| 3 † 1 |
— Dame Lyana ?
— Oui Keirv ?
Il était tard. Nous étions rentrés en fin d'après-midi de notre visite de la mine de Leirp, dont j'avais rapporté trois joyaux qui, à Midgard, vaudraient bien une petite centaine de millions chacun. Le cadeau, généreusement offert par un roi Ankri blasé qui ne tenait pas à quelques pierrailles sans valeur, trop obnubilé par son joyau secret, m'avait presque laissée piocher dans les chariots à suspension magnétique qui remontaient régulièrement vers les forges d'utilité publique. J'étais plus ou moins certaine de pouvoir m'acheter un joli petit appartement dans un pays pas trop développé avec ce qu'il venait de m'offrir, et peut-être même d'engager une sécurité privée quelques temps.
Avec Kaiser qui m'avait bannie de la Confrérie, et qui avait probablement siphonné mes comptes bancaires autant que les quelques possessions et investissements que j'avais, une réserve tangible ne serait pas de refus. En vérité, j'en avais pris quatre, car une Loki était avant tout une chapardeuse, mais le dernier, plus petit, avait subrepticement glissé dans ma manche au moment où je plongeais ma main dans le tas de joyaux.
— Vous avez reçu un présent.
— Oh ?
Je pivotai, et juste en voyant la porte s'ouvrir, ma mâchoire se décrocha. J'avais déjà eu une ou deux livraisons du même genre, une sorte de portant à vêtements téléguidé qui s'invitait dans notre chambre, surchargé de tissus tous plus incroyables les uns que les autres. Les cintres étaient tous recouverts de housses blanches épaisses qui ne donnaient aucun indice sur le contenu, mais je savais déjà ce qui m'attendait.
Je les comptai du regard, essayant d'évaluer combien je pourrais en porter. Il y en avait une trentaine... ce qui était parfait pour refaire mes stocks jusqu'à la célébration d'Arshina.
— Oh par tous les Æsir... marmottai-je.
— Qu'est-ce qu'ils ont ? appela Kal depuis la salle de bains.
Il était parti se décrasser après la poussière et la chaleur de la mine... et je devais avouer que je devrais probablement faire pareil, ce qui était frustrant. Je n'aimais déjà pas me doucher, même si ma phobie était plus ou moins sous contrôle en ce moment, alors le faire plusieurs fois quotidiennement... je m'en serais bien passée.
— Les Æsir, probablement rien. Mais les grandes déesses s'évanouiraient encore devant une livraison de vêtements comme celle-ci.
Heureusement que les inventaires magiques étaient plus ou moins infinis. On théorisait qu'ils s'étendaient dans le vide inatteignable du Ginungagap, là où les rayons du soleil ne brillaient pas, au-delà des limites du monde tangible. Mais on ne pouvait pas y accéder physiquement pour le confirmer. Tous ceux qui avaient tenté de les explorer, même dans des caissons pressurisés, oxygénés, étaient revenus sous formes de cadavres. Pas de blessures, pas de marques d'asphyxie... comme s'ils étaient morts de crise cardiaque.
C'étaient des pensées trop sombres pour ce genre de considération mondaine, ceci dit.
— Ah, encore ? releva Kal, toujours à l'autre bout de la suite.
— Oui... je suppose que c'est en prévision d'Arsi... Arshina ?
J'avais décidément du mal à le prononcer. Keirv opina avec un sourire en m'entendant me corriger.
— Les festivités vont commencer dans quatre jours, et s'étendre encore trois jours après la date de la célébration. L'intendance a estimé que vous apprécieriez d'avoir des habits en conséquence. Et les bijoux arrivent, m'a-t-on chargée de vous transmettre.
