
37. Le Nouvel Éveil (2/4)
Heinrich et Geiléis nous attendent dans le couloir. Le jeune Allemand glisse un couteau à sa ceinture. Je lui trouve un air fatigué, creusé par les épreuves qu'il a lui aussi traversées, mais son visage s'illumine à ma vue et sa gaieté contagieuse me donne du baume au cœur.
— Alors comme ça, j'apprends que tu te maries aujourd'hui et tu ne m'as même pas invité ! s'exclame-t-il dans une feinte indignation.
— Je crois que la noce devra être reportée, faute de mariée, rétorqué-je sur un clin d'œil espiègle.
— Ne traînons pas ici, interrompt Geiléis avec des regards fébriles à la ronde.
Elle tend une épée et son fourreau à João. Celui-ci s'en saisit après une hésitation marquée, comme s'il s'emparait d'un serpent venimeux. Je ne peux m'empêcher d'observer son bras droit à la dérobée avec une certaine nervosité. Que se passera-t-il s'il perd le contrôle de son corps ?
— Fabrizio et Pedro doivent nous attendre dehors, explique la gardienne. Venez !
Nous repartons à sa suite lorsque, soudain, un bruit de course retentit devant nous. Un bolide blond surgit au coin du couloir tel un cheval lancé à plein galop, l'épée à la main. Hans freine des quatre fers en nous voyant, lève son arme en position de combat. Sur son visage, l'affolement cède le pas à une calme détermination. Il bondit avec un cri.
— Alerte !
Des fils dorés jaillissent de ses doigts et esquissent les mailles d'un filet. L'heure n'est plus à la prudence, je pousse sur la Toile de toutes mes forces. Un vent puissant le percute en pleine poitrine.
Il bascule à la renverse et Heinrich saute sur lui, le couteau en avant. Sa main libre se referme sur le poignet de Hans pendant que l'autre bloque son coup d'un mouvement miroir. Les deux hommes roulent au sol, enlacés dans une lutte féroce. L'épée heurte violemment le mur, vole trois pas plus loin et claque sur le parquet.
Sous mes yeux effarés, une empoignade fratricide se noue dans un enchevêtrement de bras et de jambes. J'ai l'impression de contempler une créature bicéphale aux prises avec elle-même. Des boucles dorées voltigent en tous sens. L'éclat acéré du couteau brille entre des doigts crispés. Lesquels ? Je n'ose intervenir de peur de précipiter un geste mortel.
Puis Heinrich se redresse, victorieux, à cheval sur Hans. Ses genoux enserrent les bras de son adversaire, lui interdisant tout accès à la Toile. Sa lame lui entaille la gorge ; il appuie pour donner le coup de grâce. Mon cri jaillit :
— Heinrich, non ! C'est ton frère !
Ses épaules tressaillent. Il arrête son geste.
— C'est notre ennemi ! crache-t-il sans quitter Hans des yeux. Un changeur qui a pris mon apparence ! Je n'ai pas de frère. Pourquoi devrais-je l'épargner ?
Les deux hommes se dévisagent, chacun le reflet de l'autre. Les prunelles dures de Hans plongent dans celles, déterminées, de Heinrich. Deux regards azur de part et d'autre d'un mur d'incompréhension. Les lèvres de mon ex-gardien se serrent sur un rictus amer. Il ne nourrit aucune illusion sur son sort.
Je m'approche sans geste brusque et pose une main apaisante sur l'épaule de mon ami.
— Il n'est pas notre ennemi, affirmé-je d'une voix douce. Il a été trompé.
J'affronte les prunelles accusatrices de Hans. Giulia lui a menti. J'ai appris à le connaître au travers des gestes de compassion qu'il a manifestés envers moi, alors même qu'il me croyait capable des pires atrocités : il a tu mes rencontres secrètes au jardin, il est intervenu auprès de Giulia pour qu'elle cesse de me droguer, il partage mon angoisse sur le sort du monde. Maintenant, je dois le convaincre de nous aider.
— Giulia s'est jouée de Vincenzo. Elle s'est servie de lui pour traduire le grimoire, mais la guérison de la Chrétienté lui importe peu. Hier soir, j'ai entendu ses projets. Elle va rompre le Tissage. Le cardinal ne pourra pas le poursuivre seul et périra dans la déflagration qui ravagera Venise.
Je le regarde droit dans les yeux, sans rien lui cacher. Il sait que je ne lui ai jamais menti.
— Aide-nous, Hans. Nous pouvons encore sauver ton père adoptif si nous arrivons à temps !
Un voile de détresse obscurcit son visage ; l'éclat dur se noie dans son trouble. Ces dernières semaines lui ont révélé l'étendue de la cruauté de Giulia. Il cligne des paupières en signe d'assentiment.
Je me retourne vers Heinrich qui n'a pas bougé d'un cheveu.
— Écoute-moi. Hans est ton frère, abandonné comme toi à la naissance à la porte d'un monastère. Ne fais pas quelque chose que tu regretteras par la suite.
La lame du couteau hésite un instant sur la gorge vulnérable. Doucement, lentement, la pression de l'arme se relâche. Heinrich cède avec un soupir.
— Si tu le dis, Aurore. Je te fais confiance. C'est vrai qu'il serait dommage de perdre ma seule famille le jour même où j'apprends son existence.
Le jeune Allemand se relève, range son couteau.
— Mais je le garde à l'œil, ajoute-t-il avec un froncement de sourcils méfiant.
