27. Les filets du passé (1/3)
Je traverse le campement de l'armée endormie, la tête rentrée dans les épaules, de la démarche décidée d'un écuyer qui sait parfaitement où il va. Avec de larges détours, j'évite les mares de lumière et les pavillons plus importants où les soldats éveillés montent une garde vigilante.
Un grand poids s'est levé de ma poitrine ; je me sens serein, apaisé. J'ignore ce qui m'attend demain ou dans les jours à venir. Quels pièges nos ennemis imagineront-ils la prochaine fois ? Quels obstacles notre quête nous réserve-t-elle ? Peu importe, la satisfaction du devoir accompli me donne la force de tout affronter.
Plongé dans mes pensées, je n'aperçois qu'au dernier moment le petit groupe qui avance à ma rencontre – une patrouille de gardes, sans doute. Je me raidis avec un début d'affolement. Si je m'écarte de ma route, je risque d'attirer leur attention. Le nez baissé, je maintiens mon allure en retenant mon souffle. À mon profond soulagement, ils me dépassent sans m'accorder la moindre importance.
Un rayon de lune argenté se reflète sur l'armure de l'homme de tête. Les deux autres silhouettes disparaissent sous d'amples capes, le capuchon rabattu sur le visage. Je les suis du regard ; leur dissemblance m'intrigue. Avec ses six pieds de haut, le premier domine son menu compagnon à peine plus grand que moi : un géant et un nain. Ils poursuivent leur route parmi les tentes endormies. Une odeur forte, suave, capiteuse me chatouille les narines. Je m'arrête net. J'ai déjà senti cette fragrance, ce parfum de rose.
Je pivote sur les talons, tiraillé par deux impulsions contraires. Les trois promeneurs nocturnes continuent leur chemin et je ne vais pas tarder à les perdre de vue. Je dois prendre une décision rapidement. Le cœur battant, je leur emboîte le pas.
Je me maintiens sans mal derrière le petit groupe. Le quartier de lune déclinant ne dévoile que peu les obstacles et ils avancent avec précaution. Aucun ne se retourne.
Ils finissent par s'arrêter près d'une vaste tente encore éclairée. Le garde y pénètre pendant que les deux formes encapuchonnées patientent au-dehors. Plusieurs soldats maintiennent une faction vigilante alentour. À la lumière des braseros, je reconnais leurs livrées. Mon ventre vide émet un gargouillement nauséeux tandis que des hypothèses toutes plus angoissantes les unes que les autres fleurissent dans mes pensées. Je passe une pointe de langue nerveuse sur mes lèvres desséchées, essuie mes mains moites sur ma chemise. Je dois absolument découvrir ce qui se trame ici ! Hélas, je ne peux compter sur la Toile pour m'aider. L'aventure de l'abbaye m'a servi de leçon.
Contournant le campement éclairé, je m'approche par-derrière. Les ténèbres enveloppent l'arrière de la tente ; les lieux ne sont pas surveillés. Je m'allonge au sol et rampe sur la vingtaine de pas qui me séparent du pan de tissu. Une brève hésitation me retient encore. Des voix confuses me parviennent. Un frisson me secoue, sans rapport avec la fraîcheur de l'air. Je ne peux pas reculer maintenant ! Priant pour que l'attention de l'occupant soit détournée par ses visiteurs, je me glisse sous la bâche.
Je découvre un espace confortable, aménagé avec un goût raffiné soutenu par une profusion de richesses. D'épais tapis recouvrent le sol pour isoler de l'humidité du matin ; des tentures brodées décorent les pans de toile d'aperçus bucoliques ; un grand lit aux draps de soie ouvre le velours de ses rideaux sur ma droite. J'esquisse une grimace un peu méprisante devant le contraste avec le mobilier sobre et fonctionnel de mon père. L'occupant des lieux n'a rien d'un guerrier en campagne. Plusieurs gros coffres aux ferrures ouvragées s'alignent en face de moi. Je rampe jusqu'à l'un d'eux et m'accroupis derrière.
— Que voulez-vous ? demande un timbre de baryton, hautain et sec de tracas, que je reconnaîtrais entre mille. Nous avions convenu que vous ne prendriez pas contact directement avec moi. C'est extrêmement délicat d'organiser ce genre de rendez-vous. Si nous étions vus ensemble...
— Un instant, je vous prie, le coupe une voix aussi caverneuse qu'une crypte oubliée. Les murs ont des oreilles ici.
