34. Le prix du sang (1/3)
Les jours suivants se passent dans une monotonie insupportable à broyer du noir et tourner comme un lion en cage. La porte de ma chambre reste fermée à clé, surveillée en permanence par Hans ou Niccolò, les deux chiens fidèles de cette gorgone de Giulia. J'ignore tout du sort de mes compagnons. Sont-ils toujours enchaînés dans les sous-sols ? Fabrizio est-il arrivé à Venise ? Et surtout où peut bien être Geiléis, maintenant ?
Un après-midi, Niccolò ouvre ma porte bien avant l'heure du dîner.
— Vous avez un visiteur, annonce-t-il d'un ton bourru.
Il s'efface sur la contenance svelte et élégante de Philippe de Beaune. Je me fige sur place. Mon fiancé me dévisage avec une morgue qui me donne envie de le gifler ; un reste de savoir-vivre me retient.
— Bien le bonjour, Mademoiselle de Crussol, s'incline-t-il.
Un sourire narquois étire ses lèvres pleines.
— Je suis ravi de vous revoir enfin après notre séparation quelque peu mouvementée à Lyon.
— J'aurais dû vous planter ma rapière en plein cœur ce jour-là, commenté-je sur le ton de la conversation.
— Allons, allons, ne dites rien que vous pourriez regretter, me sermonne-t-il sans s'émouvoir.
— Vous avez raison, reprends-je, sarcastique, vous n'avez pas de cœur. Je devrais plutôt viser plus bas.
Mon regard plonge vers sa ceinture et ne laisse aucun doute sur le sens de mes paroles. Son visage s'empourpre, j'ai réussi à le fâcher. Tant mieux !
— Très bien, si vous le prenez ainsi, j'irai droit au but. Je compte bien vous épouser, Mademoiselle, comme il m'a été promis, et ce sera conclu aussitôt que possible.
— Vous n'aurez jamais mon consentement, rétorqué-je avec tout mon mépris.
Il balaie mon objection d'un geste dédaigneux.
— Votre père m'a déjà donné le sien, le vôtre ne sera pas nécessaire. Le cardinal Luzzi viendra tout spécialement de Rome pour célébrer notre union.
Je ne nourris aucun doute sur l'exactitude de ses paroles. Avec la complicité de l'officiant, mon accord deviendra une formalité dispensable. Combien de pucelles se sont-elles retrouvées mariées ainsi contre leur gré ? Mon sentiment d'impuissance souffle sur les braises de ma rage. Ma détermination à rester de marbre s'évapore comme une flaque d'eau au soleil de midi. Ma défaite doit se lire sur mon visage, car il me toise d'un sourire de victoire.
— Vous n'avez que faire de moi. Pourquoi tenez-vous tant à m'épouser ? grincé-je.
— Détrompez-vous ! Vous êtes, ma foi, plutôt plaisante à regarder. Le titre de vicomte attaché à votre main ne gâche rien.
— C'est mon père qui est vicomte ! riposté-je.
Philippe hausse les épaules comme si ce détail lui importait peu.
— Votre père part en guerre avec le roi. Qui sait ce qui peut advenir sur un champ de bataille ? Un malheur est si vite arrivé : une flèche égarée, un coup d'épée malencontreux.
L'immonde vermisseau ! Il profère des menaces à peine voilées à l'encontre de mon père et prend manifestement un malin plaisir à me voir lutter contre une vague de fureur.
— Ne touchez pas à mon père ! grondé-je.
Je le toise de mes pauvres cinq pieds de haut, les poings crispés, le corps tendu en avant. Si les yeux pouvaient lancer des éclairs, il ne subsisterait plus de lui qu'un misérable tas de cendres chaudes. Il se contente d'éclater d'un rire désinvolte.
— Voyons, qu'allez-vous donc imaginer, ma chère ? Je ne suis pas un assassin.
Il passe une main infatuée dans sa chevelure châtain.
— Allons, ne me trouvez-vous pas bel homme ? reprend-il d'un ton faraud. Vous pourriez plus mal tomber, je vous l'assure. Ne me dites pas que vous songez à cet aventurier qui vous accompagnait à Lyon. Je suis au regret de vous informer que le roi l'a déclaré traître à la couronne de France. Quel dommage ! Il n'a pas intérêt à reparaître à la cour, s'il tient à la vie.
