12 : L'épreuve du Prétendant de Jurençon
Huit mois à vivre au château du roi avaient fortifié l'esprit de Jurençon, et sa capacité à agir et se comporter comme un humain maladroit, poli et qui ne causerait jamais de problèmes. Ces deux premiers aspects n'étaient pourtant pas des héritages de ce temps au château, les ayant toujours eu lorsqu'il était enfant, et qui s'étaient simplement atténués au contact des Estaffes.
Difficile après tout de faire remarquer sa maladresse auprès d'Helios qui le poussaient toujours à s'entraîner encore et encore pour maîtriser l'ensemble de ses gestes en combat. La première année avait été particulièrement rude, avant que Jurençon ne réussisse peu à peu à gagner en précision et en efficacité, impactant indirectement sa gestuelle quotidienne.
Il ne lui arrivait plus de renverser un verre par accident, de même qu'il n'aurait jamais réussi à faire valser sa nourriture hors de son assiette par un geste brusque avec ses couverts, et même lorsqu'il lâchait quelque chose de fragile, il avait très souvent d'excellents réflexes pour rattraper l'objet sans l'abimer. Pour autant, le demi-Helios avait retrouvé des maladresses enfantines chez lui qu'il avait presque oublié.
La majorité du temps, cela concernait les escaliers, pour une raison qui lui échappait. Ses pieds, pourtant très bien ancrés sur le sol, semblaient systématiquement prêts à buter contre une marche ou mal se poser sur l'une d'elle, le déstabilisant rarement, mais assez souvent pour que n'importe quel serviteur du château l'ait déjà remarqué.
Sa politesse, il l'avait toujours eu à l'égard de sa mère et de sa grand-mère. Avec les Estaffes aussi, au début avec quelques claques agacées de la part des Helios lorsque l'enfant arrivait à bout de sa patience et lâchait une insulte haineuse à ses ennemis. Pour autant, Jurençon avait été toujours très courtois avec eux, ne serait-ce que pour s'éviter ces punitions douloureuses, mais au château, c'était tout autre.
Il n'était pas poli avec les serviteurs comme il l'avait été avec sa famille ou avec les Estaffes. Il ne le faisait pas uniquement parce qu'il ne connaissait que la gentillesse ou par nécessité de ne pas être bousculé pour un mot vulgaire. Sa politesse s'était simplement épanouie avec sincérité.
Arthur le lui avait même fait remarqué, un jour où il était venu sous couverture. Il l'avait taquiné gentiment en disant que leur petit protégé deviendrait bientôt un adulte pleinement accompli, faisant rougir de gêne le demi-Helios. L'entendre de la part des meurtriers de son père lui faisait toujours mal, même s'il n'avait pas eu l'occasion de connaître son géniteur. En huit mois, il avait eu tout le temps possible pour avouer la vérité au roi ou à Stadir Origan, ou même à Louis Serra, qu'il avait parfois vu venir à des réunions tenues secrètes. Pourtant, le jeune adolescent s'accrochait à ce besoin de ne pas parler des Estaffes, de garder secret ces années passées avec eux, de les savoir plus importants à ces yeux qu'ils ne devraient l'être.
Si bien que savoir qu'ils ne pourraient pas être à ses côtés au moment de son épreuve du Prétendant, c'était une pensée pénible.
Bien sûr, ils seraient présents dans la salle. Mais en dehors de William, les autres Helios devraient se déguiser et se fondre discrètement dans la masse en réussissant à déjouer la surveillance des Élitiens. Et même l'aîné de la fratrie ne pouvait pas se présenter au grand jour, il userait certainement de magie pour mieux camoufler son apparence, sans quoi il se ferait aisément reconnaître.
Mais Jurençon ne comptait pas s'en plaindre. Il n'était pas Mathieu Hidalf, il n'avait pas envie de faire des bêtises ou de causer des catastrophes pour être remarqué.
Ce qui devait certainement expliquer la tendresse particulière du roi à son égard, qui l'appréciait comme s'il était son neveu biologique, et non un enfant adopté pour le remplacer une fois que le souverain serait mort. Et pourtant, le demi-Helios était presque certain que le Grand Busier appréciait Mathieu Hidalf malgré les bêtises de l'enfant plus jeune.
