39. L'or du roi (3/3)
Je retiens mon souffle. L'homme connaît-il la disgrâce de mon compagnon ? Mais non, il arrive tout juste de Paris et la nouvelle n'était sans doute pas encore parvenue à la capitale au jour de son départ. Il ne sait rien, ne reconnaît que le nom de Lorraine qui le fait tressaillir. Qui plaisanterait devant le frère du puissant duc de Guise ?
D'un geste autoritaire, Guy tend au capitaine la lettre scellée. L'homme pâlit devant la marque aux trois fleurs de lys, décachette le pli, lit à plusieurs reprises les quelques phrases tracées par Guy, puis déglutit.
— Ces accusations... commence-t-il.
— Le roi a des preuves irréfutables ! coupe Guy d'un geste sec. J'ai ordre de me saisir du baron, quel qu'en soit le prix.
Il porte la main à son épée pour accentuer sa menace.
— Ceux qui s'opposeront à la justice du roi seront déclarés traîtres à la couronne de France.
Trois autres gardes se précipitent, alertés par les éclats de voix. Toutefois, les hommes hésitent, les yeux rivés sur leur capitaine, en attente d'un signe de sa part.
Ils sont cinq, nous sommes sept. L'avantage du nombre nous appartient. Je me tiens derrière Guy, un peu en retrait, mais prête à le soutenir. Mon visage reste dans l'ombre. Les vêtements amples dissimulent la rondeur de mes formes. Je carre mes épaules et pose la main sur la poignée de ma rapière d'un geste assuré. Pas un seul instant les gardes ne se doutent d'avoir affaire à une femme.
Fort heureusement, le capitaine ne s'interroge ni sur la légitimité de notre acte sur le sol vénitien, ni sur la livrée des gardes qui nous accompagnent. Il ne songe qu'au sceau royal et à l'émissaire redoutable devant lui. Sa loyauté pour le baron ne s'étend manifestement pas jusqu'à affronter le courroux de son souverain. Il descend un genou à terre en signe de soumission, tire sa lame de la main gauche et la tend à Guy, poignée en avant.
— Je m'en remets à la justice du roi, Monseigneur.
Imitant leur chef, les gardes jettent leurs épées. Nous obtenons la maîtrise des lieux sans avoir fait couler le sang.
Ce matin-là, le baron de Semblançay se réveille de sa nuit de fête pour découvrir qu'il est mis aux arrêts sur les ordres du roi de France. Il apprend également qu'il ne mariera pas son fils aujourd'hui, ni même dans l'immédiat, mais cette nouvelle semble bien moins l'inquiéter que la première.
Je contemple le vieil homme tremblant qui s'abrite dans le lit derrière son drap, dans la chambre où nous avons fait irruption, et n'éprouve pour lui que de la pitié teintée de mépris. Il s'est laissé séduire par les belles paroles de l'Ordre du nouvel éveil ; il n'a pas hésité à trahir la confiance de son souverain. Maintenant, il va devoir répondre de ses actes devant le roi. D'une voix résignée, légèrement chevrotante, il promet à Guy de ne pas chercher à s'enfuir, en échange d'un traitement honorable et des égards dus à son rang de baron.
Nous trouvons dans son cabinet de travail un coffre rempli de pièces, de bijoux et de lingots, qui contient l'équivalent des cinq cent mille écus promis à Giulia de Gandolfi. Une somme colossale ! Jamais je n'ai vu un tel trésor de ma vie.
* * *
Guy veut d'abord partir au plus vite : il lui tarde de rejoindre le roi tant que celui-ci campe encore devant Milan. Cependant, le récit édifiant du voyage de Fabrizio et Pedro à travers la vallée du Pô ravagée par la peste nous retient. Animés de l'espoir que la disparition des quatre cavaliers de l'apocalypse fasse refluer la terrible maladie, nous décidons de patienter quelques jours à Venise.
Dans sa petite maison vénitienne, Fabrizio se remet des profondes griffures des harpies sous les soins diligents de Geiléis. Le retour de son mari et la fin du cauchemar accélèrent le rétablissement de madame Biancolelli qui se confond en remerciement à notre égard. La guérisseuse traite de son mieux la main mutilée de la pauvre femme et panse les doigts de Guy. Peu à peu, les horreurs de Giulia refluent dans les esprits, malgré les marques imprimées dans les chairs.
Hans et Heinrich restent au patriarcat le temps d'organiser les funérailles avec les représentants religieux de la ville. Le fils du cardinal nous autorise à nous installer dans la maison de Mestre qui lui appartient désormais. Le baron de Semblançay y dispose de sa propre chambre et peut aller et venir librement. Il a fait à Guy une promesse sur l'honneur et celui-ci s'en satisfait. Je soupire intérieurement. L'honneur est une noble valeur, mais je m'assure malgré tout qu'un garde accompagne notre prisonnier dans le moindre de ses déplacements. Jacques de Beaune semble toutefois résigné à son sort. La santé du vieil homme décline. Le long voyage depuis Paris l'a beaucoup fatigué et son arrestation vient de porter le coup de grâce.
