
26. Le cavalier pâle (2/2)
Une voix acariâtre me sermonne :
— Reste pas planté là, mon garçon ! Tu bloques le passage !
Les mots me fouettent le sang. Je prends mes jambes à mon cou en direction de l'auberge. Tout s'embrouille. Je n'arrive plus à penser ni à raisonner. Les images des réfugiés affamés et des soldats armés se mélangent avec celle du vieillard étendu sur les pavés. Et si tout cela était notre faute ?
D'une violente poussée sur le battant, je rentre dans le bâtiment, traverse la salle commune telle une tornade et monte les marches quatre à quatre. Je fais irruption dans la chambre que je partage avec Geiléis, haletant, le cœur battant la chamade et claque la porte derrière moi comme si je pouvais me protéger ainsi du monde extérieur. Je m'adosse au chambranle pour ne pas m'effondrer.
La guérisseuse relève la tête.
— Ah, Guillaume ! Guy te cherchait tout à l'heure, il voulait te parler de demain, l'audience avec le roi.
Puis elle remarque ma mine bouleversée.
— Que se passe-t-il ?
— J'ai revu le cavalier pâle, ici, en ville.
Geiléis porte une main à sa bouche et se laisse tomber assise sur le lit.
— Que Dana nous vienne en aide et à ces pauvres gens, murmure-t-elle pour elle-même.
J'ai repris mon souffle. Mon cœur retrouve un rythme plus normal. Je passe des doigts déboussolés dans mes cheveux en cherchant à rassembler mes pensées. Geiléis me jette un regard navré et tend le bras sur un réconfort, mais je ne veux pas parler de tout cela. Je n'ose affronter la vérité. Repoussant son offre, je rouvre la porte.
— Il vaut mieux que j'aille voir ce que me veut Guy.
— Attends, m'appelle-t-elle, n'y va pas maintenant. Guillaume !
Je perçois la brusque tension, l'inquiétude tissée dans sa voix, mais ne l'écoute pas. Si j'avais pris le temps de me calmer, si j'avais suivi ses conseils, tout aurait été bien différent.
Je trouve Guy dans sa chambre, le nez dans le grimoire de saint Augustin.
Il lève la tête en m'entendant entrer.
— Ah, Guillaume, tu tombes bien...
Il s'interrompt devant mon visage défait tandis que je fixe le livre interdit ouvert sur la table. Une fureur noire m'envahit ; toute pensée rationnelle me quitte, submergée par une vague de colère telle que je n'en avais pas connu depuis longtemps. Le personnage du pauvre Guillaume n'y résiste pas ; il vole en éclat, comme un barrage qui se rompt. Je me retrouve l'âme à nue et c'est moi qui m'exprime réellement pour la première fois depuis plus d'un an.
— Je t'interdis de poursuivre cette traduction ! Ce livre est maudit, m'entends-tu ?
Guy perd ses couleurs en même temps que sa retenue. Il se lève d'un bond brusque, me toise de toute sa hauteur, les mains en appui sur le bureau.
— Tu n'as rien à m'interdire. Personne ne m'interdit quoi que soit !
Je reconnais sa voix de grand seigneur et sais que j'ai franchi les bornes, qu'il ne le tolérera pas, mais en cet instant je n'en ai que faire. J'ai trop longtemps retenu mes doutes et mes craintes. Tout mon désespoir, mes remords, mon impuissance devant des forces qui me dépassent se déversent dans ma rage.
— Nous ne valons pas mieux que l'Ordre du nouvel éveil ! craché-je. Pontbréant nous avait pourtant avertis : les Tissages de ce livre doivent tomber dans l'oubli !
— Je ne fais que préserver la connaissance des anciens Veilleurs ! tente-t-il de se justifier.
Ses doigts se crispent sur ses notes et je comprends qu'il retient sa colère, peut-être par égard pour notre amitié. Ma propre fureur échappe à tout contrôle.