— J'aurai cru te voir plus nerveux, fit remarquer le vieil homme en marchant à ses côtés. Votre neveu est bien silencieux, ajouta-t-il à l'attention de William, pas que cela m'attriste mais je me serai attendu à le voir plus... disons, réactif, alors qu'il s'apprête à passer l'épreuve du Prétendant.
— Jurençon à tendance à devenir plus silencieux à l'approche d'un enjeu, et intégrer l'Élite n'est pas une petite étape de routine, fit remarquer l'Helios. Il sera un peu plus bavard quand l'épreuve sera finie.
Le demi-Helios sentait son cœur battre trop fort à mesure que le groupe se rapprochait de l'école de l'Élite. Il s'attendait à tout instant à ce qu'un Élitien ou un pré-Élitien ne les arrête dans leur élan, et découvre que le faux charpentier n'était autre qu'un des Estaffes. Si bien qu'en posant pour la première fois un peu à l'intérieur de l'enceinte protégée par la Grille épineuse, il lâcha un soupir soulagé en voyant que personne ne les avait encore interpellé.
— Je suis certain qu'ils te trouveront brillant, affirma le roi, tu l'étais déjà au moment de passer les épreuves faites pour devenir mon héritier, et tu n'as cessé de te préparer pendant un an pour ce moment. Quoi qu'il se produise, tu ne seras vu comme ridicule par personne.
— Ne vous en faites pas.
— Tu redeviens bavard ? plaisanta gentiment William en lui passant une main dans les cheveux.
— Non. Mais je n'oublierai pas de répondre aux jurés, si c'est ce qui t'effraie..
Il ne repoussa pas la main qui emmêlait un peu ses mèches blondes, se sentant réconforté par le geste. Néanmoins, il murmura à l'homme de cesser alors qu'ils entraient dans la salle des Épreuves, ayant remarqué qu'aucun parent ne faisait ce geste à leurs enfants, et il voulait paraître normal.
Ce qui avait été le cas pour le moment, puisque ni sa nature, ni ses tuteurs n'avaient été démasqués.
— S'il se passe quoi que ce soit, tu pourras toujours compter sur nous pour t'enfuir.
La voix de Richard venait de lui parvenir, presque imperceptible, de sous un casque de garde royal, et Jurençon se mit à scruter toutes les personnes dans les parages, se guidant de la légère trace de magie qu'il pouvait ressentir pour détecter les Estaffes.
— Merci d'être là, murmura-t-il si bas qu'une nymphette ne l'aurait pas entendu.
Il fut forcé de se rendre au vestibule, tandis que le roi, William et les gardes royaux qui avaient été assignés (imposés) au souverain, montaient jusqu'à un balcon pour pouvoir assister à l'épreuve d'en haut.
Jurençon respira profondément, et lorsque son nom fut appelé, un frisson de panique le saisit, avant qu'il n'ouvre le rideau noir qui le séparait de la salle des Épreuves. Malgré huit mois au château, à adapter son ouïe à tous les sons produits par des centaines de personnes au château, entendre les battements de cœur, les murmures, le bruissement de chaque vêtement le prenait toujours de court. Hélas pour lui, les balcons étaient remplis, même si le demi-Helios soupçonnait que la plupart attendaient surtout Mathieu Hidalf, qui aurait à passer sa propre épreuve d'ici une ou deux heures.
Au centre de la pièce circulaire, la comtesse Dacourt le regardait. Jurençon la trouva aussi sévère que sur les vignettes qu'il avait d'elle, et il adressa un signe de tête poli à chaque membre du jury. Le plus jeune devait représenter l'ordre des Apprentis, et son représentant était visiblement tout juste adulte, avec un air si sévère que même si Jurençon l'avait vu sur une vignette récente, il aurait pu croire qu'il s'agissait du fils de la comtesse, et non de son neveu. À sa droite, Julius Maxima en personne représentait l'ordre des Élitiens, avec une expression presque également sévère à celle de la comtesse et du neveu de celle-ci.
Néanmoins, ce fut sur John Mid que Jurençon attarda un peu plus son regard. Le Cœur Noir avait été un sujet d'avertissement de la part des Estaffes, notamment parce qu'il avait justement préféré rompre son lien avec l'Élite pour sauver un bébé que ne l'avait fait le père du dit-bébé.
