38. Le crépuscule des Veilleurs (2/3)
Sans leur prêter attention, je bondis vers le minotaure. Le monstre baisse les cornes, les naseaux fumants devant ma rapière. Sa poigne velue attrape Guy par le col et le projette sur le côté. Dans un meuglement bestial et un raclement de sabots, il se rue à ma rencontre. Ses pas lourds ébranlent le toit sous mes pieds. Je me campe face à sa charge, le cœur battant à tout rompre.
Tous mes poils se hérissent, mais je sais que la créature n'est pas de ce monde. Au dernier moment, je plonge sur le côté, lâche ma rapière et saisis la Toile à deux mains. J'écarte les bras d'un geste brusque ; le Voile se déchire avec un froissement sinistre. Emporté par son élan, le minotaure bascule de l'Autre Côté et disparaît.
Je me relève, haletante, presque surprise que mon tour ait fonctionné. Ramassant mon arme d'une main à peine tremblante, je rejoins Guy en trois enjambées. D'un geste vif, je tranche ses liens, arrache son bâillon. Mes yeux le détaillent des pieds à la tête et s'arrêtent, horrifiés, sur le pansement rougi qui enveloppe ses doigts. Je déglutis.
Il s'assied avec un signe de tête reconnaissant, masse ses poignets et m'observe avec anxiété. Sa main se pose sur ma joue avec douceur.
— Aurore ? Est-ce que tu vas bien ? Ce sang...
Mon regard glisse sur ma tenue maculée.
— Ce n'est pas le mien, répliqué-je d'un ton qui sonne presque dur à mes oreilles.
Un hurlement déchirant me fait tourner la tête.
Au centre du toit, des serpents de feu nés de la Toile s'enroulent autour du corps du patriarche. Celui-ci ne parvient plus à maîtriser le Tissage devenu fou. Il lutte en vain ; il est trop seul. Une bourrasque plus violente le happe dans les airs. L'éclat de chêne s'échappe de ses mains et les brins qui en jaillissent fouettent l'espace dans une danse endiablée. Le masque de carnaval, arraché par les rafales, tombe et se brise sur les tuiles. Un cri d'agonie s'élève, couvrant un instant les rugissements du vent, puis le hurlement cesse brutalement, tel un fil coupé net.
Les liens de la Toile qui enserraient Marliano se ternissent. Son corps s'écrase au sol comme un pantin désarticulé, à côté du grimoire abandonné.
— Non !
Une lamentation de chagrin et d'horreur accompagne la chute fatale. Hans se redresse en vacillant, la main tendue sur un geste dérisoire. Il est à mi-chemin de son père, cependant les fils déchaînés lui barrent le passage aussi sûrement qu'un mur infranchissable. Le jeune homme pivote vers Giulia, le visage déformé par la haine.
— Maudite ! Tu vas payer pour cela !
L'Italienne se tient au bord du toit. Elle est parvenue à se défaire des tourbillons d'illusion et contemple, le rictus cruel aux lèvres, son ancien maître qui se débat au cœur d'une volée de harpies. Les oiseaux monstrueux plongent toutes griffes dehors pendant que Fabrizio se protège tant bien que mal avec un bouclier tissé de brins dorés. Hélas, les bêtes, bien trop nombreuses, le submergent. À peine en a-t-il repoussé une que deux autres prennent sa place.
Les pas délibérés de Hans claquent sur le toit de pierre ; un filet jaillit de ses doigts. Concentrée sur l'affrontement ailé, la perfide Italienne ne l'aperçoit que trop tard. Les mailles s'abaissent autour d'elle. Giulia recule d'un bond et bascule dans le vide avec un cri de surprise étranglé. Elle disparaît à ma vue en un battement de cils, balayée comme un mirage éphémère.
Une chute mortelle pour un Dormeur, mais sans doute pas pour une Veilleuse, armée de la puissance décuplée d'une Toile à l'agonie. Je me précipite, me jette à plat ventre et scrute les dalles du parvis à la recherche d'une forme écarlate. Sous mes yeux ébahis, les chiens de la Horde Sauvage volent à ma rencontre, suivis de toute la chasse, en une cohorte mugissante sortie tout droit des Enfers.
Bêtes et cavaliers passent en galopant sur les ailes du vent. Les sabots martèlent des pavés de bourrasques ; les cerbères se hérissent de la fièvre de la battue ; le Grand Veneur, couronné d'or, ferme la marche. Il porte à ses lèvres un cor de cuivre et l'appel triomphant retentit par-dessus le déchaînement de la tempête. Dans son poing tendu, le roi sombre retient une silhouette brune vêtue de soie rouge, cueillie en plein vol, telle une pomme véreuse.