Oh Loki tout puissant... J'avais protesté au début, mais l'intendant en chef du palais, une tête de nœuds aux idées aussi denses et rigides que les rochers qui nous entouraient, avait insisté – et plus qu'insisté – pour me faire accepter l'idée que ce n'était pas un emprunt, et que je garderais tout à la fin. Je n'aimais pas du tout l'idée de posséder des objets dvargen qui m'avaient été offerts, car ces nains de cavernes n'étaient absolument pas généreux par principe. J'avais fini par accepter qu'ils l'étaient parce qu'ils avaient compris que j'étais très proche d'un certain Kalyan Hamershot, Tueur de Dragon, mais c'était frustrant. J'attendais toujours qu'il y ait une facture à la fin, et j'avais peur de voir le prix total.
— Ne me dis pas que je dois encore...
— Tout garder ? Si si, bien sûr.
Keirv me l'affirma avec un large sourire qui ne supportait pas de contradiction. Je bougonnai dans mon coin, mais finis quand même par ouvrir la première housse pour dévoiler les vêtements.
Ils avaient compris que je préférais les combinaisons. Celle-ci était un étrange mélange de robe traditionnelle, finement brodée, et de maillage moderne. Elle se composait d'un bustier d'un beau bleu marine, avec une épaule asymétrique en cuir rattachée par des anneaux de métal, descendait en pantalon moulant le long des cuisses, puis s'évasait aux genoux en d'étranges pattes d'éléphant lestées de maille fine. Toutes les coutures étaient agrémentées de motifs géométriques, minces mais élégants, et des chaînes rattachées à des broches pendaient le long du bustier, attendant d'être fixées. Je soupirai. Une fois que j'aurais quitté Stronstall, ces pièces prendraient la poussière – au figuré – dans mon inventaire magique. Je n'avais nulle part où les mettre, à Midgard... et je comptais bien retourner à Midgard.
— Vous ne l'aimez pas ? releva Keirv avec un froncement de sourcils.
Je voyais déjà le puzzle mental qu'elle était en train d'assembler pour reconstituer la hiérarchie de la personne à qui elle devrait se plaindre.
— Si, mais... c'est toujours le même problème, soupirai-je. Je n'ai nulle part où les porter... ailleurs qu'ici, s'entend.
— Eh bien, ricana Miri, que je n'avais pas entendu depuis le coin où il s'était posté, vous n'aurez qu'à venir vivre ici plus souvent.
— C'est vrai que c'est une option à considérer...
Kal pointa la tête hors de la salle de bains en haussant les sourcils, et je lui adressai un immense sourire. Il me répondit par un rictus moqueur, puis se cacha à nouveau. Un instant, l'envie de le rejoindre en chassant Miri et Keirv m'effleura, puis je me retins. Nous devions aller à une réception ce soir.
— Tu remercieras les couturiers et les forgerons de ma part, Keirv, finis-je par déclarer avec une reconnaissance non feinte.
Elle s'inclina légèrement, l'air satisfait.
— Et je suppose que ce soir est une parfaite occasion de sortir cet ensemble...
Son sourire s'élargit, et elle claqua des mains. Un second portant se faufila avec une discrétion feinte dans la pièce, flotta jusqu'à Miri, téléguidé par des radars que je n'arrivais pas à situer. Je faillis un instant me décomposer, avant de comprendre que cette fois, c'était Kalyan qui était visé, heureusement.
— Kal, tu as eu une livraison aussi !
Le silence me tint lieu de réponse. Lui non plus n'aimait pas les cadeaux, et certainement pas ceux qu'on lui forçait dans les mains par devoir de reconnaissance.
— Il faudra que tu m'emmènes tuer un dragon un jour, comme ça je piocherai impunément dans les forges de Stronstall...
— Ça, je doute qu'ils te laissent faire, admit-il finalement en émergeant de la salle de bains.
— Dommage...
Je laissai ma main glisser le long de la sienne en passant à côté de lui, joueuse, ce qui lui tira un bref regard empreint de doute, et m'enfermai à double tour.
