8. Le poids des conséquences (1/2)
Le Portugais hoche la tête sans montrer d'affolement ni de surprise. Il porte les doigts à sa bouche et lance un sifflement perçant à l'attention du premier chariot. Le visage de notre chef se penche sur le côté de la carriole.
— Fabrizio ! Là-bas, en contrebas ! pointe João. Prends le chemin de terre qui part vers la forêt ! Je m'occupe des traces !
L'Italien agite la main en signe d'assentiment. Les mules s'engagent dans la descente et la ville disparaît à ma vue. Combien de temps nos ennemis mettront-ils pour se lancer à notre poursuite ? Je me tortille sur le banc et ne cesse de jeter des coups d'œil inquiets derrière nous.
Au bas de la colline, Fabrizio engage son chariot sur la piste qui zigzague à travers champs. À mes côtés, João regarde droit devant lui, le front plissé dans un effort d'intense concentration. Ses doigts tendus dansent comme s'il jouait d'une harpe invisible tandis que sa main gauche se serre sur sa poitrine.
Alors que la roulotte de tête pivote sur le sentier de traverse, deux traces de roues bien nettes continuent sur la route principale. J'entrevois un reflet fugace qui poursuit son chemin cahotant, imprimant dans la terre meuble les marques qui auraient dû être les nôtres. À l'endroit où Fabrizio a tourné, les herbes folles restent aussi hautes et droites que si personne n'y était passé depuis des jours. Le même prodige se reproduit pour la carriole conduite par Pedro, puis pour la nôtre. Quand je regarde derrière moi, je découvre avec stupéfaction nos traces qui s'éloignent sans nous sur la route et, l'espace d'un battement de cils hébété, je ne sais plus où je me trouve réellement.
Lorsque nous avons parcouru une centaine de toises, João pousse un long soupir et se détend avec un affaissement visible. Il essuie quelques gouttes de sueur sur son front, lisse sa moustache. Ses yeux retrouvent leur mobilité coutumière et se posent sur moi, animés d'une étincelle de satisfaction.
— Cela devrait ralentir quelque peu les recherches.
J'opine du menton, bouche bée. J'ignorais totalement qu'un tel prodige fût possible. Le don des Veilleurs ne cessera jamais de me surprendre.
— Ne risquent-ils pas de voir les traces laissées sur la Toile ?
João secoue la tête.
— Seul un Veilleur pourrait les trouver et sûrement pas s'il galope à vive allure, le nez collé sur la route. Les soldats devront d'abord se rendre compte que nous ne sommes plus devant eux, puis retracer leurs pas plus lentement. Comme je le disais, ce petit tour va nous gagner un répit.
Le Portugais taciturne se lance rarement dans une longue conversation, je m'attends à ce qu'il s'en tienne là. Cependant, après un temps de pause, il reprend :
— Tu sais, quand le tocsin a sonné, plus tôt dans la nuit, Fabrizio voulait partir sans vous attendre.
Je baisse les yeux, honteux. Nous avons plongé toute la troupe dans une situation épineuse avec notre expédition inconsidérée. Peut-être auraient-ils mieux fait de nous abandonner, effectivement. Je joue avec mes doigts sans trop savoir que répondre.
— Ah ? Pourquoi ne l'a-t-il pas fait, finalement ?
— Parce que je l'ai convaincu de rester jusqu'au lever du soleil, pour vous laisser une chance de nous rejoindre.
Je relève la tête pour observer João d'une attention renouvelée. Il est concentré sur le chemin malaisé devant nous et je n'aperçois que son profil. J'ai du mal à déchiffrer l'expression de son visage. À vrai dire, je n'ai jamais pris le temps d'apprendre à connaître le Portugais, qui garde d'habitude ses pensées pour lui-même. Je lui préférais les leçons de Guy, les facéties de Heinrich ou la bonne humeur de Pedro. La facette que je découvre me cueille au dépourvu.
— Je... merci, je suppose.
Il hausse les épaules, comme s'il ne voyait rien d'extraordinaire dans son soutien.
— Nous formons une troupe, il faut bien se serrer les coudes. Ne crois pas que je sois insensible à ces rêves, aux paroles de ce mystérieux pèlerin ou aux manigances de ces Italiens... Et puis, comme tu as pu le constater, nous avons également mis le temps d'attente à profit pour planifier notre fuite.
Je relâche une longue expiration. La fatigue de ma nuit blanche, de l'affrontement et de la nage dans la rivière s'installe en conquérante sur mes épaules. Une grosse boule se loge dans ma gorge quand je pense aux conséquences de nos actes, pour nous et pour nos compagnons. La remarque de João sur la solidarité d'une troupe retourne encore le couteau dans la plaie.
