du candidat, découvrant que celle-ci était truquée pour contenir des notes de révision en dessous du cadrant.
Une très jeune participante de trois ans avait été expulsée au bout d'une heure, et Jurençon aurait même parié qu'elle aurait été sortie de la salle bien plus tôt, si les surveillants n'avaient pas tenu compte du jeune âge de la petite. Elle gigotait constamment sur sa chaise et regardait ses camarades sur les côtés, comme pour essayer de lire leurs réponses. Elle était certainement trop jeune pour comprendre l'enjeu de cette épreuve et avait donc cru qu'il s'agissait d'un simple jeu.
Deux autres participants, des jumeaux, s'étaient fait repérés par une attitude bien plus subtile, qui avait agacé l'ouïe de Jurençon pendant presque deux heures et demie. Visiblement, ils s'étaient inventés un code auditif, et s'échangeaient des réponses à des questions en tapotant à une certaine vitesse sur leur table. La manœuvre était tout de même habile, et le demi-Hélios avait entendu Mathieu Hidalf lui-même estimer que l'idée était excellente.
Jurençon prêtait moins attention aux autres candidats, essayant de se concentrer sur les dizaines de pages de questions qui semblaient le narguer par leur longueur. Il était arrivé à la moitié du temps imparti, et il lui semblait que les feuilles de questions étaient sans fin.
De plus en plus d'élèves soupiraient de lassitude face à la longueur de leur épreuve, demandant de quoi boire ou manger pour essayer de laisser leur esprit respirer un peu le temps.
À sa droite, le Prétendant élitien blond continuait de rédiger ses réponses avec un sérieux digne des Estaffes lorsqu'ils lui faisaient apprendre une leçon. Le garçon s'attardait rarement sur une question, et lorsqu'il mettait plus de deux minutes à y réfléchir, il passait à une autre question, avançant sur le sujet sans doute plus vite que n'importe qui dans cette pièce.
Les murmures agacés ou épuisés des adolescents parvenaient aux oreilles de Jurençon comme des litanies plaintives que lui-même aurait pu déclamer, tant il se sentait dépassé par la tâche.
Et s'il échouait ? Et si les Estaffes étaient déçus de lui ? Et s'ils l'abandonnaient parce qu'il n'était qu'un échec lamentable ?
Sa main se mit à trembler à la pensée, se souvenant du regard froid de Tybalt lorsque celui-ci l'avait attaqué, quelques semaines plus tôt.
– Jurençon, fais de ton mieux et ça nous ira. Respire.
– Il va s'en sortir, il est débrouillard.
C'étaient les voix de William et d'Arthur qui avaient atteint ses oreilles, très étouffées, mais juste assez distinctes pour que Jurençon les perçoivent.
Les Estaffes avaient confiance en lui.
Immédiatement, il se sentit capable de tout, et il reprit son travail, avec plus de tranquillité.
Après trois heures de plus, Jurençon se sentait vidé de toute énergie. Il se demandait comment il avait pu trouver épuisant les leçons d'escrime de Tybalt et les leçons de cuisine d'Henri, dont les exigences s'étaient toujours trouvées au-dessus de ses capacités, même si jamais totalement hors de portée.
Il ne savait même pas comment il avait réussi à se relever de sa chaise à la fin de l'épreuve. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il se trouvait à une table avec les autres candidats, et qu'ils avaient une profusion de nourriture face à eux.
Machinalement, Jurençon s'empara d'une pâtisserie qu'il savoura un moment avant de remarquer qu'il se trouvait face au Prétendant élitien. Celui-ci croisa son regard et hocha la tête.
– Ça s'est bien passé pour toi ? demanda le demi-Hélios.
– J'aimerai pouvoir te dire oui avec certitude... Mais je serai malhonnête de dire non.
La formulation arracha un sourire à Jurençon.
– Je m'appelle Jurençon Olympe. Et toi ?
– Pierre Chapelier, se présenta l'autre adolescent blond.
Il lui tend la main et Jurençon la sert avec prudence, ne sachant pas bien si cela signifiait qu'ils étaient amis ou juste des connaissances à présent.
L'autre garçon se tait après ça et le demi-Hélios se demande ce qu'il était sensé dire face à quelqu'un d'aussi silencieux. Même Edward avait été moins difficile à faire parler, les premiers mois où il avait vécu avec lui.
