5. Hieronymus (1/2)
Après le dîner, nous estimons plus prudent de ne pas retourner dans notre cellule. Il ne manquerait plus que nous tombions nez à nez avec fra' Torque dans le couloir ! Nous optons donc pour un tour dans les allées de l'abbaye.
Guy nous explique les détails de son plan : patienter jusqu'au coucher du soleil et la messe de complies, puis profiter de ce que tous les moines seront à la chapelle pour nous glisser dans les appartements de l'abbé. Pour occuper l'attente, le Français propose de se rendre à la bibliothèque qui contient les archives du monastère. Heinrich pousse un soupir appuyé.
— Pourquoi veux-tu mettre le nez dans un endroit plein de parchemins poussiéreux ?
— Parce que cela nous permet de patienter au chaud, le plus loin possible de la cellule de fra' Torque et que je suis curieux des ouvrages rassemblés par les moines.
— Crois-tu que les pèlerins soient autorisés à entrer ? demandé-je, dubitatif.
— Nous verrons bien, riposte Guy en nous entraînant dans cette direction.
La bibliothèque est abritée dans un vieux bâtiment aux pierres disjointes envahi par le lierre. La lourde porte de chêne cloutée s'ouvre sans opposer de résistance avec un grincement de bienvenue. Quatre longues tables remplissent une pièce en arcades haute de plafond ; des grappes de chandeliers diffusent une lumière chaleureuse qui invite à la lecture ; de grandes étagères couvertes de parchemins et d'ouvrages reliés tapissent le mur du fond. Une rangée d'écritoires s'alignent sagement à leur pied, en élèves attentifs. Il règne une agréable odeur de papier et de vieux cuir, mélangée à celle de la cire chaude. Assis devant l'un des pupitres, un moine copiste travaille avec application sur une enluminure. Un homme voûté aux rares cheveux blancs s'avance vers nous à petits pas.
— Oh des pèlerins ! s'étonne-t-il d'une voix légèrement chevrotante. Si vous cherchez la chapelle Sainte-Marie, elle se situe de l'autre côté de l'abbaye.
— Non point, mon frère, répond Guy. Nous venons en ce lieu de savoir pour en apprendre plus sur cette belle abbaye de Saint-Augustin.
— Ah...
L'archiviste joint ses mains parcheminées d'un air gêné.
— La consultation des ouvrages est réservée aux moines. Certains de ces rouleaux ont plusieurs siècles, vous savez. Mais peut-être puis-je vous renseigner ? Qu'auriez-vous aimé apprendre ?
Guy paraît déçu. À ses doigts qui tressaillent, je devine qu'il brûle de tourner les pages des livres rassemblés ici. Je suis moi-même très impressionné par la collection de la confrérie : des centaines d'ouvrages s'empilent sur ces rayonnages !
— Cette abbaye est très ancienne, n'est-ce pas ? interroge le Français avec une avidité non dissimulée.
— Oh oui ! Ce monastère fut fondé par Augustin de Canterbury, il y a près de mille ans de cela !
Les yeux du vieux moine brillent de plaisir devant cet auditoire inattendu. Il se racle la gorge et sa voix prend de l'ampleur.
— Les écrits de William Thorne, l'un des grands chroniqueurs de l'abbaye, racontent qu'Augustin était envoyé par le pape Grégoire le Grand pour convertir les Anglo-saxons. Il cherchait un lieu sacré afin d'y établir une communauté chrétienne. Un ange lui est apparu dans ses songes et l'a guidé jusqu'ici. Avec les premiers moines, il a construit la chapelle Saint-Pancrace, qui est la plus ancienne du site, et fondé notre confrérie. C'est à cette époque également que fut érigée la première cathédrale de Canterbury. Saint Augustin a passé la fin de sa vie en ce lieu à rédiger un ouvrage rassemblant ses visions et ses préceptes de sagesse. Malheureusement, ce grimoire précieux s'est perdu ou n'a peut-être jamais existé. Nous n'en avons pas trace dans nos archives alors même que nos plus vieux parchemins remontent à la fondation de ce monastère.
Il pousse un soupir de regret, puis poursuit son histoire.
