36. Mensonges et trahisons (1/2)
Je flotte dans un brouillard cotonneux, sans pieds, sans mains, sans même un corps, si légère qu'une simple brise pourrait m'emporter au loin. Qui suis-je ?
Mon esprit se fond dans un cocon moelleux, un havre de douceur loin des turpitudes extérieures ; je m'abandonne avec volupté à cette douce chaleur. Où suis-je ?
Parfois, des fantômes fugaces virevoltent hors de portée dans un ballet dément, des ombres impalpables qui refluent l'instant d'après. Qui sont-ils ?
Une voix prononce des mots sans aucun sens ; les sons m'agressent d'un bourdonnement insaisissable. Que me veulent-ils ?
Un sentiment de malaise me tiraille. Pourquoi ai-je l'impression d'oublier quelque chose ?
Un objet froid se pose sur mes lèvres ; un liquide coule dans ma bouche. J'avale. Mes pensées s'égarent dans une volée de papillons colorés. J'éclaterais de rire si je savais encore comment.
* * *
J'ai l'impression d'avoir reçu un palais sur la tête, ou même Venise tout entière avec ses canaux et ses clochers. Que s'est-il passé ? Je fouille dans mes souvenirs, mais ceux-ci me fuient. La tentative réveille le martèlement douloureux d'un troupeau de chevaux galopant sous mon crâne à bride abattue.
J'ouvre les yeux. Des taches floues irisées dansent un carrousel halluciné.
Au prix d'un effort de volonté, je soulève ma main ; elle retombe sur une surface molle comme un boulet. Je pivote sur moi-même, le monde bascule. Un haut-le-cœur me retourne le ventre. Je tente de vomir ; seule une bile amère me monte à la gorge.
Je sens un poids sur mon épaule et lève le nez vers un visage angélique couronné d'or. Ses lèvres s'agitent. Toutefois, les mots qui parviennent à mes oreilles n'ont ni queue ni tête.
Des bras me redressent. La sensation de vertige s'estompe. Les taches floues s'assemblent sur les contours d'une chambre familière. Je suis adossée contre un coussin de plumes, dans un lit à baldaquin drapé de courtines en velours. Des bribes de pensées émergent des brumes.
Hans se penche sur moi avec un air concerné.
— Mademoiselle de Crussol ? Aurore ? Tu m'entends ?
Je tente d'articuler quelques mots, mais ma langue ressemble à une vieille pierre desséchée.
— Tiens.
Il me tend un verre d'eau que j'attrape entre des doigts encore maladroits. Je bois à grandes goulées, presque à m'étouffer.
— Que s'est-il passé ? parviens-je à prononcer d'une voix rauque.
Il me coule un regard navré.
— J'ai convaincu Giulia d'arrêter de t'assommer avec ses potions, mais tu demeures consignée ici. Je m'assurerai que tu te tiennes sage.
Il se lève, reprend le verre vide.
— Essaie de ne pas attiser sa colère dans les quatre jours qui restent avant ton mariage, soupire-t-il.
Ses paroles réveillent un flot de souvenirs tous plus amers et inquiétants les uns que les autres. Il me jette un dernier coup d'œ il lourd de sens, puis quitte la pièce. J'entends le cliquetis d'une clé dans la serrure.
Quatre jours ? Comment est-ce possible ? Je passe une main effarée dans la tignasse inextricable qui a remplacé ma chevelure. Geiléis doit être morte d'inquiétude si je n'ai pas donné signe de vie depuis une semaine !
Je tente de me lever et m'écroule sur le tapis, empêtrée dans le drap. Les murs de la chambre oscillent dangereusement. Mon estomac se révolte derechef. Je m'accroche aux montants, me redresse sur des jambes qui me portent à peine. J'avance en direction de la fenêtre comme une grand-mère de quatre-vingt-dix ans percluse d'arthrite et me heurte à un mur invisible. Que se passe-t-il ? J'essaie de m'Éveiller, mais ma concentration me fuit. Sous mon crâne, les chevaux repartent pour un nouveau tour de piste endiablé. Je m'écroule sur la chaise à côté de la coiffeuse avec un gémissement, le front entre les mains.
Le visage que me renvoie le miroir m'arrache un cri d'effroi. Des yeux exorbités me contemplent au fond d'une figure émaciée, aussi blême qu'un navet moisi. J'ai l'air d'un cadavre ambulant déterré de sa tombe. Je m'effondre sur le pupitre, un sanglot dans la gorge. Mon nez repose à un pouce à peine d'une jolie boîte à bijou, de celles qui renferment une bague ou... autre chose. Je me recule avec un frémissement d'horreur. J'avais jeté cet écrin ! Comment est-il revenu ici ? Je le contemple, tétanisée, sans oser bouger le petit doigt. Mon cœur tambourine une prémonition contre mes côtes.
Ma main hésite au-dessus du couvercle. Je redoute par-dessus tout le cadeau macabre qu'il peut dissimuler et, pourtant, l'objet me nargue, m'invite comme un serpent envoûte la souris qu'il veut dévorer. Un étau se resserre autour de mes tempes. Je dois savoir. Mon poing se referme sur la boîte. Je l'ouvre d'un geste vif.
Elle contient deux ongles, entiers, encore couverts d'une croûte de sang séché.
L'écrin m'échappe et tombe à mes pieds. Un éclair fulgurant me traverse le crâne. Je m'écroule à terre, roulée en boule. Des larmes glissent sur mes joues. Guy. Qu'ai-je fait ? Mon discours impulsif serine un refrain narquois à mes oreilles. Si je m'étais tenue sage, si je n'avais pas défié Giulia, rien de tout cela ne serait arrivé. Je tremble sous les sanglots ; des hoquets me déchirent le ventre ; une vague nauséeuse engloutit mes pensées.