– Tu... Tu as intégré l'Élite cette année ?
Sa tentative de démarrer une conversation arracha un hochement de tête à l'autre adolescent blond mais rapidement le silence revint entre eux.
– Est-ce que la comtesse Dacourt est vraiment aussi sévère que ce qu'on dit ? tenta à nouveau Jurençon.
– Non, elle est plus sévère encore ! La semaine dernière, deux élèves ont été expulsés parce qu'ils avaient fait venir une jeune fille dans l'école.
Les yeux de Pierre se tournaient sur les côtés comme pour vérifier qu'ils n'étaient pas écoutés, ce que Jurençon savait ne pas être le cas. Personne ne s'était intéressé à eux, et Jurençon supposait que la luide noire du Prétendant devait rendre jaloux plus d'un adolescent, qui devait le voir comme un adversaire compétent pour être adopté par le roi.
– Les élèves font vraiment venir leur amoureuse dans l'école ? s'étonna le demi-Hélios. Je pensais que la venue de la comtesse avait fait disparaître cette pratique.
– Elle est encore bien présente, je peux te le garantir. Mais c'est de moins en moins courant, d'après les Apprentis. C'est devenu trop risqué, maintenant que c'est la comtesse qui s'occupe de l'école...
– Et Louis Serra ?
– Je ne l'ai pas encore vu...
– Non, je voulais dire... mon... mon oncle m'a dit qu'il y avait eu des rumeurs, au sujet de Louis Serra et de la comtesse...
Pierre écarquilla les yeux et regarda autour d'eux, comme s'il était possible que la fameuse Armance Dacourt débarque de derrière un enfant pour venir les interpeller. Mais ses yeux noirs se mirent à pétiller mystérieusement.
– Si c'est le cas encore aujourd'hui, ils doivent bien le cacher.
Jurençon voulut poser une nouvelle question, mais la porte s'ouvrit avec fracas sur un enfant aux cheveux emmêlés, dont le sourire d'ogre fit frissonner certains. Mathieu Hidalf n'avait pas cherché à être discret, et le voir se rapprocher de lui faisait perdre son sang-froid à Jurençon, qui s'entendit balbutier quand le héros de son enfance lui demanda son nom.
– Tu aurais pu essayer de tricher, déclara Mathieu en se tournant vers Pierre sans plus se soucier de Jurençon.
– Je ne voulais même pas participer.
– Alors pourquoi es-tu ici ?
– Mathieu, je sais que c'est toi qui a mis mon nom sur les listes.
Le génie de la bêtise prit un air absolument outré qui aurait pu faire douter Jurençon si un sourire n'éclairait pas le visage de l'enfant.
– Imagine les possibilités : tu deviendras Élitien, je deviendrai Élitien, tu deviendrais roi, je serai ton consul politique et financier...
– Mais c'est Armémon du Lac le consul de Darnar, intervint timidement Jurençon.
– Ce vieillard sera mort d'ici dix ans, donc je pourrai devenir consul de Darnar, et si Pierre devient roi alors je serai heureux d'assumer cette fonction, que si je dois le faire avec un prince ou une princesse imbécile.
Le ton de Mathieu se voulait dur, mais le demi-Hélios y sentit toute l'amitié sincère que le garçon accordait au Prétendant élitien. Ils devaient se connaître et se côtoyer depuis longtemps, ce qui n'était pas anodin, puisque Mathieu Hidalf était un enfant de la très haute noblesse astrienne.
Et Pierre ne faisait certainement pas partie de la noblesse, s'il était ici.
– Je te présente Jurençon Olympe, annonça l'autre adolescent blond.
– Ah oui, je t'ai vu depuis le balcon... Une copie de Pierre ! Vous étiez terriblement sérieux pendant l'épreuve, moi qui pensais que je verrai plus de monde tricher, j'ai été déçu ! Pour devenir le fils adoptif du roi, une bonne tricherie vaut la tentative, non ?
– Je pense que le risque d'être découvert et d'avoir des épreuves plus difficiles pour aller à l'école de l'Élite en a découragé une partie, osa dire le demi-Hélios.
