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— Prêt ? demandai-je lorsqu'il sortit de la salle de bains.
Il approuva d'un hochement de tête, et je me redressai, avant de lui prendre la main en me dirigeant vers la sortie de notre chambre. Sur le trajet, il m'envoya quelques décharges mineures, comme un exercice additionnel en plus de tout ce que nous avions déjà fait, pour m'apprendre à les diffuser dans mon corps et à les rediriger. Tout comme un Loki pouvait être victime des flammes s'il n'avait pas de bouclier thermique, un Thor pouvait se faire électrocuter. Nous n'étions jamais invulnérables à notre propre magie.
Nous sortîmes du palais par l'un des étages supérieurs, parmi les plus proches du sommet du volcan, émergeant sur un large balcon duquel partaient une demi-douzaine de passerelles suspendues. Keirv et Miri marchaient derrière nous, arguant toujours au sujet des protocoles de sécurité du festival d'Arshina. De ce que j'avais compris, c'était la célébration centenaire de la construction de la cité, et de nombreux invités seraient présents. Les dvergar continuaient à creuser comme des fous furieux pour remplir les quotas de joyaux qu'ils présenteraient à leurs congénères, et nous allions justement visiter l'une des mines.
Je m'engageai sur l'un des ponts suspendus en pente douce en direction de la basse ville, d'où partaient la plupart des galeries qui traversaient le reste du volcan. Le pont, assez large pour laisser passer une dizaine de personnes côte à côte – et donc un peu moins de dvergar plus trapus – ne frémit même pas lorsque je posai le pied dessus. Il était rigide et droit, tendu comme la corde d'un arc, fait en ce que j'assumais être de l'acier de Nidavellir car je ne voyais pas quoi d'autre aurait pu être aussi résistant.
Sur mon passage, j'eus le droit à des regards, des salutations bienveillantes, et je m'étonnai pour la millième fois de la cordialité des gens qui me parlaient. Tout ça grâce à mes yeux azur. Il n'y avait rien de plus simple et de plus magique que ça. Ici, être un Loki était presque un crime passible de mort. Être un Thor en revanche offrait tous les honneurs. Cette mentalité dérangée, aussi tordue que bienveillante envers moi pour peu que je rentre dans la bonne case, m'horripilait autant qu'elle m'arrangeait.
— Ça va ? demanda Kalyan. Tu as l'air dans le vague...
— Oui, je... je ne me fais pas à tout ce...
Une dvergr en longue robe couverte d'une cotte de mailles fines et lustrées s'inclina sur mon passage, si bas que sa tête frôla mes genoux et ses longues nattes blondes balayèrent le sol, et je lui rendis la courbette aussi poliment et profondément que possible.
— ... tout, ça, justement, complétai-je lorsqu'elle se fut éloignée de quelques pas. Exactement ça. C'est d'une injustice assez frustrante, parfois.
Il hocha la tête, la mine fermée.
— Mais ça va.
— Et ton épisode de tout à l'heure ?
Il me fallut un moment pour comprendre à quoi il faisait allusion. Le coup de faiblesse au moment du tonnerre. Je tendis une main en avant, et des étincelles crépitèrent entre mes doigts tendus vers la voûte rocailleuse, suscitant des murmures d'admiration parmi les passants.
— Ce n'est toujours pas agréable, admis-je. Mais ça s'améliore.
Et c'était vrai. J'avais lutté depuis toute petite pour que le tonnerre ne provoque pas de réactions de peur paralysante, et je m'en étais plutôt bien sortie dans mes jeunes années. Mais depuis que je le manipulais presque quotidiennement, la peur et les souvenirs ressurgissaient parfois. La première fois, j'avais éludé pour esquiver les questions incisives d'Arnlari, et il en avait plus ou moins déduit que j'avais provoqué l'accident qui avait coûté la vie à ma mère. Depuis, je m'en tenais à cette version des faits.
— Tu as déjà essayé de contacter ta mère, d'ailleurs ?
Je secouai la tête en signe de dénégation, songeuse. Je ne voulais pas remuer le passé, raviver les cicatrices.