Giulia gesticule comme une forcenée, sans parvenir à se dégager de l'étreinte fatidique qui l'a rattrapée. Un hurlement de rage et de désespoir descend jusqu'à moi et se glisse le long de mon échine avec un frisson d'épouvante. Le cri se transforme en un gémissement pathétique au moment où la cruelle Italienne prend conscience du sort qui l'attend : une vie d'errance au pouvoir de la Horde, sans jamais connaître le repos, jusqu'à épuisement de ses forces.
La chasse passe en trombe au-dessus de nos têtes et la tache écarlate se perd avec elle dans les nuages d'orages. Je reste paralysée, les yeux au ciel, incapable de mesurer pleinement l'âpreté de ce destin. Porté par le vent, un éclat scintillant tombe à ma rencontre. Un denier d'argent claque sur le toit, roule le long de la pente, avant de s'arrêter avec un tintement aux pieds de Guy, qui le ramasse.
Hans s'affaisse à genoux, désorienté, égaré. Son visage demeure braqué vers le ciel, vers la Horde qui emporte celle qu'il a cru aimer. Des larmes tracent deux sillons humides sur ses joues, sans qu'il esquisse un seul geste pour les essuyer.
Quand je me retourne, je découvre que Pedro chasse les harpies qui harcèlent Fabrizio. Chacun de ses coups renvoie l'un de ces monstres de cauchemar vers l'Autre Côté qu'il n'aurait jamais dû quitter. Libéré de la masse grouillante, le vieil Italien se relève avec une lenteur maladroite en s'appuyant sur le bras secourable de l'Espagnol. D'horribles griffures se devinent sous ses vêtements lacérés.
Heinrich débouche en haut de l'échelle, une balafre sanglante sur la joue. Il tire une courte silhouette taciturne pour l'aider à se hisser tandis que Geiléis grimpe juste derrière, une main légère posée en bouclier protecteur.
Mon bref élan de joie s'interrompt net. João ne me regarde pas. Ses yeux hagards se lèvent dans un geste dépourvu de volonté vers la lune carmin, vers le Grand Veneur qui guette, dressé sur ses étriers, l'arc à la main. La Horde tournoie au-dessus de nos têtes dans un ballet funeste ; le roi attend l'âme promise. Ce n'est plus qu'une question de temps : l'écoulement d'un sablier, quelques battements de cœur. João avance comme un automate, soutenu uniquement par la voix mélodieuse, envoûtante, de Geiléis qui chante à son oreille, qui le retient encore parmi nous. Autour de son cou brille la croix reprise à Torque.
— Vite ! Aidez-moi à rattraper le Tissage ! hurle Guy.
Les doigts serrés sur le denier d'argent, il rassemble les fils qui pendent à l'abandon. Heinrich lève son poignet enveloppé du halo lumineux de la bande de lin et imite son exemple. Fabrizio sort de sous son pourpoint la coupe et le clou ramassés dans la nef, s'approche de Geiléis d'un pas claudicant et lui tend la pointe rouillée sans un mot. La gardienne s'en empare avec une légère réticence pendant que l'Italien attrape à son tour les fils de la trame.
Que dois-je faire ?
Mon poing se crispe sur l'embout de lance ; ses arrêtes m'entaillent la peau. Mon regard balaie mes compagnons, se posant tour à tour sur chacun d'eux. J'hésite encore. Je maîtrise si peu la nature du Voile entre les mondes. Et si je me trompais ? Cependant, le souvenir d'une voix caverneuse repousse mes doutes, cette mille et unième voix qui s'est jointe à ceux qui croient en nous. Au fond de moi, je connais la solution, tellement simple, tellement évidente. Je sais ce qu'il convient de faire.
M'humectant les lèvres, j'avance d'un pas.
— Il nous faut la septième relique !
Guy pivote vers le corps sans vie de Vincenzo. L'éclat de bois brille à ses pieds, perdu au cœur d'un tourbillon de fils dorés devenus fous. Inaccessible. Hans a tenté de franchir ce mur mouvant et cinglant, sans succès malgré toute sa détermination. N'importe qui pénétrant ce maelström subirait le même sort que le cardinal.
— Impossible ! conclut Guy. Elle est hors de notre portée. Nous devrons mener le Tissage à six.