Il se sentait affreusement timide à présent. Comment cela se faisait-il ? Après tout, il n'avait que peu de craintes à utiliser son sarcasme face aux Estaffes, et Mathieu n'était certainement pas aussi dangereux qu'eux, il n'avait pas à se sentir intimidé en sa présence.
Et pourtant, il se sentait raide, gauche, maladroit à côté de son héros d'enfance. Il avait découvert les bêtises de Mathieu autant avec sa mère qu'avec les Estaffes, et ce lien entre ces deux passés avait quelque chose de réconfortant à ces yeux. Comme si la perte de sa mère ne signifiait pas que tout d'elle avait disparu.
– Comme si c'était une raison valable, souffla le génie de la bêtise avec un sourire. Je tricherai pour entrer dans l'école.
– Tu seras interdit de repasser l'épreuve du Prétendant ! s'opposa Pierre en prenant un air offusqué. La comtesse prépare déjà de nouvelles règles en prévision de ta venue, même le courrier est surveillé...
– À ce sujet, tu ne m'as rien écrit, se vexa Mathieu.
– Si, tous les jours, pour te parler de l'école ! Mais apparement tu n'as rien reçu...
Les deux amis parlèrent entre eux un moment, et Jurençon se sentit bizarrement seul au milieu de la foule d'élèves. Il reporta son attention sur la nourriture, mettant des caramels et des tablettes de chocolat dans ses poches aussi discrètement que possible pour les donner plus tard aux Estaffes.
Sa main se retrouve arrêtée dans sa course vers des pâtes de fruits par Mathieu.
– Si tu fais une indigestion, tu ne seras pas prêt pour les autres épreuves.
– Peut-être que je ne serai pas pris, plaisanta Jurençon avec douceur.
– Toute personne qui réussit à faire dire plus de trois mots à Pierre est assez intelligent pour passer cette épreuve, estima l'autre garçon.
Jurençon sentit ses joues rougir de joie rien qu'à ces quelques mots, mais il ne put pas les savourer aussi longtemps que voulu, alors que tous les candidats étaient évacués des lieux pour qu'ils retournent auprès de leurs tuteurs et tutrices. Il s'attendait à assez peu de chaleur auprès de ses propres tuteurs, mais la première chose que fit William en le voyant fut de le serrer contre lui.
– Quoi qu'il arrive, n'ai aucun regret sur cette journée.
Si Jurençon n'avait pas pertinemment su qu'ils étaient observés, il aurait cru à la comédie de l'Hélios, mais il était conscient que c'était ce que la situation exigeait. Alors il se blottit contre l'homme comme s'il cherchait du réconfort auprès de lui, même si cela ne devait rien signifier pour l'Estaffes.
Il était une arme pour eux.
Et c'était déjà suffisant.
Le trajet du retour lui sembla bizarrement pénible. Le bavardage du garde avec les trois Estaffes agaçait Jurençon qui avait passé six heures dans un silence rare, et entendre quelqu'un déblatérer au sujet de son grade l'ennuyait. Ce qui ne l'empêchait pas d'afficher un masque de politesse.
De temps à autre, Tybalt ou Arthur lui ébouriffaient les cheveux, un sourire moqueur en coin alors que le demi-Hélios bougonnait vaguement en réaction.
– Tu t'es fait des amis ? demanda Arthur.
– Non, enfin je ne pense pas... Mais j'ai rencontré un Prétendant, qui est ami avec Mathieu Hidalf.
– Ça doit être le p'tit Pierre Chapelier, intervint le garde, j'me souviens de ce jeunot. Très sérieux pour un gamin, mais quand Mathieu Hidalf allait chez lui, on les entendait jusqu'à l'autre bout de la rue !
– C'est vrai qu'ils avaient l'air amis, admit Jurençon.
Il n'avait pas envie d'en parler avec le garde, il aurait préféré pouvoir dire aux Estaffes que Pierre était Prétendant, et qu'il allait certainement devenir l'un des candidats favoris pour être adopté par le roi, ce qui n'allait pas arranger les affaires des Hélios. Un membre de l'Élite sur le trône serait une occasion pour les Élitiens de renforcer leur pouvoir, et rendrait plus difficile pour Jurençon d'être guidé par la fratrie lorsqu'il intégrerait l'Élite.