Nous faisons surveiller la demeure des Semblançay par des gamins des rues. Philippe n'y reparaît pas. Sans doute a-t-il eu vent du sort de son père. Je redoute d'abord un acte désespéré de sa part pour délivrer le baron, mais il est seul, peut-être même sans argent. J'imagine qu'il se terre quelque part dans Venise, attendant notre départ.
Début octobre, un coursier poussiéreux débarque au patriarcat porteur d'une triste nouvelle pour toute la chrétienté. Le Saint-Père Clément s'est éteint dans la journée du 25 septembre [1], trois jours seulement après les terribles événements qui manquèrent dévaster Venise. Les paroles du cardinal Marliano sur la maladie de son vieil ami me reviennent en mémoire. À quel point le décès du pape est-il lié à celui de Vincenzo ?
D'attente en rétablissement, nous restons ainsi deux semaines à Venise. J'ai l'occasion de tenir ma promesse et de raconter nos aventures à Sabrina, Paloma et madame Biancolelli – du moins celles que des Dormeurs peuvent entendre. La jeune fille offre de me faire découvrir les merveilles de la ville pour tromper mon impatience et je parcours avec elle les ruelles tortueuses, les canaux aux eaux calmes, les rivages de la lagune. Ses conversations insouciantes et sa candeur rafraîchissante me permettent d'oublier pour un temps mon inquiétude pour mon père.
Les nouvelles de la vallée du Pô s'améliorent enfin et nous décidons de tenter la traversée de l'Italie. Hans ne souhaite pas s'établir à Venise ; les rues lui rappellent des souvenirs encore trop douloureux. Heinrich lui a proposé de partir à la découverte du monde et il a accepté avec reconnaissance.
À peine remis de ses blessures et fatigué de voyager sur les routes, Fabrizio veut profiter des siens – ce n'est pas moi qui lui donnerais tort. Je crois aussi qu'il est rassuré d'avoir en Heinrich, et peut-être Hans, deux dignes successeurs. Les frères continueront son œuvre de collecte des anciennes légendes et promettent de lui envoyer régulièrement des lettres avec leurs trouvailles. En échange, Fabrizio leur cède sa vieille carriole, celle dans laquelle Pedro et lui ont bravé l'Italie ravagée par la peste.
Guy s'est acheté un cheval et nous nous sommes procuré un chariot flambant neuf dans lequel nous chargeons le coffre et son trésor. Je frémis à l'idée de traverser l'Italie avec une telle somme d'argent, mais nous sommes armés, et nous sommes Veilleurs. Nous saurons nous défendre.
Nous emmenons bien sûr Jacques de Beaune. Le vieil homme a terriblement maigri depuis son arrestation. Ses forces l'ont quitté en même temps que l'espoir. Il ne se lève plus qu'avec difficulté et une toux rauque s'est emparée de sa poitrine.
Les sept reliques ont perdu le pouvoir de la Toile qui les habitait. João a souhaité conserver la fine croix d'argent, offerte en gage d'amitié par son ancien ennemi turc. Les six autres trouveront bonne place dans la collection du roi – si toutefois celui-ci accepte de nous écouter.
C'est l'heure des premiers adieux. Mon cœur se serre à l'idée de quitter deux compagnons fidèles après tous nos moments partagés, de peine, de souffrance, d'angoisse, mais aussi de joie, de réconfort et d'amitié. Sur le pas de sa porte, la famille Biancolelli nous regarde mettre la dernière touche à nos chargements.
Je m'approche de Fabrizio.
— Tu as une femme merveilleuse et une fille adorable. Prends bien soin d'elles.
Le vieil Italien me sourit de toutes ses dents, puis ouvre largement les bras pour m'écraser contre son ventre rebondi.
— Au revoir, Aurore. Je suis sûr que nous nous reverrons.
— Crois-tu ? demandé-je avec un pincement au cœur.
L'idée que nous nous quittions à jamais m'est insupportable.
— Mais oui, pour cela aussi je te fais confiance, ponctue-t-il d'un ample moulinet.
Pedro se dandine à l'écart, un peu gêné devant les effusions. Je m'approche et lui saisis la main avec douceur.
— Merci, Pedro, pour ta force tranquille et ta loyauté. Je quitte Venise le cœur léger en te sachant aux côtés de Fabrizio.
— Je serai toujours là pour lui, tu le sais !
Prise d'une brusque impulsion, je me hisse sur la pointe des pieds et dépose un baiser sur sa joue. L'Espagnol rougit jusqu'aux oreilles.
— Je n'aurais jamais cru être un jour embrassé par une vicomtesse ! s'exclame-t-il, une pointe de vénération dans la voix.
Je soupire intérieurement, renonçant à lui expliquer que je ne porte pas encore ce titre.
— Tu as de la chance, rétorqué-je avec un clin d'œil malicieux, il paraît que cela porte bonheur.
— Je n'en doute pas un seul instant, Madame Aurore, répond-il très sérieusement.
Cette fois, je ne le reprends pas non plus sur l'honorifique.
* * *
1. Le pape Clément VII décède à Rome le 25 septembre 1534.
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