27. Les filets du passé (3/3)
Je stoppe net et me rends compte de ma tenue pitoyable. Mes habits boueux ont séché sur mon dos et dégagent une forte odeur de limon. Mes pieds nus crottés saignent de fines coupures. Je n'ose imaginer l'aspect de mon visage. Il ne me reste que la présence fidèle de ma rapière à mes côtés et un peu de gouaille pour espérer passer. Portant la main à mon arme en évidence, je lève un menton fier, bombe le torse et me redresse de toute ma hauteur. D'un ton hautain, je lance :
— Écarte-toi sur l'heure où il t'en cuira ! Je suis l'écuyer de Guy de Lorraine, chevalier, seigneur de Tréveray et porteur d'un message urgent. Des bandits m'ont tendu une embuscade. Je leur ai échappé au péril de ma vie. Mon seigneur m'attend en ville. Il a rendez-vous aujourd'hui même avec le roi.
Le garde me dévisage, bouche bée. Un début de sourire narquois frémit sur ses lèvres. Pourtant, il le retient avec une hésitation. Ma tenue le rebute, mais mon assurance le plonge dans le doute. Si je dis vrai, il pourrait avoir de gros ennuis par la suite. Je le toise avec des éclairs dans les yeux, sans même avoir besoin de jouer la comédie pour adopter un air furibond. Je n'ai vraiment pas de temps à perdre !
— Que se passe-t-il ici ? interroge une voix cassante.
Le garde se tourne avec soulagement vers son supérieur.
— Ce jeune homme prétend être un écuyer qui s'est fait détrousser par des bandits. Dois-je le laisser passer ?
Le nouvel arrivant s'approche dans un cliquetis d'armure et un claquement de bottes impeccablement cirées. Il écarte le pan de sa cape de drap rouge pour poser une main impérieuse sur la poignée de son épée. Son regard sévère glisse le long de son nez pour fondre sur moi avec une suspicion manifeste. Je carre mes épaules et répète mon histoire avec aplomb en le fixant droit dans les yeux.
Un pli perplexe se loge entre ses sourcils. Je n'ai pas l'attitude des miséreux qu'il refoule habituellement. Il prend sa décision avec un pincement de lèvres agacé.
— J'ai entendu dire que le seigneur de Tréveray était en ville en ce moment. Laisse passer le garçon.
Le soldat écarte sa lance et me libère le chemin. Je fonce sans demander mon reste.
— Et demande à ton seigneur de t'acheter une paire de bottes ! me lance le garde en s'esclaffant de sa propre plaisanterie.
* * *
Je cours à perdre haleine dans les rues de Lyon, ignorant la douleur de mes pieds meurtris. Les promeneurs s'écartent sur mon passage. Certains m'insultent quand je les bouscule. Enfin, j'atteins la porte de notre auberge. Sexte n'a pas encore sonné. Pourvu que je n'arrive pas trop tard ! Je pousse le battant à la volée.
Quelques clients surpris se retournent devant cette irruption fracassante. Je monte les escaliers quatre à quatre et tombe nez à nez avec Geiléis et Heinrich qui discutent dans le couloir.
Le jeune Allemand écarquille des yeux ahuris tandis que la gardienne se précipite vers moi.
— Guillaume ! Où étais-tu passé ? J'étais morte d'inquiétude !
— Pas le temps de tout expliquer ! Où est Guy ?
— Il vient de partir pour le palais de Roanne. Tu l'as raté de peu.
Je laisse échapper un juron sonore.
— C'est un piège ! Je dois l'avertir. Il faut que je le rattrape.
Je m'apprête à tourner les talons, mais Geiléis me retient par la main.
— Tu ne peux pas te présenter devant le roi dans cette tenue, voyons ! Les gardes du palais ne te laisseront pas entrer. Prends le temps de te changer. Guy est parti avec un peu d'avance. Il espérait saluer d'anciens camarades.
Le calme de sa voix apaise en partie mon affolement. Mon esprit se remet à fonctionner. Elle a raison, bien sûr. Si je veux parvenir jusqu'à Guy, je dois revêtir l'apparence du parfait courtisan. Je la remercie d'un hochement de tête et fonce vers ma chambre. Heinrich me hèle au passage.
— Mais où sont passées tes bottes ?
— Au fond du Rhône ! lancé-je en claquant la porte.