Pas dangereux en l'immédiat. Mais hautement renseigné sur les six Helios, et qui était aussi sévère qu'injuste. S'il venait à soupçonner le jeune adolescent qu'il avait un lien avec les Estaffes, il ferait tout pour que Jurençon l'admette.
— Votre examen, Jurençon Olympe, se constituera d'une épreuve pratique et d'une épreuve théorique. Si, au cours de l'épreuve pratique, vous vous sentez en danger de mort, dites-le aussitôt. Vous serez secouru, et vous aurez échoué. Nous allons ouvrir le bal avec l'épreuve théorique. Avez-vous une question ?
— Une seule : est-ce que la rumeur qu'un membre de la famille royale ne peut devenir Élitien est-elle vraie, ou s'agit-il d'une supposition qui n'a encore jamais été démentie ?
La question provoqua quelques murmures dans l'assistance, mais le demi-Helios ne détourna pas le regard de la comtesse Dacourt, qui lui répondit avec un sourire de requin.
— Rien n'interdit formellement un membre de la famille royale de devenir Élitien. Mais vous comprendrez qu'il faut d'abord que vous passiez et réussissiez cette épreuve du Prétendant, pour espérer devenir un jour un Élitien. Que l'épreuve théorique commence.
— Quelle est la seule arme que les Élitiens ont toujours le droit de porter lorsqu'ils sont en dehors de l'Élite, quel que soit le lieu ? amorça aussitôt Julius Maxima.
C'était une question piège, et Jurençon se raidit à la simple pensée, avant de se concentrer. Un Élitien était au-dessus des lois de tout le royaume, si bien qu'ils pouvaient théoriquement porter n'importe quelle arme, et autant qu'ils le pouvaient. Pourtant...
— Les Élitiens sont au-dessus des lois du royaume, mais selon la Constitution, un Élitien doit toujours être en possession de son arbre doré, sinon de leur épée, si jamais ils ne peuvent pas porter leur luide pour des raisons de discrétion.
— À partir de quel âge un Apprenti a-t-il le droit d'emporter son épée avec lui en dehors de l'Élite ?
— Il faut que l'Apprenti ait au moins 15 ans, et huit branches à son arbre doré.
— Que se passe-t-il lorsqu'un élève désobéit à un ordre d'un pré-Élitien, d'un Élitien et d'un Cœur Noir ?
Le demi-Helios sentit ses paumes devenir moites à mesure que les questions étaient posées, en constatant que les jurés ne prenaient pas la peine de le corriger ou d'acquiescer, pour indiquer s'il avait répondu correctement ou non.
— Si l'élève est un Prétendant, il peut désobéir à un ordre d'un pré-Élitien ou d'un Cœur Noir sans conséquences. Si l'élève est un Apprenti, c'est à l'administration de l'Élite de décider de la gravité de la désobéissance de l'élève et de si l'ordre donné était raisonnable ou non. Dans le cas où un élève désobéisse à un Élitien, c'est à l'ordre des Trente de déterminer s'il faut punir l'élève ou non.
— Est-il déjà arrivé qu'un élève soit renvoyé pour avoir désobéi à un Élitien ?
Jurençon hésita brièvement, voulant tourner la tête en direction des Estaffes. C'était une question qu'il n'avait pas préparé et il aurait aimé chercher la réponse auprès de l'un de ses tuteurs.
Une étincelle illumina son regard en se souvenant qu'Arthur avait admis un jour avoir désobéi à un Élitien, après un ordre de celui-ci. L'Helios était alors un pré-Élitien, et l'Élite était déjà consciente que les Estaffes n'étaient pas des humains, et que leurs intentions étaient dangereuses.
Et néanmoins, Arthur n'avait rien subi comme punition, et cela n'avait eu aucune conséquence par la suite, puisqu'il accédait au statut tant convoité d'Élitien seulement un mois après.
— Non, il est même assez rare que les Trente décide de punir un élève pour désobéissance à un Élitien, et l'exclusion de l'Élite n'en fait pas partie. Si un élève a été renvoyé pour avoir désobéi à un ordre formulé par un Élitien, c'est que cet ordre était déjà une loi de la Constitution dont la punition menait à une exclusion.