Sa morgue me fait sortir de mes gonds. Guy a tout sacrifié pour notre quête et ce bellâtre souille son nom.
— Cet aventurier, comme vous dites, vaut bien mieux que mille crapules telles que vous !
— Oh ? Aurais-je froissé une corde sensible ? interroge-t-il, goguenard.
Au sourire narquois qui fleurit sur ses lèvres, je sais qu'il se joue de moi avec délectation. Je prends une profonde inspiration, refrène ma colère et l'enferme dans mon cœur pour retrouver une pensée claire.
— Partez, Monsieur, vous m'avez fait part de vos projets, énoncé-je le plus froidement possible. Vous n'avez plus rien à faire dans cette chambre.
Il s'incline, satisfait de sa victoire.
— Très bien, je vous laisse à vos réflexions. Sachez néanmoins que Madame de Gandolfi donne demain soir un grand bal en l'honneur de nos fiançailles. Je tiens à ce que vous y paraissiez à mon bras et fassiez bonne figure.
Après avoir lâché ce coup de grâce, il se retourne et ouvre la porte.
— Jamais ! hurlé-je derrière lui. Vous entendez ? Jamais je ne vous ferai ce plaisir !
Ses épaules tressaillent légèrement, mais il ne bronche pas. Le battant se referme sur lui.
* * *
Je contemple par la fenêtre le bain enflammé du couchant sur les arbres du jardin lorsque la porte de ma chambre s'ouvre à nouveau. Sans doute Hans ou Niccolò avec le repas du soir.
— Ainsi, il paraît que la vue de ton fiancé ne t'a pas comblée de bonheur, roucoule une voix féminine narquoise.
Je me retourne en sursaut. Giulia se pavane, resplendissante dans une de ses robes rouges chamarrées. Son entêtant parfum de rose m'agresse les narines.
— Quel dommage ! Vous formez un si beau couple !
Elle éclate d'un rire sarcastique en secouant sa chevelure brune.
— Je ne vois pas en quoi mes relations avec Monsieur de Beaune vous concernent.
— Hélas, ma chère, elles me concernent au plus haut point puisque votre main fait maintenant partie des conditions que ce brave Philippe a posées sur la table des négociations.
Je fronce les sourcils, perplexe devant cet aveu.
— Je ne vois vraiment pas ce que cet imbécile peut vous apporter à part des tombereaux de platitude et de suffisance.
— L'argent, ma chère, l'argent, soupire Giulia. Le nerf de la guerre. Les recherches que mène notre ordre coûtent fort cher et le baron de Semblançay est riche, très riche.
Je ne peux m'empêcher de grimacer avec un brin d'autodérision. Faut-il donc que je sois toujours trahie pour une question d'argent ? Par mon père, par le roi, par Giulia.
— Et donc vous venez ici pour me narguer ? interrogé-je sans cacher le mépris que m'inspire cette constatation.
— Oh non, loin de moi cette idée, chère enfant ! Je ne vois vraiment pas ce qui te fait dire de pareilles bêtises, se récrie Giulia avec une fausse ingénuité.
D'une main, elle lisse négligemment un pan de sa robe de velours. Pourquoi ai-je l'impression de déceler une certaine nervosité dans son geste, tout à coup ?
— Je suis venue te rappeler notre accord, annonce-t-elle sur un ton plus sérieux.
Je perçois nettement la pointe de menace et me hérisse aussitôt.
— J'ai promis que je me tiendrais tranquille, rétorqué-je, ce que j'ai fait. Je n'ai pas promis que je paraderais au bras de cette vermine.
Je croise les bras avec une défiance résolue et évite surtout de penser à une certaine boîte à bijou et son contenu funèbre. Elle me dévisage en se tapotant les lèvres.
— Très bien, décide-t-elle avec un coin de sourire pervers. Dans ce cas, passons un second marché.
Je me raidis. Qu'a donc cette diablesse en tête ? Elle commence à m'inquiéter sérieusement. Aurait-elle mis la main sur Fabrizio ou Geiléis ?
— Sais-tu quel jour nous sommes ? interroge-t-elle avec une délectation cruelle.
J'ai perdu le compte de mes journées. Depuis combien de temps suis-je retenue ici ? Une semaine peut-être ?
— Nous sommes le 21 août, reprend Giulia sans attendre ma réponse. La lune sera pleine en fin d'après-midi ce dimanche, dans deux jours.
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