Combien de temps resté-je ainsi prostrée ? Peu à peu, mon mal de tête reflue, les soubresauts se résorbent, mon esprit s'éclaircit. Comment puis-je laisser cette harpie me réduire à l'état de loque larmoyante ? Je prends une profonde inspiration, serre les poings autour du cou imaginaire de cette vipère. Si j'avais gardé le silence, les secrets du souffle seraient en possession de l'Ordre. Guy m'a écoutée. Comment expliquer autrement la fureur de Giulia ? Son cadeau empoisonné ? Je puise ma détermination dans l'exemple de Fabrizio. Il a décidé de lutter, lui aussi. Je dois trouver un moyen de contrer les projets de l'Ordre, du cardinal Marliano. Notre quête n'a pas encore échoué. J'ai fait un serment solennel à Pontbréant, je ne renoncerai pas.
Je ramasse la boîte au contenu atroce et l'enferme dans un tiroir de la coiffeuse. La fenêtre m'est inaccessible, tout comme la porte. Je devine, sans parvenir à le voir, que Hans a Tissé un filet dans la pièce, mais les vestiges de la drogue de Giulia m'empêchent de m'Éveiller.
Il me reste quatre jours pour reconsidérer mon plan.
* * *
Je reprends forces et couleurs dans les jours qui suivent. Hans maintient une prison aux murs scintillants en permanence. Où puise-t-il l'énergie de soutenir cette trame toute la journée ? Le soir, il me tend un verre empli d'une potion amère qui me plonge dans un sommeil sans rêves.
Je mets mes longues heures de confinement à profit pour réfléchir. J'espère que Geiléis se conformera à notre plan initial, malgré mon silence. Une fois libérés des griffes de Giulia, nous devrons encore contrer les projets démentiels du cardinal Marliano et de l'Ordre du nouvel éveil. Nul doute qu'ils agiront dès que la traduction sera achevée. Même avec le répit acheté au prix du sang, le temps nous est compté.
Je me raccroche aux bribes de la prophétie de Hieronymus. Qu'a-t-il dit, dans son délire, il y a si longtemps, sous la cape d'obscurité de l'abbaye ? Il a parlé du septième. Sans lui, tout est perdu. Quel septième ? Nous ne sommes que six. Existe-t-il un Veilleur mystérieux qui pourrait unir ses forces aux nôtres ? Hans ? Le cardinal Marliano lui-même, si nous parvenons à le convaincre ? D'après les pèlerins, ce septième nous relie tous. Mais ont-ils seulement entendu correctement ? N'ont-ils pas transformé les paroles en les citant de mémoire ? Tout cela n'a aucun sens.
La veille du mariage, la solution m'élude toujours. Pourtant, j'ai l'impression étrange qu'elle m'attend, à portée de mon esprit. Je crois deviner qui est le septième, même si son rôle continue de m'échapper. Une idée me traverse la tête, encore vague et floue. J'ignore si ce que j'imagine est réalisable. Si seulement je pouvais confronter mon raisonnement aux connaissances de Guy ou de Fabrizio ! Hélas, je suis seule, avec la voix d'un dragon pour unique soutien : je dois avoir confiance en moi et montrer le chemin.
* * *
La journée du 21 septembre s'achève et la porte s'ouvre sur la silhouette chiffonnée de Hans. La fatigue creuse son visage et souligne son regard d'un arc sombre. Il me foudroie d'un air réprobateur, comme si j'étais responsable de son état.
Giulia donne une réception ce soir, en l'honneur de notre mariage, et mon futur époux s'attend à ce que j'y paraisse à son bras. Après m'avoir arraché la promesse solennelle que je me tiendrai tranquille et me comporterai en fiancée modèle, Hans me conduit à la chambre voisine. Philippe arbore un nouveau costume, encore plus extravagant que le précédent avec ses rangées de diamants brodés. D'un sourire poseur, il m'apprend que son père est arrivé hier de Paris. Le baron pourra assister aux noces.
Dans la vaste salle de réception, Giulia, en somptueuse parure noir et rouge, flâne d'un groupe à l'autre au bras du cardinal Luzzi : une araignée malfaisante en visite sur sa toile. Le gros homme d'Église étale son sourire gras, engoncé dans un monstrueux manteau carmin bordé d'hermine qui descend jusqu'à terre.
La soirée s'écoule, sirupeuse, sans incident notable. Je fais bonne figure en tant que future épousée et supporte avec abnégation les commentaires un peu niais de ces dames et les plaisanteries grivoises de ces messieurs. Philippe parade sans véritablement me prêter attention. Heureusement, il ne se sent pas obligé de m'assommer de sa conversation. Hans relâche peu à peu sa surveillance, amadoué par ma bonne conduite.
Alors que la foule s'éclaircit avec les premiers départs, la porte s'ouvre sur la soutane rouge du cardinal Marliano surmontée de son masque impassible. Son irruption drape mes épaules d'un manteau de prémonition. Il se trouvait donc encore dans son bureau, malgré l'heure tardive. Où en est-il de sa traduction ? Combien de temps nous reste-t-il réellement ?
Le patriarche se dirige vers Giulia et lui adresse quelques mots en privé. Au sourire radieux de l'Italienne, je redoute aussitôt le pire. Comment prévenir l'inévitable ?
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