Je me fige sur place sans plus oser respirer. Cette voix honnie me glace le sang et me rappelle des heures noires, une souffrance atroce. L'épaisse cicatrice sur mon côté droit me démange d'appréhension. Je cours un danger mortel si l'on me découvre ici.
— Pas autant qu'au Palais de Roanne, je vous assure, rétorque l'occupant des lieux avec un ricanement caustique.
Une vibration me parcourt ; une pression appuie sur mes oreilles. Je m'Éveille aussitôt, alarmé. Les fils de la Toile se resserrent autour de la tente pour l'envelopper dans un cocon miroitant. Les bruits de la discussion se modifient, déformés, comme s'ils se répercutaient sur les parois d'une grotte. Je me recroqueville derrière le coffre.
— Nous pouvons parler librement, maintenant. Pas un mot prononcé dans cette tente n'en sortira.
— Ce que nous avons à vous dire est important et urgent, minaude une troisième voix, féminine, aux accents raffinés.
Ce maniérisme détestable réveille ma colère. Ainsi, je ne m'étais pas trompé. J'avais bien reconnu le parfum. Que complotent Torque et cette fourbe de Giulia avec mon pire ennemi ?
— C'est ce que j'ai cru comprendre, coupe le propriétaire des lieux. Si vous en veniez au fait ?
— Où est votre père ? reprend Giulia d'une voix subtilement condescendante.
— Il est rentré à Paris. Il avait quelques dernières affaires à régler et me rejoindra directement à Venise. Vous pouvez traiter avec moi. Je suis au courant de tout, rétorque son interlocuteur d'un ton pincé.
Son ego démesuré n'aime pas se voir considéré comme un sous-fifre.
— Je vous rappelle qu'il reste à payer la moitié de la somme.
— Vous aurez votre or. Mon père l'apportera. Nous vous retrouverons sur place, mais je ne peux pas partir tout de suite. Je dois rester auprès du roi, le temps qu'il quitte Lyon avec son armée. Il devrait lever le camp d'ici une dizaine de jours.
Je m'étrangle à moitié. Quelle trahison mijote cette ordure ?
L'homme marque une pause, puis reprend :
— Mais qu'en est-il de votre part du marché ? Il vous manquait des éléments, un livre qui vous a été dérobé, je crois.
— Nous ne l'avons pas encore, avoue Giulia avec une réticence irritée, mais cela ne saurait plus tarder, maintenant. Ne vous inquiétez pas.
— Sans livre, pas de magie. Sans magie, pas d'or, réplique l'immonde traître sur un ton plus hostile. Vous avez fait miroiter à mon père un bien beau cadeau. Il sera fort déçu si vous ne pouvez pas tenir vos engagements.
— Croyez bien que nous sommes tout autant intéressés que votre père dans cette affaire, se défend Giulia. Nous venons vous trouver précisément pour cette raison. Nous avons besoin que vous gardiez pour nous une oreille attentive à la cour.
— Et pourquoi donc ferais-je votre travail à votre place ? répond le baryton avec une pointe de mépris. Je ne peux pas me permettre d'attirer maintenant la suspicion du roi.
J'entends le bruit mat d'un objet posé brutalement sur une table, suivi d'un tintement métallique.
— Que pensez-vous donc de cela, Messire ? intervient le timbre glacé de Torque.
Le frottement et le cliquetis d'un ustensile qu'on manipule me donnent des frissons dans le dos. Un profond silence s'installe. Mon cœur cogne tellement fort contre mes côtes que je suis persuadé qu'ils doivent l'entendre. Cet objet mystérieux ne peut véritablement être celui que j'imagine !
— Je reconnais cette arme, énonce finalement mon ennemi dans un étonnement perceptible. Où l'avez-vous donc trouvée ?
— Elle était entre les mains d'un jeune garçon qui se fait appeler Guillaume Deschamps, explique cette sorcière de Giulia. Nous avons toutes les raisons de croire qu'il se trouve à Lyon actuellement.
Ma respiration se bloque. Un affolement fiévreux me gagne et je m'écrase un peu plus derrière le coffre. Non seulement, nos ennemis ont ramassé ma rapière, identifié les armoiries, mais en plus ils savent que nous sommes ici ! Comment est-ce possible ?
— Je ne comprends pas, reprend le baryton, perplexe. Je ne connais pas ce garçon.
— Oh, mais je crois, moi, que vous connaissez fort bien le propriétaire de cette arme – sous un autre nom, évidemment, minaude Giulia avec une délectation malsaine. N'étiez-vous pas désolé d'apprendre son sort funeste ?