Sur mon lit non défait, je trouve une tenue d'apparat à ma taille : chemise de soie, pourpoint brodé de fils d'or, hauts-de-chausse au crevé de velours et, surtout, une paire de fines bottes de cuir toutes neuves. Mon cœur se serre. Guy a sans doute acheté ces vêtements au cours de la semaine en vue de l'audience. Leur présence dans cette pièce m'indique qu'il attendait mon retour, qu'il espérait que je l'accompagne, en dépit des mots échangés la veille.
Je retire mes habits boueux que je jette en tas immonde à mes pieds, puis m'essuie tant bien que mal la figure et les mains avant de me glisser dans les beaux vêtements de cour. J'enfile enfin avec un plaisir indicible les bottes rutilantes, parfaitement à ma taille. Le cuir souple enveloppe mes pieds ensanglantés comme le plus doux des baumes. Un sourire reconnaissant fleurit sur mes lèvres. Voilà la plus agréable surprise de cette journée maudite !
Je ressors quelques instants plus tard et me heurte à un João plus sombre que jamais, qui m'attend de pied ferme dans le couloir. Le Portugais me barre le passage.
— Tu nous dois quelques explications avant de repartir, ne crois-tu pas ? Tu disparais sans crier gare, plonges tout le monde dans l'angoisse à ton sujet et débarques ici la bouche en cœur, comme si de rien n'était. Où étais-tu ?
Mes yeux dérivent malgré moi vers son bras qui frémit. Je me force à affronter son regard suspicieux. Derrière lui, Geiléis et Heinrich nourrissent à l'évidence les mêmes interrogations. Partagé entre l'urgence de rattraper Guy et la nécessité d'avertir mes compagnons du danger, je passe une main nerveuse dans mes cheveux ébouriffés et prends une profonde inspiration :
— Giulia de' Gandolfi et fra' Torque sont en ville, expliqué-je en allant droit à l'essentiel. Je les ai vus hier soir. Ils complotaient avec un noble seigneur proche du roi. Ils connaissent désormais l'identité de Guy et s'attendent à ce qu'il se rende au palais. Ils savent que nous sommes tous à Lyon. J'ignore comment ils l'ont appris, mais ce n'est qu'une question d'heures avant qu'ils ne trouvent cette auberge. Je dois absolument avertir Guy et vous ne devez pas rester ici. Partez ! Le plus vite possible ! Mettez le grimoire et les reliques en lieu sûr ! Récupérez les chariots ! Si je rattrape Guy à temps, nous vous rejoindrons là-bas. Je vous raconterai toute l'histoire ce soir quand nous serons en sécurité, promis.
João me dévisage un instant, ses yeux noirs plongent dans les miens comme pour y chercher une trace de duplicité. Il s'écarte avec un hochement de tête un peu sec, manifestement satisfait de ma réponse. Je m'apprête à m'élancer dans les escaliers, mais Geiléis me retient encore.
— Guillaume, attends. Il faut que tu saches, si tu parles avec Guy... Hier soir, après ton départ, il a brûlé toutes ses notes.
Je me fige sur place. J'ai dû mal entendre.
— Il a fait quoi ?
— Il a jeté toute sa traduction du livre de saint Augustin dans la cheminée. Elle est partie en fumée.
Je reste un instant interdit. Ainsi, les mots que je lui ai lancés au visage la veille l'ont marqué bien plus profondément qu'il n'en a laissé paraître. Je songe aux journées entières de son travail dévorées par les flammes. Un léger pincement de remords me serre le cœur. Je déglutis difficilement.
— C'est bien mieux ainsi, affirmé-je d'un ton que je veux résolu. Nous n'aurons plus la tentation d'utiliser ce savoir maudit.
Guy a donc renoncé à sa quête du Graal. Maintenant que la nouvelle pénètre jusqu'à mon esprit, elle apporte un certain soulagement. Je me sens libéré d'un poids qui pesait sur mes épaules.
Je me tourne vers mes trois compagnons avec un léger trouble. Une fois de plus, je m'apprête à me jeter dans la gueule du loup. Les reverrai-je ?
— Faites attention à vous ! Partez sans perdre de temps !
Adossé au mur, bras croisés, Heinrich me darde un regard renfrogné que je ne parviens pas à interpréter. Me tient-il encore rigueur de mes cachotteries ? Peu importe : il reste mon ami. Je m'approche et lui pose une main sur l'épaule.
— Si je ne reviens pas, veille sur Geiléis pour moi, veux-tu ?
Il décroise lentement les bras, se redresse, puis opine de la tête. Je tourne les talons, dévale les marches de l'escalier. La voix de Heinrich me hèle derrière moi, dans une imitation forcée de son ton railleur :
— Tu as sacrément intérêt à revenir pour tout nous raconter ou tu auras affaire à moi !
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