22. Les sept reliques (3/4)
Pontbréant confirme d'un hochement de tête.
— Lui-même. Il était tout jeune à l'époque et au tout début de son impressionnante carrière ecclésiastique.
L'ancien croisé marque une pause, le temps pour nous de digérer cette information stupéfiante.
— J'ai presque fini mon histoire. Un désert de sable blanc déroulait ses dunes à perte de vue. À quelques pas de nous se dressait une minuscule chapelle, semblable à celles des tout premiers chrétiens. L'intérieur était recouvert d'une épaisse couche de poussière. Personne n'avait pénétré en ces lieux depuis des siècles, depuis un millénaire. Religieusement entreposés sur l'autel, sept artefacts brillaient d'une lumière intense, presque aveuglante. En les voyant ainsi, tous ensemble, je n'ai eu aucun doute sur leur origine divine. Malgré les années écoulées, ils n'avaient pas subi les ravages du temps. Giulio a tendu la main le premier vers le linge de lin tâché de sang. Vincenzo l'a imité avec le gros éclat de chêne. Renzo s'est emparé de la pointe de lance en fer. René a saisi la coupe de bois pendant que Jerome ramassait le clou rouillé. J'ai pris le denier d'argent. Avant qu'aucun d'entre nous n'ait pu réagir, la main d'Ibrahim s'est refermée sur le dernier objet, une fine croix argentée. Il nous a défiés du regard et personne n'a osé la lui arracher.
Au cours du récit, je jette un coup d'œil vers mes compagnons. João reste impassible, adossé au mur. Je m'attends à ce qu'il prenne la parole, mais il se contente d'écouter en silence, le visage plongé dans l'ombre. Fabrizio regarde par la fenêtre d'un air distrait. Sur le lit, Heinrich joue négligemment avec son couteau. Guy attrape un des livres sur l'étagère, le feuillette en marmonnant entre ses dents et vient nous rejoindre autour de la table.
Pontbréant termine son récit :
— Sur le chemin du retour, nous sommes tombés dans une embuscade des Mamelouks. Vincenzo a péri dans une faille avec son cheval pendant notre fuite et sa relique a disparu au fond du gouffre. Pour autant que je sache, les autres sont tous rentrés sains et saufs dans leur pays d'origine. Je n'ai gardé de contact qu'avec René et Jerome dont vous savez déjà tout.
Le vieil homme se lève, se dirige vers son étagère et attrape l'un des ouvrages, un livre tout neuf, récemment imprimé. J'incline la tête pour en lire le titre : « Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel Roi des Dipsodes, fils du Grand Géant Gargantua » [1]. L'auteur est un certain Alcofribas Nasier. Pontbréant ouvre le volume et en sort un denier d'argent terni glissé entre les pages.
— Voici ma relique. Je n'ai aucune idée de ce qui a pu advenir de celle de Vincenzo après sa chute, ni de ce qu'a pu faire le capitaine turc de la sienne.
Guy observe attentivement le disque ancien, d'apparence si insignifiante.
— Nous pouvons donc raisonnablement supposer que nos ennemis ont trois des sept reliques, résume le Français : la coupe, le linceul et la pointe de lance. Qui est à la tête de tout ceci, d'après vous, Monsieur de Pontbréant ?
Le vieil homme écarte les bras avec une moue navrée.
— Je vous ai dit tout ce que je savais de manière sûre. Le reste n'est que supposition. Je crois qu'un ou plusieurs Veilleurs sont actuellement en train de mettre en place un Tissage d'une ampleur colossale. Mais il leur manque encore des informations qui se trouvent dans ce grimoire.
Il pointe le livre de saint Augustin.
— Avec trois reliques, ils peuvent espérer influencer une ville entière ou une petite vallée. Cinq reliques leur permettraient d'obtenir des répercussions sur tout un royaume. Mais s'ils en avaient sept... alors l'ensemble des terres où s'étend la main de Dieu serait à leur portée.
Pontbréant prononce ces mots en se signant avec une pénétration religieuse. J'en profite pour jeter un coup d'œil discret sur la couverture du livre que Guy a posé sur la table. Il s'intitule « Vocabularius familiaris et compendiosus ». Je hausse un sourcil intrigué.
— J'ignore si Giulio ou Renzo se cachent derrière tout ceci, continue l'ancien croisé. Mais j'ai personnellement toujours trouvé très étrange la mort du pape Adrien [2], un an et demi après son élection au Saint-Siège. Il était clair dès le début que Giulio se voyait très bien prendre la suite de son cousin le pape Léon [3].
Il serre le denier dans sa main avec force. Ses yeux brillent d'une flamme intense, animés par une résolution nouvelle.