— Pendant deux siècles, cette abbaye est restée le seul établissement religieux d'importance de la région. C'est pourquoi les rois du Kent étaient enterrés ici même. Les gisants se trouvent encore dans la chapelle Saint-Pancrace. Un peu avant l'an 1000, notre confrérie est devenue bénédictine et s'est agrandie pour accueillir une communauté plus importante...
L'archiviste continue sur sa lancée, mais je n'écoute plus que d'une oreille. Du coin de l'œil, j'aperçois Heinrich qui baille à s'en décrocher la mâchoire. Pendant que Guy et son interlocuteur discourent sur l'histoire de l'abbaye, mes pensées s'évadent et je perds le fil du temps.
Le carillon insistant des cloches me tire de ma rêverie.
— Oh, voilà qu'on sonne déjà complies ! s'exclame l'archiviste. C'est l'heure de la messe. Partez devant, mes frères, je dois encore ranger ces ouvrages.
Nous sortons de la bibliothèque. D'un peu partout, les moines convergent en petits groupes vers l'église Saint-Pierre.
— Par ici, chuchote Heinrich.
Nous contournons avec lui le bâtiment et nous dissimulons derrière un buisson. Quelques instants plus tard, une porte se ferme d'un claquement sec. L'archiviste et son copiste se dirigent à petits pas pressés en direction de la grande chapelle. Bientôt, les prières s'élèvent dans la nuit tombée. Nous avons les lieux pour nous le temps de la messe.
* * *
Avec la disparition du soleil, l'obscurité prend ses aises dans les allées. Nous nous dirigeons au jugé vers le logis de l'abbé dont la porte s'ouvre d'une simple poussée sur un intérieur de ténèbres. Seule une rémanence rougeoyante émane d'une lanterne moribonde. À tâtons, Heinrich déniche de l'étoupe et un briquet à silex sur la table. Il rallume la mèche pendant que Guy referme le battant derrière nous.
La flamme entraîne les ombres dans une danse sur les murs. La petite salle dallée de pierre accueille un long buffet, une rangée de patères et un crucifix de fer. Un escalier de bois s'élève vers le premier étage et deux portes closes conduisent au reste de l'habitation. Nous écoutons, l'oreille aux aguets. Seuls les coups sourds de mon cœur résonnent dans ma poitrine.
Guy se concentre, le regard figé dans le lointain. Une vibration me parcourt des pieds à la tête, comme une sorte de frisson, et je comprends que le Français sonde la Toile. Il tourne lentement sur lui-même en agitant les mains, puis s'immobilise.
— Je sens la présence d'un Veilleur ici. Suivez-moi !
Le Français se dirige vers la porte du fond. À sa suite, nous pénétrons dans ce qui ressemble à une infirmerie. Une odeur d'herbes médicinales flotte dans l'air, sans parvenir à couvrir les relents de sueur et de maladie. Une rangée d'étagères soutiennent des pots d'onguent, des fioles de verre et des feuilles séchées. Au centre de la pièce, deux vrais lits munis d'un cadre de bois ont l'air bien plus confortables que les paillasses de nos cellules. Une forme allongée sous une épaisse couverture dort dans l'un d'eux. Une écuelle encore à moitié pleine du repas du soir et un pichet en terre cuite reposent juste à côté.
Heinrich s'approche et la lueur de la lanterne lèche les traits creusés de fièvre d'un vieil homme aux cheveux gris et sales. Une grosse barbe lui mange le bas du visage. Au moment où nous nous penchons sur lui, ses yeux s'ouvrent brusquement et nous fixent d'un regard fou.
Je recule d'un pas avec un cri de surprise. Le malade semble à peine nous voir. Une respiration laborieuse, un peu sifflante s'échappe de ses lèvres et il marmonne des mots sans suite dans un geignement. Guy s'agenouille à ses côtés.
— Jerome ? Jerome Keynes ? Je suis un ami de René de Rougemont.
— René, René, répète le prophète dans un râle.
— Des hommes ont dérobé la relique, la coupe de bois.
— Relique...
Heinrich soupire bruyamment.
— Tu perds ton temps, Guy. Il est clair que cet homme, quel que soit son nom, est aux portes de la mort. Tu ne tireras rien de sensé de lui. Venir ici était une erreur.
— Chut, tais-toi ! J'essaie de comprendre ce qu'il dit.
Le malade reprend ses gémissements, mais certains mots émergent de son délire.