— Préserver la connaissance ? m'insurgé-je. Et que se passera-t-il si tes feuillets tombent aux mains de nos ennemis ? Y as-tu pensé un seul instant ou es-tu trop obnubilé par ta soif de connaissance ?
Son visage s'empourpre. Cette fois, il se fâche pour de bon. Jamais personne ne lui avait parlé sur ce ton. Qui serait assez fou pour tenir tête ainsi au frère du duc de Guise et du cardinal de Lorraine ?
— Sans cette connaissance, tu serais mort, Guillaume, ainsi que João et Heinrich, me lance-t-il à la figure. L'aurais-tu oublié ?
— Rien, m'entends-tu ? réfuté-je au comble du déchirement. Rien ne justifie de libérer la Mort sur le monde !
Les poings serrés, les bras raides le long du corps, je me dresse devant lui de toute ma hauteur. Des larmes de rage et de tourments perlent au coin de mes yeux. Je crois qu'en cet instant je préférerais effectivement avoir péri. Tout plutôt que de vivre avec cette culpabilité qui me ronge ! Je tremble de la tête aux pieds comme un arbre prêt à se rompre sous les assauts de la tempête.
Guy hésite un moment, décontenancé. Une nuance d'incertitude voile son regard.
— Je ne suis pas fol ! hoqueté-je. J'ai vu le sceau brisé, j'ai vu le cavalier pâle. Il sème la Mort et la Maladie sur le monde. À cause de nous !
Incapable d'en supporter plus, je tourne les talons et m'enfuis hors de la pièce. Je dévale les escaliers, bousculant Heinrich qui montait, alerté par les cris. Quelqu'un appelle Guillaume derrière moi. Je ne me retourne pas et sors de l'auberge dans le jour déclinant.
* * *
Je cours au hasard dans les rues de la ville, sans savoir où je vais. Ma rage bat dans mes tempes et me broie le crâne. Je distingue à peine les visages des passants qui s'écartent sur ma route. Je n'avais pas ressenti une telle fureur depuis le soir fatidique où mon père m'a annoncé mon destin, depuis la nuit où je suis parti pour ne jamais revenir.
Guillaume est né cette nuit-là et sa vie simple fut un baume dans mon cœur, mais maintenant il m'échappe. L'illusion de son existence se dissipe peu à peu. Il y a trop de choses que j'aimerais dire ou faire et qu'il ne peut pas. Pourtant, je redoute encore de devoir troquer sa liberté contre une prison dorée. J'en veux tellement à mon père de m'avoir laissé croire que je pouvais être maître de mes décisions.
Je ralentis. Sans que j'en prenne conscience, mes pas m'ont conduit aux portes de la ville. Sur l'horizon, le soleil embrase le paysage en reflet de la colère qui me consume le cœur. Devant moi s'étend le vaste campement de l'armée royale. Brusquement, tout devient limpide ; je sais ce que je dois faire. J'inspire profondément et sors d'un pas résolu. Un devoir m'attend, que je n'ai que trop longtemps repoussé.
Je progresse à grandes enjambées au milieu des tentes des soldats, la tête haute. Personne ne me prête la moindre attention. Avec ma rapière au côté, je ressemble à n'importe quel jeune écuyer en mission pour son maître. Les bannières défilent devant mes yeux. J'en reconnais certaines, mais en cherche une en particulier.
Je n'ose demander mon chemin, de peur d'attirer l'attention ou de devoir répondre à des questions délicates. Je me contente de naviguer au hasard dans cette mer de toile. Une joyeuse agitation règne dans le camp. Les troupiers dînent en toute convivialité, jouent aux dés, plaisantent ou encore échangent des histoires du pays. Avec un pincement au cœur, je songe à mes propres compagnons quittés de bien cavalière manière. Que doivent-ils penser de ma fuite ?
Maintenant que ma colère est retombée, j'ai honte de mon emportement. Même si je reste convaincu de la justesse de mes paroles, je n'avais pas le droit de les lancer ainsi à la figure de Guy. Comment pourrai-je à nouveau croiser son regard ? Il ne voudra plus de moi pour écuyer, certainement, ni même pour ami, ni pour quoi que ce soit d'autre que j'aurais pu imaginer dans mes rêves un peu fous. Je soupire.