— Pouvez-vous citer trois raisons pour lesquelles un élève peut être renvoyé ?
— Cela peut se produire si l'élève échoue à son épreuve du Premier Mois, lors de certaines épreuves où plusieurs élèves doivent s'affronter entre eux, ou si un élève fait entrer une fille illégalement dans l'école de l'Élite.
Il répondit à plusieurs autres questions, aisément une trentaine, mais Jurençon en avait perdu le compte, surtout nerveux de savoir si ses réponses étaient bonnes ou pas. Sa mémoire lui faisait de plus en plus défaut face à la nervosité, et il poussa un soupir soulagé quand John Mid annonça qu'il devrait passer l'épreuve pratique.
— Jurençon Olympe, vous aurez à déterminer, à l'aide des connaissances en botanique requises pour la partie théorique, quelle fiole est un lent poison, laquelle est un paralysant, laquelle est un soporifique et laquelle vous causerez des maux de ventre pour les deux prochains jours, et laquelle est une simple boisson quelconque.
Le demi-Helios jeta un regard en biais nerveux à William, entendant les battements de cœur de l'Helios s'accélérer, malgré l'apparente tranquillité de l'Estaffes.
— Vous avez le droit de manipuler les fioles, de toucher les liquides, de les sentir, annoncer les capacités de chaque fiole et il faudra boire celle inoffensive, informa la comtesse Dacourt calmement. Dans le cas où vous vous tromperiez, sachez que des antidotes sont déjà préparés.
Jurençon hocha péniblement la tête, alors que les juges le laissaient s'approcher du bord de leur table, présentant cinq fioles blanches, aux liquides différents. Certains paraissaient semblables à de l'eau, d'autres visqueux ou épais, opaques, aux teintes vives ou aux couleurs sombres.
Toutes semblaient avoir le même volume, alors les fioles une à une, les rangeant dans l'ordre de leur masse. Il s'attarda ensuite sur leurs odeurs, reconnaissant facilement l'une des fioles, avant de bouger un peu les autres, pour voir l'homogénéité des liquides.
Il cherchait dans sa mémoire ce qui pouvait correspondre à ce qu'il voyait, ce dont les Estaffes lui avaient parlé, ce qu'il avait eu à apprendre pour reconnaître des aliments toxiques en forêt, et tant d'informations qui semblaient lui échapper.
S'il se trompait, il ne pourrait pas entrer dans l'Élite.
— Avez-vous pris votre décision ?
— Oui, je crois... Cette fiole contient un poison à base de pavot, celle-ci doit être de l'aubépine, qui a l'effet d'un somnifère, celle-ci est du lait caillé, qui me rendrait malade... Et pour les deux dernières, je ne suis pas certain de ce qu'elles contiennent, admis Jurençon. Mais à mon sens, celle-ci est inoffensive, estima-t-il en indiquant une fiole d'un brun sombre.
— Buvez-là, si vous êtes certain d'avoir fait le bon choix.
Jurençon regarda l'autre fiole, dont il ne savait pas ce qu'elle contenait, avec hésitation. La seule raison pour laquelle il supposait que la boisson ambrée était le paralysant, c'était à cause de la texture particulièrement visqueuse, qui lui évoquait une sévère d'arbre particulièrement liquide, quelque chose qui n'était pas destiné à être bu.
Après un temps d'hésitation, il porta la fiole supposément inoffensive à ses lèvres, en buvant trois gorgées avant de la reposer nerveusement, sous le regard attentif des jurés.
— C'est un café très fort, mélangé à du sirop de pommes, indiqua John Mid. Vous avez réussi votre épreuve pratique.
— Et par la même occasion, vous avez réussi votre épreuve du Prétendant, asséna Armance Dacourt.
Les jurés se levèrent et signèrent un parchemin rouge, faisant de Jurençon un membre de l'Élite.
Son premier réflexe fut de se diriger vers William, les yeux brillants de joie, et l'homme l'attira dans une étreinte chaleureuse.
— Tu t'en es très bien sorti, je crois que tu as répondu juste à tout, l'informa l'Helios. Tu peux être fier de toi.
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