— Le fou, pauvre fou ! Le souffle de Dieu... pas pour les mortels ! La Toile... déchirée ! Les sceaux... brisés ! Les fléaux de l'Apocalypse ont été libérés ! Ils marchent sur le sol mortel... Pauvre fou, le monde saigne ! Mille voix s'inquiètent, mille voix appellent. Les six Veilleurs arrivent... Ils avancent vers la lumière... Le septième, ne pas oublier le septième... Sans lui, tout est perdu... Les démons sont là ! Protéger les reliques... les tenir cachées ! Le grimoire ! Il faut le tenir loin de lui... oui, loin de lui. Il le cherche ! Il est proche !
Suspendu aux lèvres de l'illuminé, Guy tente de saisir ses moindres paroles. Pourtant, le discours me paraît sans queue ni tête.
D'un coup, le mourant jette une main décharnée, attrape mon compagnon par sa tunique. D'une poigne de fer, il le tire à lui, presque nez à nez. Ses yeux brûlants de fièvre semblent le voir pour la première fois. Un filet de bave coule à la commissure de ses lèvres.
— Vite ! La relique... aux pieds du Seigneur. Sauvez le livre sacré ! Dans la chapelle ! Protégez-le !
Avant même que Heinrich ou moi ayons pu réagir, l'homme s'écroule sur son lit, inconscient, ses dernières forces épuisées dans ce sursaut de lucidité.
* * *
Guy tente en vain de ranimer le malheureux, mais celui-ci vogue déjà entre les mains de Dieu, vers des rivages inaccessibles. Je prends conscience du temps écoulé avec une acuité inconfortable. L'oreille aux aguets, je déambule de long en large dans la pièce sous l'aiguillon d'une nervosité grandissante. Impossible de savoir quand se termine la messe du soir ! À chaque instant, je redoute d'entendre la porte d'entrée s'ouvrir sur l'abbé.
Bientôt, je n'y tiens plus.
— Guy, nous devrions partir.
— Mais nous ne savons pas où chercher ! s'affole le Français. Comment donc aux pieds du Seigneur ? Quelle chapelle ?
— Nous pourrons toujours en discuter dehors, conseille Heinrich, mais pas si nous nous faisons pincer dans cette pièce comme des rats !
Je tends l'oreille.
— Il me semble entendre des cloches !
Heinrich ouvre la porte de l'infirmerie et écoute à son tour.
— Oui, je les entends aussi. C'est la fin de la messe.
Affolé, je me précipite vers la sortie.
— Guy, viens ! appelé-je en direction de mon compagnon encore agenouillé près du malade.
Le Français se lève à contrecœur et nous rejoint avec un dernier regard de regret pour le mourant, le tout dans une lenteur crispante.
— Adieu, Jerome, murmure-t-il pour lui-même. J'aurais aimé pouvoir te parler plus tôt et dans d'autres circonstances...
Heinrich repose la lanterne à sa place et souffle la flamme de la bougie. Les ténèbres referment aussitôt leurs longs doigts crochus sur nous. Mes yeux ont perdu leur accoutumance à l'obscurité et je ne distingue même plus mes compagnons à deux pas de moi. À tâtons, nous retrouvons la porte d'entrée et nous faufilons au-dehors.
Il était temps ! Des murmures de voix flottent dans la nuit. Les moines sortent de la grande chapelle pour rejoindre leur cellule. Une main sur la pierre froide, nous longeons le logis de l'abbé, trébuchant sur le sol inégal. Des pas crissent sur l'allée de gravier.
— Je vous souhaite la bonne nuit, mon père, prononce une voix jeune avec déférence.
— Et moi de même, mon fils.
Une porte se claque, le novice s'éloigne. Une lumière s'allume dans le bâtiment que nous venons de quitter et filtre à travers les volets. La lueur tremblotante rayonne dans l'obscurité à des centaines de toises à la ronde. Un frisson d'horreur rétrospective se glisse le long de mon échine. Heureusement que tous les moines assistaient à la messe durant notre discussion avec Hieronymus ! Nous atteignons le coin du bâtiment et patientons un moment dans le noir, à l'affût du moindre signe d'alarme de la part de l'abbé.
Sans la chaleur du soleil, la morsure du froid s'avive ; le vent glacé s'engouffre sous mes frusques rapiécées. Je claque des dents.
— Que... que faisons-nous, main... maintenant ?
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