Et, plus honnêtement, j'avais peur. Elle m'avait élevée, du peu que je m'en souvienne, dans une tendresse patiente, aimante. Je n'étais pas certaine qu'elle aime ce que j'étais devenue sous la houlette de la Confrérie.
— Tu voudras le faire un jour ?
— Je ne sais pas.
Je posai le pied sur le balcon suivant, qui était une sorte de place avec une jolie fontaine d'eau bleuté, luminescente. Les dvergar qui se promenaient ici avaient une peau mate, tannée par le travail dans les tréfonds des conduits rocheux qui, de ce que j'avais compris, irradiaient d'une étrange lumière pareille à celle du soleil. L'une d'entre eux en particulier, un petit bout de femme à la musculature massive et au regard sournois, me gratifia d'une œillade peu amène. Elle avait, sur le côté de son épaule dénudée, une tache noire qui ressemblait à un coup de soleil des cavernes, comme on l'appelait. Je lui rendis un regard polaire, retombant brusquement dans mes penchants lokiens, et elle ne le soutint pas bien longtemps.
— À droite, indiqua Keirv en se faufilant devant nous pour se placer en tant que guide.
Elle nous entraîna dans de nombreuses volées d'escaliers, circulaires ou droits, raides ou larges, qui longeaient les bâtiments ou les reliaient, et nous descendîmes progressivement les différents niveaux de la cité jusqu'à atteindre ce que j'appelais les bas fonds. Les derniers bâtiments, toujours construits tête en bas, partaient de la voûte au-dessus de nos têtes et faisaient à peine plus de deux ou trois étages.
Sur le dernier balcon, qui donnait accès à un long tunnel, je pivotai pour admirer la ville. Nous étions sur la bordure la chambre magmatique, là où la voûte s'infléchissait pour former une cuvette. Loin en-dessous de nous, encore deux bonnes centaines de mètres plus bas, les eaux lumineuses du lac bleu étincelaient en silence. La ville résonnait du vrombissement des navettes qui circulaient désormais dans tous les sens, presque tous les étages étaient allumés. Il faisait frais, mais une fraîcheur agréable, et l'air avait une odeur légèrement salée et métallique, dûe aux vapeurs qui remontaient du lac.
Les bâtiments formaient une sorte de stalactite géante, une pyramide inversée depuis le haut de la caverne. Les plus longs, ceux qui tombaient le plus bas, étaient situés au centre, et ils se raccourcissaient progressivement en remontant sur les côtés. Ainsi, la haute noblesse avait une vue dégagée sur le lac en tout temps, et les hauts fonds se contentaient d'être au ras de la roche.
— Tiens, regarde là-bas.
Kalyan pointa du doigt une tourelle aux larges baies vitrées qui plongeait bien en-dessous de nous, que je reconnus comme notre suite. Nous vivions si bas, comparés aux autres bâtiments... Il n'y avait que trois tours qui piquaient plus bas encore, et elles étaient reliées à la nôtre par d'élégantes passerelles en formes d'arches.
— Combien de temps de marche ? demandai-je distraitement aux dvergar.
— Une bonne heure.
Je poussai un soupir de pure forme – une heure dans le noir, ça allait être une terrible partie de plaisir – et pivotai pour m'engager dans le large conduit qui s'ouvrait devant nous. Il avait été taillé au laser, parfaitement ovale sur sa hauteur, juste assez grand pour nous laisser passer Kalyan et moi sans que nous ne devions nous accroupir, illuminé comme toujours grâce aux veinures dans les murs. Le sol était rugueux pour éviter la glissade le long de la douce pente descendante, et ça allait être une tannée à remonter plus tard. Mais s'il y avait bien une chose que ces deux dernières semaines m'avaient appris, c'était qu'Ekrest m'avait fait faire suffisamment de randonnée pour que je puisse encaisser plus ou moins tout ce qu'on me faisait marcher ici.