— Je vais venir avec vous ! annonce-t-il d'un ton décidé en frappant du poing sur la table. Il devient dangereux pour moi de rester à Chartres et je pourrais peut-être vous être utile. La Toile est en danger. Le sort du monde peut basculer à tout instant. Nous devons à tout prix arrêter ces insensés tant qu'il en est encore temps ! Une nouvelle croisade commence !
Guy ouvre la bouche pour réagir, mais il est interrompu au même moment par Fabrizio qui s'écrie d'une voix blanche :
— Il faut partir, vite ! Une troupe de soldats en armes, dans la rue. Ils viennent par ici !
João se rue sur la fenêtre et regarde par-dessus l'épaule de l'Italien.
— Torque ! siffle-t-il entre ses dents avec une hargne féroce. Comment est-ce possible ? Nous sommes faits comme des rats !
Des coups virulents ébranlent la maison. Une voix grave, autoritaire, honnie brise toute illusion.
— Ouvrez au nom du roi !
Heinrich bondit sur ses jambes, mu par la panique, et court vers Pontbréant.
— Y a-t-il une autre issue ? Une sortie sur une arrière-cour ? interroge-t-il avec un empressement fébrile.
Le vieil homme secoue tristement la tête.
— Hélas, non ! Rien de tel.
Un voile passe devant son visage et cette ombre de consternation étouffe l'éclat qui brûlait dans son regard un instant auparavant. Je crois qu'il va s'affaisser, miné par ce coup du sort, mais il serre les lèvres et se dresse. Sa main se referme sur la poignée de son épée tandis qu'un éclair féroce se rallume dans ses yeux. Il force le denier d'argent dans la paume de Heinrich qui le dévisage, interdit.
— Tiens-moi cela, veux-tu ?
En deux pas, Pontbréant gagne la porte et pousse la clenche. En bas, les gardes s'engouffrent dans la maison avec un tonnerre de bottes, sous les exclamations indignées de la logeuse. Guy enfourne le grimoire dans sa sacoche. Le vieux guerrier se retourne et pointe une main impérieuse.
— Par la fenêtre ! Vous pouvez monter sur les toits et leur échapper ! Je vais les retenir !
— Non ! refusé-je en me ruant vers lui. Venez avec nous !
Je lui saisis le bras, mais il me repousse fermement. João a déjà ouvert le carreau et se faufile au-dehors. Avec toute sa souplesse d'acrobate, il bondit pour attraper le bord du toit.
— Vous aurez besoin de chaque instant que je pourrai vous faire gagner. C'est votre quête, maintenant. Arrêtez ce Tissage si vous le pouvez ! m'implore-t-il en croisant mon regard.
L'adieu que je lis dans ses yeux me déchire le cœur. Je reste figé au milieu de la pièce. Pourquoi ce sacrifice ? Il nous connaît à peine.
Heinrich fait la courte échelle à Fabrizio, puis s'élance après lui. Une cavalcade digne d'une charge de cavalerie résonne dans l'escalier et fait trépider les murs. Guy enjambe le rebord de la fenêtre.
— Guillaume, dépêche-toi ! appelle-t-il avec une urgence vibrante.
Le Français disparaît à son tour. Je m'approche du cadre, grand ouvert sur sa promesse de salut. Un coup sourd ébranle la porte comme les gardes se heurtent au battant fermé. Je jette un regard de regret derrière moi. Pontbréant se dresse au centre de la pièce, l'épée à la main. Il est tourné vers la trop mince planche de bois qui ploie sous un nouvel assaut, si seul face à la menace. Les larmes me montent aux yeux. Une dernière hésitation me retient encore. Je perçois l'affolement dans la voix de Heinrich qui crie mon nom.
— Nous arrêterons l'Ordre du nouvel éveil ; nous empêcherons cette folie. J'en fais le serment, murmuré-je pour moi-même.
Pontbréant ne peut m'entendre par-dessus les appels courroucés des soldats. Il est concentré sur la menace imminente, prêt à vendre chèrement sa vie pour offrir le salut à des étrangers. Un craquement sinistre me sort de ma transe. Je me glisse au-dehors, le cœur battant à tout rompre. Le bras tendu de Heinrich m'attend, secourable, indéfectible. Dans la chambre, la porte cède avec une plainte funèbre. J'ai le temps d'apercevoir Torque qui se rue dans la pièce, épée au poing. Je bondis. La main du jeune Allemand se referme sur mon poignet, sur mes bandages encore frais. Je réprime un gémissement et me hisse à ses côtés. Des bruits de lutte, de lames qui s'entrechoquent montent jusqu'à moi. Les élancements de mon bras se mêlent au coup de poignard dans mon cœur.
— Par ici ! nous intime João.
Le Portugais passe sur la maison voisine. Les tuiles rouges du toit, heureusement peu pentu, craquent sous ses bottes. Nous avançons en file indienne, sans oser courir, de peur qu'un faux pas nous entraîne vers une chute fatale.