Le Portugais reprend d'un ton réprobateur :
— Nous avons deviné vos intentions dès que nous avons découvert votre mot, hier soir. Je dois dire que je n'ai pas été très surpris... un peu déçu, peut-être, de réaliser que le déjeuner chez l'archevêque n'avait pas suffi à vous inciter à la prudence. J'ai été plus étonné de la part de Guy. Je ne m'attendais pas à un acte aussi inconsidéré de sa part.
— Ce n'est pas la faute de Guy, lâché-je, les dents serrées, avant même d'avoir réfléchi.
João hausse un sourcil interrogateur.
— C'était mon idée, expliqué-je. Nous sommes partis, Heinrich et moi. Guy nous a rattrapés à la sortie de la foire.
Jusque-là, je louvoie avec la vérité. Sans trop savoir pourquoi, je me sens tenu de maintenir la couverture du Français.
— Je lui ai dit que rien ne me ferait renoncer. Il a décidé de nous accompagner... pour nous protéger et nous prêter main-forte. Et maintenant...
J'agite la main vers le fond de la roulotte où le Français est allongé, inconscient, et je ne parviens pas à terminer ma phrase. Une poussière me pique les yeux ; je m'essuie d'un revers de manche.
— Et finalement, l'avez-vous trouvé ? demande doucement João.
Englué dans mes noires pensées, je ne comprends pas tout de suite à quoi il fait référence.
— Quoi donc ?
— Hieronymus, bien sûr. Le prophète ! C'est bien lui que vous cherchiez à rencontrer, n'est-ce pas ?
— Oui, Hieronymus, soupiré-je. Nous l'avons trouvé. Nous lui avons même parlé.
En quelques phrases, je lui raconte les aventures de la nuit, depuis notre arrivée à l'abbaye jusqu'au moment où nous avons rejoint le campement, trempés des pieds à la tête.
— Voilà qui change la donne... médite João. Que sont devenus les objets que vous avez rapportés, le clou et le livre ?
— Ils sont toujours dans le sac, dans ma roulotte, indiqué-je en tendant la main vers le chariot qui nous précède. Mais il aurait mieux valu les laisser pourrir là où ils se trouvaient !
La colère enfle dans ma poitrine, attisée par un sentiment d'impuissance devant ce que nous avons déclenché.
— Sans ma maudite idée, m'emporté-je, nous ne serions pas poursuivis en ce moment comme des malfaiteurs, nous ne nous serions pas mis à dos des ennemis puissants qui n'auront de cesse de récupérer ces objets, nous n'aurions pas détruit une chapelle vieille de mille ans, avec peut-être de pauvres moines ensevelis sous les décombres, et Guy... Guy ne serait pas entre la vie et la mort.
Ma voix se brise sur ces mots. Une barre me traverse le front. Le trop-plein de frayeur, de fatigue et de tension accumulées ces dernières heures déborde en larmes sur mes joues. Avec un reniflement lamentable, je tente de les essuyer d'un coup de manche maladroit, honteux de ma faiblesse.
João m'observe sans rien dire, déstabilisé par ma réaction. J'ai l'impression qu'il retient les reproches qu'il s'apprêtait à prononcer.
— Tu devrais aller te reposer un peu, soupire-t-il finalement.
Je serre les lèvres sur un dernier hoquet, hoche la tête sans un mot, puis me glisse à l'intérieur du chariot.
Guy n'a pas bougé d'un pouce sous ses couvertures. Son visage blafard pourrait appartenir à une statue d'albâtre. Je m'écroule sur la paillasse voisine et sombre immédiatement dans un profond sommeil.
* * *
Je suis réveillé, je ne sais combien de temps plus tard, par des éclats de voix. Alors que les dernières bribes de mes rêves s'effacent, je conserve le souvenir de grands yeux verts planant au-dessus des bois et d'un doux chant lointain. Je me redresse, une grimace aux lèvres. Mes muscles protestent comme si une horde de chevaux m'était passée sur le corps et mes côtes me brûlent à chaque inspiration.
Le roulis familier du chariot s'est arrêté. Je redoute aussitôt le pire et cherche ma rapière des yeux. Hélas, elle est restée dans ma roulotte avec le sac contenant les reliques. Je tends l'oreille pour saisir les mots échangés au-dehors. J'identifie sans mal la grosse voix grave de Fabrizio ; elle donne la réplique à un timbre haut perché, plus mélodieux, que je ne connais pas, mais qui ne saurait appartenir à des gardes venus nous arrêter. La discussion animée ne paraît pas receler de menace immédiate ; je risque un œil hors du chariot.
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