Le trajet me permit de continuer à jouer avec les éclairs de Kalyan – comme si la session de ce matin n'avait pas suffi – et le temps que nous atteignions la première grotte minière, il faisait particulièrement chaud. Ce n'était cependant pas dû à l'effort que nous fournissions, mais plutôt à la géothermie. J'avais déjà visité la mine d'Uvar, et c'était la même chaleur étouffante qui donnait à l'air une densité incongrue, un contact presque épais. Dans la grotte, éclairée aux pierres et à une étrange mousse bioluminescente, nous enfilâmes des casques en métal, légers mais résistants, enfilâmes des combinaisons thermo-régulatrices, et repartîmes. Les premiers échos du travail des nains – ô combien ils détestaient cette appellation – se répercutaient désormais autour de nous.
Très vite, nous arrivâmes à un second avant-poste, une zone que j'évaluai comme un espace de repos pour les travailleurs... mais elle était déserte. Avec les combinaisons, la chaleur s'était faite supportable. Un système de magie régulée refroidissait en permanence le vêtement à ma température corporelle normale. Les dvergar, eux, n'en portaient pas, leur peau plus épaisse étant habituée aux fluctuations de chaleur souterraines.
Nous dépassâmes la salle, prîmes un escalier étroit, et je m'engageai dans les marches d'un pas précautionneux, méfiant. Les tintements des pioches qui cognaient contre la roche et le crissement des pelles résonnaient de plus en plus fort dans le conduit serré, créant un étrange rythme saccadé sur lequel seul un nain aurait pu créer un air. Les murs luisaient toujours de l'éclat bleuté de l'havis, et en passant mon bracelet rond et épais sur l'une des veinures qui courait le long de la paroi, mon bracelet s'illumina à son tour. Kalyan marchait derrière moi, la tête levée, les mains dans les poches.
— Tu es déjà venu ?
— Ça fait longtemps. Et la dernière fois, ils n'avaient pas encore creusé aussi profond. Je m'étais arrêté... eh bien au palier qu'on vient de dépasser.
— Cela date d'il y a des années, fils de l'orage...
La voix, pareille au flot d'une rivière turbulente, ricocha dans la cheminée que nous descendions. Je baissai la tête, surprise, avançai encore de deux paliers avant de tomber sur le souverain en personne, le roi Ankri, nous attendant patiemment. Il portait un costume de cuir usé, bien loin des vêtements d'apparat avec lesquels j'avais l'habitude de le voir, et là où il avait retiré sa lourde couronne d'or, ses cheveux s'aplatissaient naturellement, domptés par le poids qui les écrasait au quotidien. Je m'inclinai profondément en mettant le pied sur la dernière marche, jonglant dans l'espace réduit pour ployer correctement, puis m'écartai pour laisser les autres voir le roi.
Si Kalyan esquissa un salut semblable au mien, ferme et formel, Keirv et Miri plongèrent tous les deux presque aussi bas que terre dès qu'ils le purent.
— Sire, que...
— On m'a dit, entama-t-il à l'intention de Kalyan, ignorant royalement ses sujets, que la préparation de la célébration d'Arshina avance particulièrement bien. Êtes-vous également venus pour le voir ?
— Oui Sire, répondit Kal. Et nous avons également voulu visiter la mine en elle-même, étant donné que nous ne l'avons pas encore vue.
— Oh, vous savez, les galeries se ressemblent toutes a un moment donné.
Du coin de l'œil, je vis Keirv ravaler un commentaire qui paraissait plutôt acerbe, et me souvins que son oncle s'occupait de l'une des mines... la même que celle dans laquelle travaillait son frère. Mais Ankri était un dvergr désabusé, souvent cynique même, qui n'accordait pas de grande valeur aux efforts d'autrui.
— C'est vrai, mais pour quelqu'un comme moi qui ne connais pas encore, c'est des visites passionnantes ! intervins-je.
— C'est vrai ? Vous vous plaisez chez nous ?
— Plutôt oui. La lumière du soleil me manque souvent le matin, mais sinon c'est une très belle cité.
— Vous êtes une lève-tôt d'après ce qu'on m'a rapporté...
— Absolument.
— Et vous savez d'où ça vous vient ?
Je repris ma descente à sa suite, faisant mine de me souvenir, mais cherchant en réalité une véritable histoire ou anecdote qui justifierait cela. Lyana était une personnalité enjouée, bavarde, loin de ce que j'étais d'habitude, mais je n'avais pas trop de mal à me fondre dans sa peau. Elle avait les mêmes origines que moi, à la différence que c'était de sa faute si sa mère était morte, et elle était plus que perplexe sur la famille de Thor, ce qui était plus ou moins mon état d'esprit actuel. D'où lui venait sa mentalité de guerrière lève-tôt ?