Les ombres se fondent dans la nuit naissante quand je reconnais enfin l'étendard de ma famille. Un sourire renaît sur mes lèvres devant les armoiries familières. Cette fois, j'agis comme il se doit. Je n'ai déjà que trop attendu pour racheter mes erreurs.
Une sentinelle se tient en faction devant le grand pavillon de toile du seigneur, au milieu des tentes des soldats. Cependant, je n'ai pas prévu de me faire annoncer. Délaissant l'entrée, je me glisse dans l'ombre sur l'arrière, à l'écart des feux de camp, presque invisible. Une lanterne brille de l'autre côté de la toile. Mon père est éveillé. Je m'assieds et attends.
Le dernier quartier de lune s'élève peu à peu dans le ciel. Sa lumière pâle remplace celle des torches qui s'éteignent. Les bruits des discussions et les cliquetis des armures s'estompent. Les troupiers rejoignent leurs abris pour la nuit. Seules quelques voix éparses chuchotent encore. Des gardes solitaires veillent sur le sommeil de leurs commandants et camarades.
Dans la tente seigneuriale, la lumière s'éteint. Je compte une première fois jusqu'à cent dans ma tête, puis une seconde, avant de me lever en massant mes jambes ankylosées. Avec mille précautions, je rampe sous la toile tendue. L'espace entre le sol est tout juste suffisant pour ma mince carrure.
L'intérieur est plongé dans le noir. Je retiens mon souffle, l'oreille aux aguets, guettant la respiration calme et régulière de l'occupant des lieux. Il dort d'un sommeil paisible. Rassuré, je m'approche à pas de loup de la bougie encore chaude. Avec un fragile sourire de remerciement pour Heinrich qui m'a appris ce tour, j'enroule quelques fils de la Toile autour de la mèche. La flamme s'allume dans un léger crépitement.
Une main en paravent devant la lumière, j'observe l'intérieur fonctionnel, sans fioriture, qui pourrait appartenir à n'importe quel officier : une table de travail couverte de cartes et de rapports, un simple tabouret en guise de fauteuil, un coffre cerclé de fer où ranger ses vêtements, un lit de camp. Je contemple les traits familiers de l'homme endormi sans oser bouger. De nouvelles rides creusent son front hâlé ; les fils argentés ont envahi ses cheveux bruns. Même dans le sommeil, je lui trouve un air soucieux. Mon cœur se serre d'une aspiration douloureuse que je refrène à grand-peine. Je voudrais l'étreindre dans mes bras, mais ce n'est pas possible. Ce soir, je ne peux pas rester et il ne comprendrait pas. Une quête m'attend. Nos retrouvailles seront pour une autre fois.
Plaçant la bougie sur la table, j'attrape une plume et trace quelques mots tout simples. Une larme coule sur ma joue, s'écrase sur le papier. Elle noie une partie de l'encre, ce n'est pas grave. Je dépose sur la lettre une fleur des champs, cueillie au passage. Elle sera fanée demain, mais je n'ai rien d'autre à lui offrir.
Mon devoir accompli, je m'apprête à repartir. Un dernier regret me retient. Sur une brusque impulsion, je me rapproche de l'homme endormi sur la pointe des pieds. Comment ai-je pu lui en vouloir au point de lui retirer toute raison de vivre ? Je ne suis pas fier de moi. Un sourire un peu mélancolique se glisse sur mes lèvres. Je me penche en douceur et dépose un baiser sur le front de mon père.
Étonnement rasséréné, je souffle la bougie et me faufile à nouveau sous la toile. Je laisse derrière moi un message qu'il trouvera demain à son réveil, un début de pardon, un cadeau d'espoir.
« Je suis en vie. Je vais bien. Prends soin de toi. Je t'aime. A. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro