29. Le revers de la médaille (2/3)
Le lendemain matin, nous devons prendre une décision sur l'avenir de notre quête. Les paroles surprises dans la tente de Philippe laissent penser que nos ennemis vont se rassembler à Venise. Sans doute est-ce là-bas qu'ils manipulent les fils de la Toile à l'aide des reliques. Si nous voulons arrêter ce désastre, il va nous falloir traverser les Alpes et le nord de l'Italie.
— Nous avons un problème, interviens-je. Nous ne pouvons pas prendre le risque de retourner à Lyon. Comment allons-nous franchir le Rhône ? Nous sommes du mauvais côté du fleuve.
Guy passe une main pensive dans ses cheveux noirs.
— Si ma mémoire est bonne, le prochain pont se trouve à Sainte-Colombe, en face de Vienne, au pied de la tour des Valois, à deux jours de marche d'ici.
Nous partons donc vers le sud au pas lent de nos mules. Avec un peu de chance, nos ennemis nous guetteront plutôt à l'est, en direction de Chambéry. Difficile également de deviner la réaction du roi François suite à la fuite de Guy. Va-t-il le faire rechercher sur les routes du royaume comme un vulgaire criminel ? Le seigneur déchu affiche un air sombre, presque lugubre, et ne s'étend guère en paroles. Je me demande s'il regrette sa décision.
Nous passons la journée dans la crainte d'être rattrapés par une troupe d'hommes en armes. João ne desserre pas les lèvres et m'ignore avec une constance ostensible. Geiléis lui jette des coups d'œil soucieux. Fabrizio broie du noir et glisse régulièrement la main vers la bourse à sa ceinture tandis que Pedro tiraille sa barbe brune sans savoir que dire pour le sortir de son humeur massacrante. Seul Heinrich a retrouvé son air enjoué proverbial et accepte ma compagnie comme si rien n'avait changé entre nous.
Le soir venu, nous dénichons un recoin tranquille pour installer notre campement. Mes compagnons s'affairent : Pedro détache nos mules pour les mener paître en compagnie de l'étalon, João et Heinrich partent ramasser des branchages pour le feu, Geiléis s'occupe de notre repas du soir. Je me retrouve, seule, oisive, sur le banc du chariot. Fabrizio ne m'a pas donné d'ordres de toute la journée. Cela ne peut pas durer ainsi. Je dois reprendre la situation en main !
Je saute à terre, rejoins Pedro d'un pas résolu, attrape une des brosses de fer, puis me dirige vers Bella. L'Espagnol sursaute.
— Laissez donc, Madame Aurore, balbutie-t-il, je vais m'en charger.
— C'est mon travail, je te rappelle, bougonné-je. Nous soignons les mules tous les deux, Geiléis cuisine et les autres montent le camp.
Pedro se tord les mains d'un air gêné. Il jette des coups d'œil furtifs en direction des carrioles.
— Je peux très bien m'en occuper tout seul, Madame Aurore, gémit-il. Ce n'est pas un souci pour moi. Señor Fabrizio serait fâché...
Je l'interromps d'une voix ferme.
— Si señor Fabrizio est fâché, il viendra me le dire lui-même ! Et puis cesse de m'appeler Madame ! Aurore suffira amplement.
Je me tourne vers lui pour le foudroyer du regard, mais il détourne la tête. Son esquive me tire un soupir désabusé. Je commence à comprendre ce que Guy voulait dire lorsqu'il mentionnait l'attitude de nos compagnons.
— Je n'ai pas changé, Pedro, tenté-je d'expliquer avec douceur. J'ai juste retiré ce maudit médaillon, mais je suis la même personne qu'avant. Il n'y a pas de Madame ou de Messire ici, nous sommes tous amis, poursuivis par les mêmes ennemis.
— Vous êtes vicomtesse ! s'offusque-t-il en levant vers moi un regard plein de déférence.
Je laisse échapper un petit rire mélancolique.
— Mon père est vicomte et je prie pour qu'il le reste encore longtemps. Je ne suis rien pour l'instant. Je n'ai aucun titre à mon nom. Tu vois, tu t'inquiètes pour rien, conclus-je avec un sourire avenant.
Il détourne aussitôt les yeux, mais je comprends qu'il hésite à me chasser. Je profite de sa garde baissée.
— Allons, reprends-je d'une voix ferme, attrape une brosse et donne-moi donc un coup de main. Tu ne vas pas me laisser trimer toute seule !
Pedro se précipite vers la seconde étrille et se met à frotter le poil de sa propre mule à lui en arracher le cuir. Il travaille sans me regarder, mais n'élève pas d'autre objection.
Un embryon de sourire se loge au coin de mes lèvres. C'est un début, une première victoire.
* * *
Fabrizio n'émet aucun commentaire quand je reviens du pré un peu plus tard avec Pedro. Il nous dévisage tous deux un moment, puis se contente de soupirer en secouant la tête d'un air résigné, comme si plus rien n'avait d'importance. L'angoisse que je lis dans ses yeux m'étreint le cœur. Je comprends qu'il songe en permanence à sa famille. Je voudrais pouvoir le réconforter, mais crains sa réaction. M'en veut-il de l'avoir trompé ?
Après le repas du soir, Geiléis s'approche d'un pas hésitant.
— Gui... Aurore ? Je me demandais... Aimerais-tu un peu d'aide pour tes cheveux ?
Je la regarde, étonnée.
— Mes cheveux ? Pourquoi ?
Je passe une main dans ma tignasse hirsute et me rends compte qu'ils ont bien poussé depuis la dernière fois que je les ai taillés. Je ne m'en préoccupais pas beaucoup quand j'étais Guillaume, me contentant de les couper au jugé lorsqu'ils devenaient trop gênants. Maintenant, je suppose qu'il devient nécessaire de leur redonner un aspect plus civilisé.