Son frère se redresse sur un coude, essuie les gouttes de sang qui perlent sur sa peau, presque surpris d'être encore en vie. Heinrich lui tend la main pour l'aider à se relever. Deux minces bracelets d'or glissent sur son poignet. Hans ouvre de grands yeux stupéfaits.
— Cette gourmette ! Où l'as-tu trouvée ?
Mon compagnon jette un coup d'œil surpris sur les deux bijoux.
— Tiens ? J'avais complètement oublié...
Il détache délicatement l'une des chaînettes.
— Il y a ton nom dessus. Je suppose qu'elle t'appartient.
Hans l'attrape avec émotion et la serre dans sa paume. Un sourire aux anges éclaire ses prunelles.
— Je la croyais perdue à jamais, égarée de l'autre côté de la Toile ! Par quel miracle se trouve-t-elle à ton poignet ?
Heinrich hausse les épaules avec une nonchalance affectée tout en agitant la main d'un geste vague.
— Oh, c'est un dragon qui me l'a donnée...
— Un dragon ?
— Oui, un dénommé Kahlsimm. Un peu écailleux, il est vrai, mais plutôt sympathique dans le genre voix caverneuse. Il m'a dit « Heinrich, mon ami. J'ai trouvé cette gourmette un jour. Je te fais confiance pour la rendre à son propriétaire. »
Hans le dévisage, ahuri.
— Tu parles bien d'une des Anciennes Puissances de l'Autre Côté ? interroge-t-il d'une voix mêlée de crainte. Comment êtes-vous encore en vie ?
— C'est une longue histoire et elle risque de devoir attendre. Je crois que la demoiselle à côté de moi est plutôt pressée, ajoute-t-il avec un regard en coin vers mon piétinement impatient.
Hans passe la gourmette à son poignet et Heinrich l'aide à se relever.
— Désolé pour l'accueil un peu rude, grommelle-t-il, bourru.
Quelques notes de musique fugaces ponctuent ces paroles, mêlées à l'écho d'un rire insouciant.
* * *
Hans nous entraîne à travers le palais jusqu'à la porte principale. Des gardes accourent, alertés par les cris de tantôt, mais l'ancien homme de main de Giulia les arrête d'un geste autoritaire.
— Tout va bien ! Fausse alerte ! Ces gens m'accompagnent ! Merci pour votre intervention, vous pouvez reprendre vos postes.
Les plantons le saluent avec un léger flottement avant de repartir. Ils le connaissent comme un proche de leur maîtresse et n'ont aucune raison de douter de lui.
Tout en trottinant à côté de Hans, je l'interroge d'une voix anxieuse.
— Le Tissage a commencé. Sais-tu où ils se trouvent ? Sais-tu... ce qu'ils ont fait de Guy de Lorraine ?
— Ils l'ont emmené avec eux. Giulia voulait avoir sous la main une personne maîtrisant déjà le Tissage et elle n'avait pas confiance dans le change... dans mon frère ni dans le Portugais.
— Et toi, pourquoi n'es-tu pas là-bas avec ton père ?
Le visage de Hans s'assombrit.
— Giulia m'a ordonné de rester te surveiller. Je crois qu'elle voulait surtout m'écarter : elle se méfie de moi. Hier soir, elle s'est mise dans une rage folle en découvrant que je ne te chaperonnais pas d'aussi près que j'aurais dû. Elle m'a traité d'incapable et de bon à rien.
Il serre les poings de colère. Manifestement, ce dernier éclat a définitivement brisé les sentiments qu'il nourrissait pour elle.
— Je devais monter la garde toute la nuit, soupire-t-il en passant une main lasse dans ses boucles, mais j'étais épuisé par mes Tissages des derniers jours. Comme tu étais ligotée dans ta chambre, incapable de bouger le petit doigt, je suis allé m'allonger un instant. Je me suis assoupi...
Je remarque les arêtes saillantes de son visage, ses orbites rongées de cernes. Les quelques heures de sommeil volé n'ont pas suffi à le reposer. Il a beaucoup présumé de ses forces pour maintenir la cage dorée, et la trahison envers Marliano le blesse comme un coup fatal.
— Quand je me suis réveillé, je me suis précipité dans ta chambre. J'y ai trouvé Philippe attaché à ta place. Affolé, j'ai couru d'une traite jusqu'à l'autre aile du palais, sans même songer à alerter la garde. Je crois que je ne pensais plus très clairement...
Nous sortons dans la rue. Des fils d'or intriqués zèbrent le ciel et s'étendent à perte de vue. Je contemple, fascinée et terrifiée, ce Tissage colossal issu tout droit des légendes.
— Ils doivent s'être mis en hauteur, murmuré-je, pour observer jusqu'à l'horizon.
Hans confirme d'un hochement de tête.
— Ils sont sur le toit de la basilique. Un petit escalier permet d'y accéder. J'adorais me faufiler là-haut quand j'étais plus jeune. On a une vue splendide sur Venise et toute la lagune. Je vais vous guider.
Deux silhouettes que je connais bien émergent de l'ombre d'un encorbellement au même moment, avec chacune en main un lourd bâton ferré.
— Fabrizio, Pedro !
Je saute au cou du vieil Italien dans un joyeux soulagement. Je me faisais tant de soucis pour eux avec l'épidémie de peste !
— Sabrina, Paloma... ta femme ? interrogé-je, le souffle court.
— En sécurité chez Tolomeo, répond Fabrizio d'une voix tendue. C'est tout ce qui importe, maintenant. Aurore, as-tu vu le ciel ? Que se passe-t-il ?
— Je t'expliquerai en route. Il n'y a pas de temps à perdre ! Venez !
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