7. Emportés par les flots (1/2)
Heinrich et moi échangeons un regard consterné.
— Les moines sonnent l'alerte ! m'affolé-je.
— Partons d'ici en vitesse ! Tiens, tu auras besoin de cela.
Il me tend ma rapière que je croyais perdue sous les décombres. Je le remercie d'un sourire profondément reconnaissant et referme mes doigts sur l'arme familière. Elle regagne son fourreau resté à ma ceinture avec un chuintement ravi.
— Je vais garder celle de Guy pour l'instant, continue-t-il. Avec cette blessure, il n'est pas en état de combattre.
Je me retourne, saisi d'un regain d'anxiété. Assis au sol, adossé à un pilier, la respiration difficile, le Français crispe toujours la main sur son bras. Sous la lumière jaunâtre des cierges, il me paraît aussi livide que l'autel de marbre blanc. Il essaie de sourire quand je me penche vers lui, mais sa tentative se transforme en grimace.
— Ça va aller, lâche-t-il entre ses dents serrées. Il faut juste que je reprenne mon souffle. J'en ai vu d'autres à Pavie [1]...
Je tressaille au nom de cette bataille de sinistre mémoire. Manifestement, Guy divague à moitié et ne sait plus ce qu'il raconte : à cette époque, il devait à peine avoir mon âge !
J'examine sa blessure de plus près et pince les lèvres d'un air soucieux. Un mélange de boue et de sang imprègne la manche déchirée du pourpoint. Dès que j'écarte ses doigts, un flot rouge frais se remet à couler. Il ne peut pas rester ainsi.
— Passe-moi ton couteau, Heinrich.
Je dois nettoyer la plaie sinon la gangrène risque de s'y installer et Guy pourrait perdre le bras. Mon père racontait des histoires horribles à ce sujet quand il évoquait ses souvenirs de guerre. J'ai besoin de linge propre ; or tous nos habits sont couverts de terre. Je fouille fébrilement au fond du sac de jute, y déniche ma chemise et entreprends de la tailler en longues bandes.
— Il me faudrait de l'eau. Sais-tu où nous pourrions en trouver ?
Heinrich opine de la tête et attrape mes morceaux de chiffon.
— Oui, il doit y en avoir à l'entrée, dans les bénitiers. J'en ai pour un instant !
Le temps qu'il revienne, je coupe la manche du pourpoint. Une partie du tissu colle dans la blessure et Guy laisse échapper un cri étouffé lorsque je retire l'étoffe gorgée de sang. À l'aide des bandages humides, je nettoie la plaie le plus délicatement possible. Les dents serrées, le Français maintient un silence stoïque, mais tressaille par moment. Quand je m'estime satisfait, je le découvre blanc comme du lait caillé. Pourvu qu'il ne tourne pas de l'œil ! J'entoure son bras de plusieurs bandelettes en comprimant fortement, jusqu'à endiguer l'écoulement. Il faudra se contenter de ces soins de fortune dans l'immédiat. Je me redresse en m'essuyant le front avant d'apercevoir mes mains maculées.
Heinrich, qui m'a regardé opérer sans oser intervenir, tente de dérider l'atmosphère.
— Si tu voyais ta tête, mon pauvre Guillaume !
Je l'observe à mon tour. La manche de sa tunique pend à moitié déchirée. Une croûte de boue recouvre ses cheveux hirsutes. Avec les marques terreuses sur son visage, il ressemble à un épouvantail. Un gros hématome naissant décore sa pommette, juste sous l'œil – sans doute un souvenir d'une pierre tombée de la voûte. Je lui renvoie un sourire goguenard.
— Tu n'es pas mal non plus, tu sais.
Heinrich incline la tête en direction de Guy, immobile, les paupières mi-closes.
— Tu crois qu'il va pouvoir marcher ? demande-t-il à voix basse.
— Je ne sais pas. J'ai fait ce que j'ai pu, réponds-je sur le même ton.
Le Français ouvre un œil.
— Il a peut-être le bras en charpie, mais ses oreilles fonctionnent encore ! Ne m'enterrez pas trop vite !
Sa tentative de raillerie se brise sur les derniers mots. Il essaie de se redresser. Je me précipite pour le soutenir, mais il m'arrête d'un geste péremptoire. Lentement, sans mouvement brusque, il se relève en prenant appui sur la colonne. Debout sur des jambes encore flageolantes, il avance de quelques pas hésitants en direction de la sortie. Je l'observe en me mordillant le coin de la lèvre, attentif au moindre signe de faiblesse.
— Ça devrait aller, conclut-il, si nous ne marchons pas trop vite.
— En es-tu sûr ?
— Mais oui ! Avec le bandage, je me sens déjà beaucoup mieux ! Tu as de vrais doigts de fée, Guillaume, ajoute-t-il en tournant la tête vers moi avec un léger sourire. Merci.
Je détourne le regard pour ne pas croiser ses yeux bleu-gris trop perspicaces. Le rouge me monte aux joues sous le compliment. Heureusement, cela ne se voit pas sous mon masque de boue et de sang séché.
— Alors, si tu te sens mieux, ne restons pas là !
Je pars vers la sortie d'un pas décidé.
* * *
Personne ne nous prête attention quand nous quittons la cathédrale. Dans les rues avoisinantes, des hommes et des femmes, sortis en tenue de nuit à l'appel du tocsin, commentent l'événement, le regard tourné vers le monastère. Nous nous éloignons, la tête baissée. Des bribes de conversation nous parviennent au passage.
— Ce sont les cloches de l'abbaye.
— Je crois qu'il y a eu un effondrement.
— Ils ont besoin d'aide, j'y vais.
— Savez-vous s'il y a des blessés ?