— De la rue, probablement... finis-je par hésiter.
— De la rue ? releva-t-il, perplexe.
— Eh bien... après le décès de ma mère, j'ai passé quelques mois dans les bas-fonds d'une ville midgardienne, et...
— Ah, je vois. Il fallait se lever tôt pour éviter le crime ?
J'opinai en silence, et Kalyan embraya :
— Impossible de la faire changer d'opinion depuis... et ce n'est pas faute d'avoir essayé ! Mais cinq heures du matin, c'est trop tôt Lily, je suis désolé.
— Le crime ne dort jamais, pouffai-je, essayant de garder un ton sérieux.
— Et toi tu ne dors pas assez maintenant.
Je lui donnai un coup de coude pas trop fort dans un virage, et il me bouscula gentiment dans la volée de marches suivantes.
— Bref, Sire, repris-je, vous parliez de la fête d'Arshina. Vous allez vraiment réunir un million de pierres précieuses ?
— Des petites, des grandes, des rondes ou taillées en forme de diamant... énuméra-t-il avec une étrange lassitude mondaine. Oui, un million de pierres précieuses. Mais une seule sera réellement importante. Notre trésor.
— Le joyau de votre collection ? relevai-je, perplexe.
— Oui. Une pierre d'une valeur inestimable, car elle possède des propriétés magiques.
— Comme une... comment on l'appelle ? Alethe, c'est ça ?
Le roi esquissa un sourire poli, mais quelque peu méprisant.
— Pas exactement. Les alethes sont des ressources naturelles, comme le fer ou l'acier. Cette pierre-ci est unique car, voyez-vous, nous l'avons volée.
— À qui ?
— La déesse de l'hiver elle-même, admit-il avec une fierté non dissimulée.
Je faillis bien rater la marche suivante, et dévaler les escaliers raides vers une mort plus ou moins certaine. Skadi ? La déesse-géante ?
Celle que j'avais tuée ?
Et soudain, j'eus un terrible doute. Levi m'avait parlé d'un artefact qui était nécessaire pour libérer Loki. Une réserve d'énergie, en quelque sorte, qui était une clef pour accéder à la prison de notre père.
— Rassurez-moi, vous ne la gardez pas à l'air libre ? osai-je, tâtant le terrain d'un ton méfiant. Elle est bien en sécurité dans votre inventaire ?
— Pas... exactement. C'est un artefact qui ne peut être stocké dans un inventaire magique.
Oh Loki tout puissant. Kalyan me coula un regard interrogateur et quelque peu méfiant, et je dus me faire violence pour paraître la plus ingénue possible. Je ne lui avais pas parlé des clés pour libérer Loki, évidemment, et il fallait bien sûr que ça ressorte ici.
— Mais ne vous en faites pas, elle est en sécurité. Le seul moment où elle pourra être volée sera durant la célébration de la semaine prochaine, et je ne lésinerai pas sur la sécurité.
Je fronçai un sourcil. À une époque, cela aurait sonné comme un défi à mes oreilles, mais cette fois, je le laissai résonner, songeuse. Si Ankri détenait réellement la clef d'ambre de Skadi, qui avait officiellement été perdue depuis des années... Levi en aurait besoin. Et je n'aurais d'autre choix que de l'aider. Car, même s'il me servait de diversion, que c'était lui qu'on pourchassait aux quatre coins des Neuf Mondes et pas moi, c'était mon rôle de libérer Loki, que ce soit moi-même ou en orientant les chemins de ceux qui le pourraient. Je n'avais pas oublié ce que Mímir m'avait expliqué au sujet de mon rôle de rouage... et je n'avais pas non plus oublié la facilité avec laquelle Loki m'avait emprisonnée dans un rêve à la première contrariété.
Si la pierre qu'Ankri détenait était réellement le trésor perdu de Skadi, mon séjour ici venait de se compliquer drastiquement.
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