Lorsque, douchée et séchée, habillée de simples bas noirs, je me postai face au miroir, j'avais une image claire de ce que je voulais faire. La vanité ne faisait pas partie du kit d'un assassin professionnel, mais l'art de se maquiller, si. Une nuée de pinceaux en main, piochant dans des poudres et des fards méconnus de l'humain, je jouai avec les ombres et les contours de mon visage jusqu'à métamorphoser la courbure de mon ossature. Qui avait besoin de métamorphose, parfois, lorsque le maquillage existait ?
Quelque part, je prenais ce séjour comme un exercice avancé de camouflage sans magie de transformation. À quel point étais-je capable de me fondre dans mon personnage ?
Je relevai la tête vers le miroir, cherchant la réponse dans les traits de Lyana. Ces derniers temps, je m'étais habituée à porter son visage, à tel point que je le considérais presque comme le mien. Je m'y étais accoutumée progressivement, en même temps que Kalyan, le temps que nous atteignions Stronstall. Ses yeux d'un azur vibrant me perturbaient encore, mais sinon, elle n'était qu'une autre de ces identités que j'endossais pour une durée limitée.
Ceci dit, je l'aimais bien. Je l'avais modulée progressivement, au cours du voyage, changeant un peu plus mon apparence chaque jour, jusqu'à ce que mon visage habituel disparaisse totalement dans l'ossature de Lyana. Kalyan était resté sur l'idée de m'appeler Lily, prétextant aux dvergar que c'était comme ça que je m'étais présentée la première fois, méfiante, et nous avions modulé le nom en conséquence. Elle avait des traits plus doux que ceux que j'arborais habituellement, des fossettes plus profondes, un peu plus de chaleur dans son sourire. Je préférais mes angles plus nets, ma beauté « naturelle » un peu plus cassante et marquante. J'avais appris qu'au Manoir, tout le monde étant métamorphe, l'apparence faisait tout, et il fallait savoir en jouer. Quelque part, j'avais toujours cherché à me rapprocher des traits de ma mère, mais ici, je m'approchais plus de l'élégance de Selvigia.
Lyana avait aussi l'air plus juvénile, et plus légère que moi. Son corps se mouvait différemment, mais j'avais appris à faire avec. Je profitais de mon absence de souplesse pour contrebalancer ma mémoire musculaire, qui aurait pu me trahir à certains moments durant les entraînements. Elle était plus adolescente que moi, pas une machine à tuer éduquée depuis l'enfance à la précision meurtrière.
Et les vêtements comme ceux qu'on m'offrait me vieillissaient, sous cette apparence. J'avais joué dessus ce soir pour me rapprocher un peu de mon visage habituel, dissimulant quelques rondeurs dans les ombres, cherchant une allure plus mature pour une fois, et le résultat était plaisant.
Satisfaite, je finis par me redresser et entrouvrir la porte de la salle de bains. Keirv m'attendait juste à côté, l'immense housse dans les bras, et elle se faufila comme un serpent dans l'embrasure que je lui laissais. Je refermai, et nous passâmes les vingt minutes suivantes à accrocher tous les morceaux de métal à leur place sur la longue combinaison, et à jouer avec mes cheveux bruns pour trouver une position où les épingles tiendraient bien. Finalement, un chignon bas fit l'affaire, vieillissant encore un peu mon apparence.
Elle ajouta également un sublime ensemble de bijoux saphir assortis, qu'elle tira d'écrins de bois poli, recouverts de velours, et je devinai que la livraison de bijoux était arrivée elle aussi.
— Magnifique, soupira-t-elle discrètement.
— Merci Keirv. Va te préparer toi aussi.
Elle acquiesça, et nous sortîmes ensemble de la salle de bains.
— Jolie combi... sourit-il Kalyan en me regardant sortir.