Son regard inquiet se tourne vers João, indifférent à notre agitation, les yeux absents levés au ciel.
— Et nous devons faire vite ! ajoute-t-il avec une moue préoccupée.
— Que veux-tu faire ? m'effrayé-je. Tu ne vas tout de même pas continuer cette œuvre démente ! Le souffle de Dieu n'est pas fait pour les hommes. Tu vas semer la folie sur le monde !
Les scènes de chaos de notre traversée de la ville me reviennent avec un frémissement d'horreur. Poursuivre le Tissage serait pire que tout.
— Quel autre choix avons-nous ? proteste-t-il avec une pointe de désespoir. Si nous relâchons la trame, Venise sera rayée de la carte, peut-être même toute la Vénétie ! Impossible de reculer : nous devons mener cette quête jusqu'au bout, terminer le Tissage pour sauver la ville.
Les bourrasques mugissent à mes oreilles. Des tuiles arrachées du toit s'écrasent contre la coupole. Les lames s'abattent sur le quai et noient les dalles sous un flot mousseux. Au milieu de ce chaos, mes autres compagnons nous regardent tous deux, indécis. Que choisir entre un souffle inhumain qui sèmera la folie, et la dévastation qui accompagnera la rupture du Tissage ?
Pourtant, il existe une troisième voie. Nous ne sommes pas six à avoir un don, mais sept. Il me faut cette relique.
— Tu te trompes, Guy ! Les rêves ne nous ont pas rassemblés pour libérer le souffle de Dieu. Renonce à cette quête ! exhorté-je, soutenue par une flamme de dragon. Nous pouvons faire autrement... un Tissage différent ! Mais il faut les sept reliques, pour que son influence contrebalance le premier. J'ai besoin que vous relâchiez les fils. Sans cela, l'éclat de bois de Vincenzo reste inaccessible.
Je pointe l'écheveau maintenu par leurs mains tendues. S'ils le laissent partir, le vent devrait l'emporter et dégager l'accès au morceau de chêne – du moins, je l'espère.
Heinrich hésite encore un peu, puis libère le pan de trame qu'il retenait.
— Je te crois, Aurore.
— C'est de la folie ! s'affole Guy. Si nous relâchons tout, il sera impossible de rattraper les fils par la suite ! Souvenez-vous de la combe ! Tout se brisera dans une déflagration monstrueuse !
— Nous dénouerons le Tissage de l'Ordre, expliqué-je d'une voix que j'espère assurée. Venise sera sauvée.
Pourquoi le doute ronge-t-il encore mon cœur comme un poison insidieux ? Je ne veux pas penser à l'échec. Je n'ai pas le droit à l'erreur. Si je m'arrête pour réfléchir aux vies qui dépendent de ma décision, je risque de perdre tout mon courage.
— Si tu te trompes, tu condamnes des milliers de Dormeurs innocents !
Je serre les dents devant ses yeux accusateurs. Le poids de toutes ces âmes, d'une ville entière repose sur mes épaules, mais je me redresse avec détermination.
— Je ne me trompe pas ! Et ils sont tout autant condamnés par le souffle de Dieu.
Fabrizio me jette un regard un peu incertain, puis ouvre les doigts avec un soupir.
— J'espère que tu sais ce que tu fais, Aurore.
— Qui tiendra la dernière relique ? interroge Guy d'un ton de plus en plus fébrile.
Il pointe vers Hans qui n'a pas bougé depuis la chute de Giulia, prostré, à genoux, le visage entre les bras.
— Lui ne nous aidera pas ! Même João n'en peut plus. Je ne suis pas certain qu'il puisse Tisser dans son état. Nous n'avons pas un instant à perdre !
Je secoue la tête, désemparée devant toutes ses objections. Mes idées me paraissent limpides, pourtant je ne trouve pas les mots pour les formuler.
— Je n'ai pas le temps de tout expliquer ! Mais c'est la seule solution pour réparer la Toile ! Je vous demande juste de me faire confiance !
Mon regard se tourne vers João qui s'agite sous la main de la gardienne, cherchant à s'échapper de la mélodie pour rejoindre le cavalier dans le ciel. Guy a raison. Je ne peux plus tergiverser. Impossible d'expliquer mon raisonnement, de convaincre, d'argumenter, sans perdre un temps précieux que je ne peux me permettre de gaspiller ! Tant pis !
Je prends une profonde inspiration et m'élance sur le toit.
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