— Ils s'enfuient par les toits ! crie une voix derrière nous.
Nous franchissons une bâtisse, puis une autre. Les gardes passent à leur tour par la fenêtre. J'entends leurs efforts, leurs grognements, le tintement de leurs armes. Une tuile délogée s'écrase au sol dans un fracas de poterie brisée. Des bruits de courses résonnent dans la rue en contrebas, répercutés entre les murs. Les soldats contournent le pâté de maisons pour nous prendre en tenaille.
João se penche au bord du toit.
— Là, descendons ! La fenêtre à l'étage est ouverte. Nous pouvons nous y accrocher et nous laisser tomber dans la rue. Je passe le premier !
Joignant le geste à la parole, le Portugais se suspend aux tuiles creuses. Il fait glisser ses jambes jusqu'à atteindre le rebord de l'ouverture. Heinrich s'enfile à sa suite, se rétablit à ses côtés dans un équilibre parfait et saute sur la chaussée. Il se reçoit avec une roulade, tandis que João aide Guy à suivre le même chemin.
Sur le toit de la maison de Pontbréant, les gardes nous ont repérés. Ils s'élancent avec des appels furieux. Heureusement, leur armure et leur lance gênent leur progression sur les tuiles glissantes. Fabrizio descend à son tour. Il ne reste plus que moi. Je me laisse pendre et João m'aide à me rétablir dans la pièce sous le toit. Je jette un coup d'œil curieux sur cette tranche de vie que nous effleurons : une chambrette modeste, mais accueillante, fort heureusement déserte.
Le Portugais enjambe l'appui de la fenêtre, s'accroche au rebord et se reçoit en souplesse dans la rue. Je l'imite et atterris comme une louchée de mauvais gruau. Le choc réveille les morsures des chiens à peine cicatrisées. Une vive douleur éclate dans ma cheville et remonte dans ma jambe. Celle-ci se dérobe sous moi. J'aurais basculé à terre sans Fabrizio pour me retenir. Je me mords les lèvres pour ne pas crier.
Le vieil Italien se penche avec sollicitude.
— Tout va bien ?
Je hoche la tête en serrant les dents.
Nous nous trouvons dans la rue derrière la maison de Pontbréant. Juste au-dessus, sur le toit, les gardes hésitent à suivre le même chemin. Leurs armures se prêtent mal aux acrobaties sur des tuiles glissantes. Des bottes claquent au loin sur les pavés. Un contingent de soldats se rapproche.
— Par ici ! appellent leurs camarades depuis les hauteurs. Ils sont descendus par-derrière !
Nous ne disposons que de quelques instants de répit avant que la poursuite reprenne. João nous entraîne dans une venelle secondaire. Il se plaque contre un porche dans l'ombre, une main sur la poitrine.
— Je vais essayer de les aiguiller sur une fausse piste, explique-t-il d'une voix tendue. Ne bougez surtout pas !
La Toile frémit autour de moi. J'ai l'impression de sentir une légère caresse sur ma peau. Une lueur fugace nous enveloppe, puis s'estompe. Une ombre floue se sépare de moi, oscille un bref instant, avant de s'affermir. Elle rejoint des silhouettes qui évoquent mes compagnons et s'élance avec elles dans la rue que nous venons de quitter, reprenant le fil de notre course interrompue. Des cris s'élèvent à un jet de pierre du porche où nous restons tapis.
— Là ! Ils s'enfuient. Suivez-moi !
Une cavalcade de gardes défile juste devant l'entrée de notre venelle. Je me plaque contre l'encoignure de porte, comme si je pouvais me fondre dans son ombre, retenant ma respiration. Pas un soldat ne tourne la tête. Les bruits de bottes s'estompent au loin. João passe le nez dans la rue principale.
— Espérons que cela suffira ! Ne traînons pas ici. Nous devons quitter la ville au plus vite !
Nous repartons dans la venelle désertée par les gardes, mais dans la direction opposée. João court devant, talonné par Heinrich. Guy suit quelques pas derrière ; sa sacoche de cuir ballotte contre son flanc au rythme de sa course. Fabrizio me jette un regard inquiet avant de s'élancer à leur suite. Je ferme la marche, grinçant des dents à chaque foulée.
* * *
1. François Rabelais publie son livre « Pantagruel » en 1532 sous l'anagramme Alcofribas Nasier.
2. Adriaan Floriszoon (1459-1523) fut pape du 9 janvier 1522 au 14 septembre 1523 sous le nom d'Adrien VI. Il succède à Léon X et est suivi par Clément VII.
3. Jean de Médicis (1475-1521) est pape sous le nom de Léon X de 1513 à 1521. Il est le cousin de Jules de Médicis qui deviendra le pape Clément VII.
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