Je laisse donc Geiléis égaliser mes mèches folles tant bien que mal. Ma chevelure est loin d'être aussi longue que ce qu'elle était autrefois. Mon père serait navré de me voir ainsi. Les pointes atteignent à peine mes épaules. J'observe le résultat dans le petit miroir de notre roulotte. La figure qui s'y encadre semble appartenir à une inconnue. Depuis quand ne m'étais-je pas contemplée sans mon médaillon autour du cou ou la perruque d'Aurélia sur la tête ? Une jeune femme blond-châtain, aux traits minces et anguleux, me fixe de ses yeux bruns songeurs. Je lui renvoie un sourire timide.
Lorsque je ressors de la roulotte, João et Guy s'entraînent au bâton un peu à l'écart. La main droite calée derrière le dos, le Portugais peine encore à contrer les assauts du Français malgré ses progrès indéniables. Il jette toute son énergie dans cet apprentissage, comme si celui-ci pouvait lui permettre de repousser son destin.
Je m'approche pour observer leurs passes, mais ils se figent aussitôt. Deux paires d'yeux médusées me dévisagent.
— Quoi ? Qu'y a-t-il ? demandé-je, irritée par leur attitude cavalière.
— Tu... tu as changé de coiffure, pointe João, fin observateur.
— Mais ça te va très bien, tente de rattraper Guy.
— Je ne pouvais pas rester avec les cheveux en bataille de Guillaume, remarqué-je d'un haussement d'épaules. Par contre, ils sont un peu longs. Je n'ai plus l'habitude.
Je secoue la tête et des touffes volent devant mes yeux.
— Pourrais-je t'emprunter un de tes rubans, Guy ? Je préfère quand mes cheveux sont attachés.
J'ai remarqué qu'il change régulièrement la couleur du lacet qui retient sa chevelure. Il doit en avoir toute une collection.
— Bien sûr. Va voir dans ma roulotte. Je te laisse choisir celui qui te plait.
Je reviens quelques instants plus tard avec un cordon de velours bleu. Mes mèches sont juste assez longues pour être nouées sur ma nuque.
Comme les deux combattants se ménagent une pause, j'en profite pour demander :
— Puis-je reprendre mes entraînements avec toi, João ? Je pense que Geiléis n'y verra pas d'objection. Ma blessure au côté est bien cicatrisée maintenant. Et je suis certaine que tu me battras encore largement, même avec une main dans le dos.
Le Portugais se raidit aussitôt, lèvres pincées. Ses sourcils se rejoignent sur une mimique désapprobatrice.
— Ce ne serait pas convenable, voyons, objecte-t-il d'un ton guindé.
Je lève les yeux au ciel avec un soupir désabusé. Même si sa réaction ne me surprend pas outre mesure, un pincement de déception me chatouille le ventre.
— Je mettrai mon médaillon, plaisanté-je. Tu n'auras qu'à imaginer que je suis Guillaume et m'envoyer un bon coup dans l'estomac, comme tu sais si bien le faire.
Le visage hâlé de João se rembrunit d'un ton. Il n'avait pas vraiment la main légère lors de nos derniers entraînements.
— Je ne m'abaisserai pas à porter la main sur une femme, grommelle-t-il avec une pointe d'embarras.
Son attitude montre clairement qu'il regrette nos échanges musclés. Inutile d'insister, il ne changera pas d'avis. Toute cette discussion me laisse un goût d'amertume. Je tourne les talons et m'apprête à les quitter tous les deux, quand une autre voix me retient.
— Je vais me charger de tes leçons.
Un élan joyeux cogne contre mes côtes. Je renvoie à Guy un sourire reconnaissant.
— Ne l'encourage pas, maugrée João.
— Vu ce qui nous attend, je préfère encore qu'elle sache se défendre.
— Justement, il vaut peut-être mieux qu'elle ne prenne pas l'habitude de foncer dans le tas, grimace le Portugais.
— Elle le fera avec ou sans nos leçons, observe Guy.
— Dites donc, vous deux, si je vous dérange, il faut le dire ! interviens-je d'un ton faussement outré.
Les deux hommes me dévisagent d'un air gêné, puis João me tend son bâton d'un geste sec et part sans un regard en arrière.
Je me mets en garde devant Guy. Une drôle de sensation m'envahit à me retrouver ainsi armée face à lui ; mon cœur bat un peu plus vite. Si je m'attendais à un traitement de faveur, je suis rapidement détrompée. Même si le Français se montre moins rude dans ses attaques que João, il ne me ménage pas pour autant et nous sommes bien loin de mes leçons d'escrime policées.
Tout au long de notre joute, Guy garde une contenance posée de professeur. Il m'observe attentivement, corrige mes placements, tout en maintenant une réserve polie. Le poids de son regard d'acier ne me quitte pas. Je m'interroge sur la fraîcheur de son attitude : me tient-il responsable du piège tendu par Philippe et cause de sa disgrâce ?
— Tu auras moins de force et d'allonge que n'importe lequel de tes adversaires, commente-t-il. Tu dois utiliser ta vitesse, ton agilité et compter sur l'effet de surprise. Ne te laisse pas entraîner dans un long échange. Tu n'aurais pas le dessus.
J'opine de la tête avec un air concentré. Ses paroles peuvent paraître peu encourageantes, pourtant je sais qu'il a raison. Face à un colosse comme fra' Torque je ne peux espérer remporter un combat loyal.
Quand il annonce la fin de la leçon, je suis fourbue. Toutefois, je regagne mon chariot un léger sourire aux lèvres. Peut-être que la vie d'Aurore vaut aussi la peine d'être vécue.
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