— Apparemment, des moines sont enfouis sous les décombres.
Nous enfilons les rues au hasard jusqu'à gagner un quartier plus calme, loin de l'effervescence. Un coup d'œil en arrière, m'apprend que Guy peine à suivre le rythme. Il est temps de faire une pause ! Je m'arrête sous un porche avec Heinrich. Le Français nous rejoint et s'adosse au mur avec un rictus fatigué.
Mes propres pensées dérivent dans un brouillard opaque.
— Où allons-nous maintenant ?
— Les portes de la ville ne s'ouvrent qu'au lever du soleil, rappelle Heinrich. Nous devons dénicher un coin tranquille où patienter. Peut-être qu'Abby...
Guy lève la main pour l'interrompre, puis stoppe son geste avec une inspiration sifflante.
— Laisse ta dernière conquête en dehors de tout cela... Ce n'est pas un service à lui rendre... Nous allons être recherchés.
Heinrich plisse les lèvres sur une moue dubitative.
— Crois-tu ? Si les deux Hospitaliers ont péri sous les décombres...
— Nous n'en sommes pas certains, loin de là, contre Guy dans un pâle reflet de sa voix assurée habituelle. Dans le doute, mieux vaut envisager le pire... Imaginez un peu : fra' Torque se précipite chez l'archevêque, il nous dénonce pour le vol d'un livre sacré !
Je blêmis à ces mots.
— Nous allons avoir les hommes du bailli aux trousses.
Guy confirme d'un mouvement sec du menton. Ses yeux scrutent la ruelle déserte avec une fébrilité croissante. Son manège attise ma propre anxiété.
— Alors, nous ne pourrons pas sortir de la ville, grimace Heinrich. Nos ennemis vont surveiller les portes, fouiller les charrettes. Nous nous ferons arrêter.
Je gémis en me prenant la tête entre les mains.
— Recherchés dans tout le royaume d'Angleterre... Fabrizio va être furieux !
— En parlant de poursuites, reprend Guy d'une voix hachée. Si j'étais dans les bottes de Torque... j'irais juste après chez le comte du Kent... réclamer un sauf-conduit... pour arrêter les complices des voleurs avant le lever du soleil... Nous pouvons nous cacher en ville, mais Fabrizio, João et Pedro courent un grand danger... à cause de nous.
— Holà ! intervient Heinrich dans une volée de boucles. Ne dramatisons pas tout. Ce ne sont que des suppositions. La dernière fois que nous avons vu le frère Torque, il recevait une chapelle sur la tête !
— C'est un Veilleur, ne l'oublie pas, rétorque Guy. Tu as pu constater toi-même comme il était puissant... et à quel point la Toile était vive et souple dans cette crypte.
Le Français m'adresse un rictus crispé.
— Très impressionnant, d'ailleurs, Guillaume, ton petit tour là-dessous... La prochaine fois, évite tout de même de nous engloutir par la même occasion.
Guy essaie de rire, mais sa tentative se mue en grincement poussif.
— Je ne crois pas que notre adversaire ait péri, reprend-il après une longue inspiration, mais il a pu être retardé.
La voix du Français devient laborieuse, sa respiration haletante. Il reste appuyé sur le mur, le front baigné de sueur. Nous ne pouvons pas tergiverser ainsi indéfiniment. Il a besoin de soins approfondis, et de repos.
— Dans ce cas, inutile de perdre plus de temps à palabrer, coupé-je. Il faut sortir de la ville au plus vite, avertir nos amis et être loin d'ici au lever du soleil !
— Plus facile à dire qu'à faire, ronchonne Heinrich.
Je cesse d'écouter mes deux compagnons qui échafaudent des plans tous plus déraisonnables les uns que les autres. D'un geste las, je me masse les tempes ; je ne désirerais rien de plus que me rouler en boule sous ma couverture et oublier le reste du monde. Maintenant que nous ne marchons plus, la douleur dans mes côtes revient me harceler quand je respire. J'essaie de me concentrer et de réfléchir. Lorsque nous sommes arrivés, il y a trois – ou plutôt quatre ? – jours de cela, j'ai vu Canterbury depuis le sommet de la colline : une vaste cité aux toits gris, serrée derrière ses hautes murailles. Quatre grandes portes en contrôlent l'accès. Sur le flanc ouest serpente le fin filet argenté de la rivière Stour. Près des remparts, le cours d'eau se sépare en deux branches. L'une longe les défenses au nord-ouest et l'autre traverse le bourg depuis la porte ouest jusqu'au nord où elle s'épanche non loin du champ de foire. Voilà la solution ! Je relève la tête.
— La rivière, murmuré-je.
Mes compagnons s'interrompent et se tournent vers moi.
— La rivière traverse une partie de la ville. Si l'eau peut passer les murailles, alors sans doute nous aussi. Elle coule vers le nord. Nous n'aurons qu'à nous laisser porter par le courant pour déboucher non loin du campement.
— Ça se tente, accepte Heinrich.
Guy hésite plus longtemps. Il acquiesce du bout des lèvres.
— De toute façon, soupire-t-il d'une voix affaiblie, je crois qu'il n'y a pas vraiment d'alternative.
Un coup d'œil sur son bandage gorgé de sang m'indique que la blessure continue de couler. Le doute verse un filet d'angoisse dans mes veines. Pourra-t-il nager ?
— Rejoignons d'abord la rivière, proposé-je. Nous n'aurons besoin de nous mettre à l'eau que le temps de passer les remparts.
* * *
1. La bataille de Pavie (24 février 1525) est une lourde défaite française des guerres d'Italie, au cours de laquelle François Ier est fait prisonnier et de nombreux combattants français trouvent la mort.
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