Chapitre 14.

Thranduil était un roi très imposant. Aragorn avait une allure fière et beaucoup d'assurance, mais en présence du père de Legolas, même lui se sentait aussi petit qu'un hobbit. Tentant d'ignorer la lourde tension qui s'était, d'un seul coup, abattue sur la pièce, il fit face à son interlocuteur. Le roi elfique faisait claquer ses ongles contre l'accoudoir de son trône, ses longs doigts ornés de bagues martelant l'écorce.

— Alors, puisque vous le désiriez tant, allez-y, parlez ! lui intima Thranduil d'un mouvement de bras.

— Elrond a dit à Legolas que nous devions nous rendre ici.

— Je sais cela. Je connais la raison de votre visite. Vous êtes important pour Legolas. Je l'ai vu tout de suite. Il sacrifierait sa vie pour sauver la vôtre. Il vous tient avec un énorme respect et je suis persuadé qu'il n'a que de bons mots à votre égard. Vos chemins étaient destinés à se croiser l'un et l'autre. Néanmoins, leur destination finale est... incertaine. Il est évident que les sentiments de Legolas pour vous lui sont réciproques, mais jusqu'où iront-ils... ?

Aragorn se figea. Encore cette histoire de sentiments ? Lui-même ignorait tout de leur finalité. Il n'avait même pas encore osé en glisser un mot à son compagnon. Savoir que Legolas tenait à lui au moins tout autant qu'il tenait à l'elfe avait quelque chose de rassurant, mais il hésitait toujours à parler de manière plus explicite de ses visions et des prédictions d'Elrond à son ami. Il était de plus en plus évident qu'une tension s'installait entre eux, que quelque chose se tramait dans l'air, mais ils étaient tous les deux assez nuls en matière de sentiments. Ils étaient des guerriers entraînés avant toute chose et, sur le champ de bataille, les émotions n'avaient pas leur place. Telle était la façon elfique de percevoir la guerre comme une chorégraphie grâcieuse et bien orchestrée. Aragorn n'était pas un elfe, mais il avait été formé au combat chez eux.

— Je ne sais pas ce que vous insinuez, je...

Thranduil l'interrompit immédiatement avant qu'il ne s'avance plus loin dans ce que l'homme considérait probablement comme de la pure bêtise.

— Il est inutile de discuter davantage. Ne donnez pas de faux espoirs à Legolas, alors que je ne donnerai jamais ma bénédiction à ce genre d'union.

Aragorn choisit de ne pas se laisser abattre. Il demeura droit et fier et, tentant de masquer la déconfiture de son visage, il se dressa contre Thranduil.

— Et pour quelles raisons ?

Le souverain des elfes de la forêt noire haussa les épaules avec nonchalance comme si la réponse était plus qu'évidente.

— Vous êtes roi, un descendant d'Isildur et un descendant de la lignée de Peredhil , votre sang est assez noble, mais votre statut ne l'est pas assez pour prétendre à une union avec un prince elfique, sans dire que vous êtes un... homme. L'amitié est une belle chose. Caressez-la, mais n'allez surtout pas plus loin, car je m'y opposerai.

Même en admettant qu'il ne veuille pas se lier à Legolas, Aragorn sentit une petite révolte éclater au sein de lui-même. Pourtant, il connaissait bien toutes les coutumes elfiques. Il avait été élevé au sein de celles-ci. Il savait que la bénédiction des parents était essentielle à une union.

— Pourquoi ne pas laisser Legolas s'unir à la personne qu'il aime ?

Thranduil le fusilla du regard et se leva de son trône.