S'il l'intégrait.
Il repoussa la pensée et fut soulagé de voir qu'ils étaient presque arrivés chez eux. Le garde royal le salua avant de quitter les lieux, les laissant seuls.
Le petit groupe fut accueilli par le reste des Estaffes, qui leur posa beaucoup de questions sur le château, sur l'épreuve, et sur si Jurençon se sentait bien.
– Je pense que je ne m'en suis pas trop mal sorti, je devrai pouvoir participer à la prochaine épreuve, supposa le demi-Hélios. J'ai rapporté ça du château, dit-il en montrant ses poches pleines de sucreries.
Le goût des pâtes de fruits sur ses dents avait quelque chose de bien plus savoureux à présent qu'il était chez lui, que lorsqu'il se trouvait à la table de nourriture, aux côtés de Mathieu Hidalf et Pierre Chapelier. Il se sentait bien.
– Notre petit Hélios est devenu rusé, taquina Henri. Tu peux dormir autant que tu veux demain matin, je pense que tu as mérité de te reposer autant que nécessaire après une telle épreuve...
– Six heures à gratter du papier, même l'Élite ne nous donnait pas des devoirs aussi absurdes, enchaîna Tybalt. Enfin, nous le faisions, parce que c'était vite fait, mais tout de même ! Six heures de suite, on n'a pas idée de mettre ça comme première épreuve pour devenir le prochain roi. Les plus jeunes ont été éliminés d'office avec une telle manière de faire.
– Sans être vieux, le Grand Busier n'est plus tout jeune, rappela Richard. Il est peut-être plus prudent de prendre quelqu'un d'assez grand pour comprendre que ce ne sera pas un jeu de devenir le successeur du trône.
– Je l'ai trouvé en pleine forme pourtant, indiqua Jurençon. De temps en temps, il discutait avec Mathieu Hidalf, et il avait l'air plus jeune que sur les vignettes que j'ai de lui.
– En même temps si tous les candidats ratent leur épreuve, ça lui permettra de mettre Louis Serra sur le trône, ça ne peut que le faire sourire.
Ils discutèrent de l'épreuve encore un moment avant que Jurençon ne soit assigné à aider Henri à éplucher des légumes et à mettre la table pendant qu'il préparait le repas.
– Tu devrais laver les poches de ton pantalon, Edward pourrait râler s'il y trouve du chocolat fondu au prochain lavage.
– Je suis désolé.
– Mais c'était aimable de ta part de nous rapporter des sucreries, petit Hélios.
Jurençon fila dans la salle d'eau pour nettoyer en vitesse les poches tâchées de son pantalon. Heureusement pour lui, même si le vêtement était pratiquement neuf, il était d'excellente qualité, et les petit bouts de chocolat restés coincés au fond de ses poches n'avaient pas encore fondus. Il n'eut qu'à rincer un peu le tissu pour retirer les petits grains de sucre glace qui s'étaient incrustés entre les fibres, et il se trouva vite satisfait, retournant voir la fratrie qui s'était attablée et l'attendait.
– Tu veux du cidre ? proposa Tybalt.
– Non !
L'air dégoûté qui prit arracha un sourire à l'Estaffes qui leva son verre en sa direction, imité par ses frères.
– Nous te félicitons pour ton sérieux, Jurençon, et quels que soient les résultats, sache que nous resterons tes tuteurs quoi qu'il arrive.
– À notre petit Hélios ! félicita William.
Jurençon sentit ses joues devenir rouges alors qu'il levait son verre d'eau pour les remercier, ne voyant pas s'il avait vraiment accompli quelque chose de digne d'être ainsi félicité.
– À notre petit prince ! plaisanta Arthur.
Coincé avec les six Hélios, Jurençon songea qu'il regretterait toujours de ne pas avoir sa mère à ses côtés. Mais il était sincèrement heureux par la manière aimable dont les Estaffes le traitaient, et il savait qu'il ne regretterait jamais cette journée.
Le sommeil fut rapide à venir, et s'il s'affala contre Tybalt dans sa fatigue, l'Hélios ne le repoussa pas, l'emmenant simplement dans sa chambre pour le mettre sous les draps.
– Dors bien Jurençon... petit Hélios...
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