— Quoi ? rugit ce pendard, estomaqué. Vous insinuez qu'il pourrait s'agir de...
— Tout à fait, Monsieur, coupe-t-elle. Et je pense que vous serez tout aussi intéressé que nous par retrouver cette personne. Il se peut qu'elle fasse une apparition à la cour, pour prendre contact avec son père ou d'autres soutiens qu'elle pourrait connaître. Cela lui demanderait d'abandonner sa couverture, mais je préfère ne négliger aucune hypothèse. Elle voyage en compagnie d'individus peu recommandables : un Italien du nom de Fabrizio Biancolelli, un Allemand nommé Heinrich Holz, un Portugais appelé João de Aveiro et un Français, un certain Guy Tréveray.
— Tréveray ? sursaute le baryton. Est-ce que vous parlez du seigneur de Tréveray ?
Je me mords la lèvre. Ce scélérat est plongé jusqu'au cou dans les intrigues de la cour. Évidemment, il reconnaît le nom. Toute cette affaire sent aussi mauvais qu'un tombereau de crottin faisandé au soleil de l'été lyonnais. L'étau de nos ennemis se resserre bien plus vite que je ne le croyais possible. Je m'essuie le front d'un revers de manche comme si les mêmes rayons s'ingéniaient à me rôtir à petit feu.
— Je ne sais pas, hésite la comploteuse italienne. Il ne s'est pas présenté comme tel. Connaissez-vous cet homme ?
L'arrogant imbécile ricane. Je tremble d'une rage contenue. Il se gausserait moins face à la pointe d'une épée.
— Si vous parlez bien de Guy de Lorraine, oui je le connais, de réputation au moins.
— Savez-vous où nous pourrions le trouver ? intervient Torque de son lugubre timbre de basse.
— Je n'en ai aucune idée, rétorque le faraud avec une pointe de mépris. C'est un aventurier. Il n'est pas souvent à la cour. Par contre, je sais qu'il est un ancien compagnon du roi. Il se peut qu'il réponde à l'appel aux armes. Mais il ne lui reste plus beaucoup de temps. Le départ de l'armée est imminent.
— Très bien, conclut l'Hospitalier, si vous le voyez, informez-nous immédiatement.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Parce que, si vos projets n'ont pas changé, son jeune compagnon vous intéresse au plus haut point, susurre Giulia de sa voix de vipère, et parce qu'il nous conduira au livre que nous cherchons. Vous êtes gagnant sur les deux tableaux.
— Bien, bien, entendu, j'ouvrirai l'œil, répond le propriétaire des lieux avec réticence. Où puis-je faire porter un message ?
J'en ai assez entendu. Je dois partir d'ici tant que leur attention est détournée. Dans une lenteur tendue, je glisse à plat ventre, osant à peine respirer. Avec des gestes précautionneux, je rampe en direction du fond de la tente et dois me retenir pour ne pas me précipiter. Mon salut se trouve à l'autre bout du monde. J'avance une main, puis l'autre, le plus doucement possible. Les voix derrière moi terminent de régler les derniers détails de leur plan.
Enfin, j'atteins le bord du pavillon et me faufile au-dehors. Mon dos racle contre la toile. Ce simple grincement résonne à mes oreilles en un tintamarre assourdissant. Je me fige. Mon cœur trépigne comme s'il voulait s'élancer de lui-même. Plus aucun bruit ne me provient de l'intérieur de la tente. Le Tissage de l'Hospitalier bloque tous les sons.
Je termine de m'extraire du pavillon avec un affolement grandissant, redoutant à chaque instant d'entendre quelque exclamation de rage, de sentir une poigne sur ma jambe. Je revois Torque penché sur moi, la dague sanglante au poing, un rictus sardonique plaqué sur le visage. Je ne veux pas retomber entre ses griffes !
Enfin, dehors ! Allongé dans l'herbe du pré, j'attends que les battements de mon cœur se calment. Un profond soupir de soulagement franchit mes lèvres, suivi d'une résolution impérieuse : Guy, et tous mes compagnons, courent un grand danger à cause de moi, je dois les avertir !
Je me relève sur un coude. Des bottes que je n'ai pas entendues venir butent contre mon flanc. Un homme s'étale au sol avec un juron et un cliquetis d'armure. Je bondis sur mes pieds, prêt à détaler. Une poigne de fer se referme sur mon bras.
— Eh, toi ! Attends un peu ! Que faisais-tu par terre ? grogne une voix irritée.
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