18. La prévenance d'une sœur (2/3)
Nous ressortons et l'animation du pont Notre-Dame me frappe comme une gifle en pleine figure. J'ai l'impression déconcertante d'émerger d'une bulle de vie paisible pour retrouver brutalement la menace qui pèse sur nous. Je ne peux m'empêcher de jeter des coups d'œil nerveux à droite et à gauche, à l'affût d'une rangée de piques ou d'une soutane noire. Sur le pont, les riches parisiens déambulent devant les boutiques luxueuses. Je ne vois pas de gardes, mais je rentre malgré moi la tête dans les épaules d'un air coupable.
João observe attentivement autour de lui, la bouche plissée d'une grimace préoccupée. Manifestement, il ne se sent pas tranquille non plus. Des patrouilles sont-elles encore à notre recherche ? À quel point notre signalement a-t-il été diffusé ?
— Suis-moi ! lance-t-il en partant à grandes enjambées. Nous avons besoin de discuter au calme tous les deux.
Nous rejoignons les quais de la Seine et João s'enfonce dans une petite ruelle. Il pousse bientôt la porte d'une taverne locale.
— Je suis déjà venu ici, me glisse-t-il. Nous serons tranquilles.
La salle commune, déserte en ce début d'après-midi, offre un havre paisible loin des oreilles indiscrètes. Le Portugais commande un pichet de vin au tenancier et nous nous asseyons au fond de la pièce, dans une semi-obscurité. João remplit nos verres, puis se renverse sur sa chaise en me dévisageant de ses petits yeux perçants.
Je joue avec mon gobelet, gêné par son insistance. Comme je ne peux compter sur lui pour rompre le silence, je lance la première phrase qui me traverse l'esprit :
— Tu as une sœur en or, João, tu devrais plus la ménager.
Il hausse les épaules, indifférent au compliment.
— Elle n'en fait jamais qu'à sa tête ! Quand je pense qu'elle s'est enfuie de chez nous pour épouser cet homme !
— Une honte, il est vrai, rétorqué-je, sarcastique. Peut-être le mari que son père lui avait choisi ne lui convenait-il pas ?
João esquisse un mouvement de surprise devant mon ton presque agressif. Il tend une main vers son verre et me lance un regard piqué au vif. Je baisse la tête en me mordant l'intérieur de la joue. Il faut décidément que je surveille plus ma langue.
— Si tu veux tout savoir, explique le Portugais d'un ton sec, mon père a péri dans le naufrage d'un de ses navires, il y a une dizaine d'années, et ma mère est morte de chagrin peu de temps après. C'est mon frère aîné qui a repris les rênes de la compagnie maritime. Cependant, il était encore jeune. Il a eu beaucoup de mal à conserver notre ancienne clientèle. Pendant ce temps, je suis parti en Terre sainte comme croisé, dans l'espoir d'y trouver gloire et fortune. Mais le sort ne m'a pas été favorable.
João boit une gorgée de vin avant de reprendre :
— Alors quand un autre armateur a proposé d'épouser Carina et d'unir nos deux compagnies, l'occasion était inespérée. Notre famille aurait été associée, avec moitié de part dans une puissante flotte de navires marchands... Hélas, cela ne s'est pas fait ; inutile de ruminer le passé. De toute façon, je n'étais même pas présent à cette époque. Je croupissais en pays turc, les fers aux pieds.
Je plonge les yeux dans mon verre et n'ose plus proférer de remarque.
— Mais assez parlé de ma famille, reprend mon compagnon abruptement. Dis-moi plutôt ce que tu sais du seigneur de Rougemont.
Mes boyaux se contractent. Voilà la question tant redoutée ! Que puis-je lui raconter ? Je suis tenu par la promesse faite à Guy. Aucun mensonge satisfaisant ne me vient à l'esprit. Je me racle la gorge, un peu nerveux.
— Hem, je... je ne sais pas si je peux t'en parler. J'ai promis...
Ma phrase reste en suspens. João soupire, pose fermement son gobelet sur la table et croise les bras en se renversant sur sa chaise.
— Bien, laisse-moi te dire ce que je sais et tu verras ensuite si ta promesse a toujours un sens.
J'acquiesce avec soulagement.
— Cela me paraît honnête.
— Je ne connais pas tous les détails, commence le Portugais, et je te cite de mémoire un récit qui m'a été fait il y a plusieurs années, donc il peut y avoir quelques divergences avec ce que Guy t'a raconté.
Je grimace à l'évocation du Français, mais João poursuit son histoire sans s'interrompre.