J'eus comme l'impression d'avoir déjà entendu ce commentaire de sa part, mais je ne me souvenais plus quand. Je haussai les sourcils, songeuse, et m'installai confortablement dans le canapé en attendant l'heure. Kalyan me rejoignit rapidement, vêtu lui aussi de ses habits d'apparat cliquetants, et tandis que Keirv et Miri s'esquivaient pour quelques minutes, je posai ma tête sur son épaule. Un silence paisible, confortable, s'installa entre nous. Les doigts de Kalyan jouaient nonchalamment une quelconque mélodie muette sur ma cuisse, les miens dessinaient des arabesques sur la sienne. Pour la première fois depuis quelques semaines, je pris le temps de souffler, de respirer profondément, et de songer à ma situation actuelle. Le Q.G. des Thor me paraissait si lointain désormais, comme un souvenir trouble entouré de brume, dont le simple écho m'incitait à vouloir le repousser. Il ne pesait plus sur moi, ni sur ma relation avec Kalyan, ou du moins en avais-je l'impression.
— Hé, Kal ? murmurai-je.
— Hmmm ?
— Tu penses encore au Q.G. ? À ce qui...
Je ne sus comment finir ma phrase, et il n'attendit pas la suite.
— Parfois.
Mais cela ne le hantait plus autant. Nous nous étions pris au jeu de cette proximité, de cet attachement. Et j'aimais croire que, malgré toutes mes omissions, les bases étaient déjà plus saines que la dernière fois. Nous avions fait table rase, repris au point mort.
— C'est plus facile à oublier quand je suis Lyana ?
Il fronça un sourcil, baissa la tête vers moi, fit une pause pour réfléchir un moment.
— Non, répondit-il finalement. Tu es... toujours toi, quelque part.
— C'est à dire ?
Nous avions fait le tour de la chambre plusieurs fois pour nous assurer qu'il n'y avait aucun micro caché. Nous avions après tout nos espions personnels, Keirv et Miri. Et, autant je n'avais que peu de doutes sur les bonnes intentions de Keirv quand elle passait du temps avec moi, autant Miri... je n'avais pas confiance en lui. Kal était plus réservé sur son opinion, mais il tendait vers le même avis en fin de compte.
— C'est...
Il hésita, sembla chercher ses mots.
— Je sais que c'est toujours la même personne que celle que j'ai rencontrée. Les cheveux, les yeux... ça ne change rien. Je le vois quand tu bouges et quand tu te bats.
La remarque me tira un sourire qui était à la fois pincé et amusé.
— Qu'est-ce qu'il y a ? releva-t-il, sensible au mécontentement qui perçait dans mon expression.
— Tu te rends compte que pour...
Je butai un instant sur la formulation prudente, finis par le tourner de manière acrobatique :
— ... pour une fille qui a pris l'habitude de se fondre dans la masse en jouant toujours sur son apparence...
Il se fendit lui aussi d'un petit rictus amusé en voyant les pincettes que je prenais pour rester dans les clous de mon identité de fille de Thor.
— ... c'est vraiment la pire des insultes ?
— Non mais...
— T'occupe, rigolai-je, j'ai bien compris.
Je reposai ma tête sur son épaule, mais sentis l'inspiration qu'il prenait pour expliquer malgré tout :
— Si ça peut te rassurer, tes changements d'attitude sont incroyables. Ce n'est pas ça, c'est... quelque chose dans ta manière d'aborder chaque situation. Une sorte de défi, murmura-t-il, un ton plus bas. Un jeu. Même quand c'est mortellement sérieux.
— Mais c'est les meilleurs moments, ça, Kalinou, narguai-je.
Il se rembrunit à l'emploi du surnom, que je n'utilisais que rarement, souvent pour me moquer de lui, et j'entrelaçai mes doigts aux siens pour le rassurer.
— Merci.
— Pour ?
— Juste être là, c'est déjà bien.
Il déposa un baiser léger sur mon front, un courant d'air discret mais rafraichissant, et ne répondit rien. Nous restâmes assis là, enlacés dans le calme et le silence jusqu'à ce que trois coups discrets résonnent à la porte. Avec un gros soupir, je finis par me lever malgré une envie dévorante de rester affalée dans le grand canapé, face à la ville qui vibrait toujours.
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