— M'en voulez-vous que de vouloir le bien de mon fils unique ? Et n'avez-vous donc pas laissé Arwen rejoindre le Havre gris parce que vous refusiez qu'elle délaisse son immortalité pour vous ? Ressentez-vous de la haine ou de l'amertume envers Elrond ? Nous ne faisons que protéger nos enfants. Un jour, Legolas sera roi. Il doit être avec quelqu'un qui puisse le comprendre et respecter ses fonctions. Et il est un elfe. Il n'a aucun choix à faire ; il demeurera immortel toute sa vie. Comment pouvez-vous croire qu'une liaison avec un humain pourrait lui être bénéfique ? La vie humaine ne dure qu'un battement de paupière pour nous. Quelques centaines années de bonheur ne vaudront jamais des milliers d'années de solitude. J'en sais quelque chose.

Les elfes n'aimaient qu'une seule fois. Ils se dévouaient pour la personne aimée, se préservaient jusqu'au mariage et ne se mariaient jamais deux fois. De ce point de vue, il était difficile de ne pas comprendre les motivations louables de Thranduil. Si Legolas s'unissait à un humain, se serait comme s'il se condamnait d'avance. Rien ne serait comparable à la perte de l'être aimé, puis à toutes les années, les siècles et les millénaires qui s'enchaîneraient sans lui.

Aragorn baissa le regard au sol, considérant tout le drame et la fatalité de la chose. Il se sentait coupable de certaines choses indélicates qu'il avait pu insinuer. De plus, au-travers des paroles du roi, il ressentait toute cette cruelle solitude qui devait lui peser depuis la mort de sa femme, Elerrian. Il n'aimerait plus jamais de la même façon. Le souverain du Gondor pouvait comprendre pourquoi Thranduil avait été prêt à faire la guerre pour récupérer les bijoux de sa défunte épouse, tout ce qui lui restait d'elle après son trépas.

— J'ose croire qu'une solution pourrait être envisageable, espéra Aragorn sans trop caresser d'espoirs.

Thranduil resta silencieux quelques instants.

— Pour la plupart des Hommes, il n'y en aurait pas, mais pour vous, il y en a une. Une seule.

Aragorn releva la tête.

— Qu'est-elle ?

Son interlocuteur haussa les épaules et, après avoir fait quelques pas, il se contenta d'annoncer :

— Vous êtes de la lignée de Peredhil. Vos ancêtres étaient des semi-elfes, des Peredhel, qui ont eu le droit de choisir. Il vous serait légitime de demander, vous aussi, à faire ce choix. Rendez-vous dans les cavernes et priez les Valars. Faites le bon choix, prouvez votre amour et peut-être alors vous accorderai-je ma bénédiction.

— Les cavernes de Mandos sont le lieu des morts, ce serait du suicide que de s'y aventurer. Les elfes et les nains peuvent reconstruire un corps de chair et revenir en Terres du milieu, mais les Hommes ne reviennent pas. Je risque de ne jamais pouvoir revenir après ce voyage.

— Sauf si vous devenez un elfe, compléta Thranduil. C'est votre choix et je ne peux pas le faire à votre place. Faites ce que bon vous semble, je n'en ai que faire ! Mes positions sont claires et si vous n'allez pas dans mon sens, sachez que ma décision ne changera pas.

L'elfe resterait ancré dans ses positions, immuable. Si son fils devait vraiment choisir un homme en dépit de tout ce dont il l'avait mis en garde par le passé, il s'assurerait que ce ne soit pas un humain. L'amour l'avait fait souffrir comme cent dagues plantées dans le cœur ; Legolas ne connaîtrait pas le même sort. Il ne le permettrait pas, même si cela devait lui attirer sa haine. On le remercierait plus tard.

— J'ai dit ce que j'avais à dire, rajouta Thranduil, vous pouvez disposer, je dois m'entretenir avec mon fils.

Aragorn ne songea pas à rétorquer. Il prit une inspiration et quitta la salle du trône. Abandonner sa mortalité alors qu'il n'en avait même pas encore glissé un mot à Legolas... tout cela était insensé. Une discussion s'imposait entre eux. Sans faux-semblant ni secret cette fois.