— Il y a plus de trente ans, ce seigneur de Rougemont se trouvait en Terre sainte, en compagnie d'un contingent de croisés. Ils s'étaient acheté les services d'une troupe de mercenaires turcs pour les guider dans la région de Jérusalem. Au cours d'une violente tempête de sable, une poignée d'entre eux s'est retrouvée mystérieusement emportée de l'autre côté du Voile. Ils ont découvert un lieu sacré, fortement imprégné de l'empreinte du Christ.
En prononçant ces mots, João porte la main à sa breloque en argent et esquisse un signe de croix.
— De retour dans notre monde, chacun conserva avec lui un souvenir de ce rêve, une sorte de relique qu'ils ramenèrent dans leur pays d'origine. Jusqu'à aujourd'hui, j'ignorais complètement l'identité de ces hommes – mis à part celui dont je tiens ce récit. Mais dans cette lettre, ajoute-t-il en agitant la feuille qu'il vient de recevoir, j'apprends que des personnes mal intentionnées convoitent ces reliques et que leurs détenteurs peuvent être en danger. Je suis également prié d'informer au plus vite René de Rougemont et Samuel de Pontbréant.
João reprend son gobelet et ses yeux noirs plongent pour donner le coup de grâce.
— Le nom de Samuel, je l'ai entendu hier dans la bouche de Guy. Je sais donc qu'il est à Chartres. Que peux-tu me dire sur René ?
— Il est mort, il y a cinq ans, avoué-je dans un souffle.
Je suis abasourdi par l'étendue des connaissances de João concernant toute cette affaire. Je ne me sens plus tenu par ma promesse à Guy. Le nom de Rougemont, l'histoire de la relique : João connaît déjà tout cela et ne l'a pas obtenu de ma bouche. Il me paraît ridicule de taire plus longtemps les dernières informations qui lui manquent. Je lui révèle donc le vol de la coupe au palais du Louvre et le mandat initial de Guy. De fil en aiguille, je me retrouve à lui expliquer le lien avec Hieronymus et le clou mystérieux. Je termine en complétant son récit avec les éléments appris la veille chez le conservateur royal.
— Guy a pour mission d'avertir Messire de Pontbréant au plus vite, conclus-je.
João hoche la tête d'un coup sec.
— Très bien ! Pour une fois, nous sommes d'accord.
Il vide son verre d'une traite et le repose sur la table. Je porte le mien à mes lèvres. Le vin n'est pas mauvais, à peine coupé. Je suis agréablement surpris. Cette taverne n'est pas un simple bouge.
— Qui donc t'a envoyé cette lettre ? demandé-je, intrigué.
— Son nom ne te dirait rien. C'est mon meilleur ennemi ; il se fait du souci pour moi.
João esquisse une grimace chagrinée.
— C'est fort dommage que cette missive ne me soit pas parvenue plus tôt ! regrette-t-il avec un soupçon d'amertume.
— C'est fort heureux qu'elle te soit parvenue finalement ! pointé-je.
João pose ses petits yeux noirs sur moi, mais ne réplique pas. Si sa sœur ne s'était pas rendue à l'auberge du Chapon, le pli et ses précieuses informations auraient fini entre les mains de Torque. Nous en sommes conscients tous les deux. Je bois une autre gorgée.
— Ce que je ne comprends pas, soupiré-je, c'est pourquoi Guy tient tant à garder le secret.
— Vraiment ? s'étonne João, un brin cynique. Pourtant, cela me paraît clair.
— Et vas-tu donc m'illuminer de ta grande sagacité ?
Mon sarcasme ne semble pas le vexer.
— Il nous soupçonne d'être de mèche avec les voleurs, bien sûr, me répond-il platement. Après tout, d'après ce que tu viens de me raconter, la compagnie de la Dolce Vita donnait sa représentation au Louvre ce soir-là. Nous sommes tous Veilleurs, nous avions l'opportunité et la motivation : des coupables parfaits, en somme.
— C'est ridicule, rétorqué-je, il a pu vous suspecter au début, mais il est clair maintenant que ce sont le cardinal Luzzi et Giulia de' Gandolfi qui ont fait le coup !
João m'observe avec un léger sourire caché sous sa moustache.
— C'est clair pour toi, Guillaume, tu accordes facilement ta confiance. Guy est un seigneur, habitué des intrigues de cour. Il préfère garder des atouts dans sa manche.
Je médite ses paroles pendant que je termine mon verre. Elles m'ouvrent des horizons inattendus que je n'avais même pas imaginés et expliquent en partie les cachotteries dont s'entoure le Français. Je songe avec une certaine amertume qu'ils doivent me trouver bien naïf, tous les deux.
Un silence inconfortable s'installe entre nous. Je sens le poids des yeux malicieux de João sur mon front baissé.
— Cela me fait penser, reprend-il, l'air de rien, quand est-ce que tu nous annonces que tu es noble toi aussi ?
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