15. Nobles lignées (2/3)
Le lendemain, Guy nous quitte de bonne heure pour se rendre à pied à la porte de Montmartre. Nous profitons de cette journée de repos pour avancer dans toutes les petites tâches mises de côté jusque-là : raccommodage de quelques accrocs, peinture de masques, conception de nouvelles scènes. Je donne également un coup de main à Pedro pour étriller nos mules.
Comme je suis seul avec lui au fond de la cour, j'en profite pour aborder un point qui m'intrigue depuis plusieurs jours.
— Dis-moi, Pedro, j'ai appris que Fabrizio s'intéressait beaucoup aux vieilles légendes. Le savais-tu ?
— ¡Claro! Cela fait longtemps qu'il se passionne pour les contes, s'exclame l'Espagnol de son ton candide. Déjà à Venise, avant même de fonder la compagnie, il s'intéressait à ce sujet. Il a passé des mois dans le Saint-Empire à noter les histoires qui se racontent au coin du feu. Puis il a continué avec les légendes françaises et je m'attendais à ce que nous voyagions encore longtemps en Angleterre...
Pedro s'interrompt et hoche la tête comme pour lui-même.
— Mais bon, reprend-il d'une voix plus pensive, après toute votre histoire avec l'abbaye, j'imagine que cela attendra un peu maintenant...
Je baisse le nez d'un air gêné, mais l'Espagnol ne paraît pas me tenir rigueur de nos aventures.
— Tant mieux, mi fe, ainsi nous reprendrons peut-être plus tôt le chemin de Venise et je pourrais revoir ma Paloma, sourit-il.
— Paloma ? m'étonné-je.
— Ma femme, explique-t-il avec un clin d'œil complice. Bien sûr, elle ne peut pas nous accompagner dans nos voyages. Elle est restée au service de la señora et la señorita Biancolelli.
— Tu es marié ! Fabrizio est marié ! m'exclamé-je, estomaqué.
— Pero... oui, pourquoi je ne le serais pas ? répond l'Espagnol, un brin vexé.
— Pardon ! C'est juste que je ne le savais pas et j'ai été surpris, c'est tout. Excuse-moi, si je t'ai offensé, ajouté-je, tout désolé de mon impair.
En y réfléchissant mieux, je me rappelle avoir souvent entraperçu Fabrizio jouer avec l'anneau d'or à son doigt. Je ne sais pourquoi, l'idée qu'il soit marié ne m'avait pourtant jamais traversé l'esprit.
Devant ma mine déconfite, Pedro laisse échapper un rire indulgent.
— Tu es un brave garçon, Guillaume : gentil, poli, serviable. Si tout le monde pouvait être comme toi, la vie serait tellement plus facile !
Je réprime un hoquet ironique à cette idée. À sa place, je ne serais pas si affirmatif.
— As-tu des enfants ? interrogé-je, curieux de découvrir ce pan de vie insoupçonné du palefrenier.
Une ombre de tristesse passe sur son visage.
— Ah, non, pas encore, soupire-t-il. J'aimerais bien, et Paloma aussi bien sûr. Un jour, peut-être...
Je n'insiste pas pour ne pas le blesser avec ce sujet manifestement sensible. Toutefois, Pedro se reprend très vite. Il s'approche, le sourire perdu au fond de sa barbe, et pose sa grosse patte sur mon épaule.
— Bon, j'ai bien compris aussi que tu étais comme mon maître, ajoute-t-il plus bas avec un clin d'œil de connivence : toujours perdu dans tes rêves, les yeux dans le vague, à voir des choses qui n'existent pas vraiment... sans vouloir t'offenser, claro ! Ah, par moment je me dis qu'il est heureux que j'aie les deux pieds sur terre, moi, car sinon, je ne sais pas ce que deviendrait cette compagnie !
Je lui souris en retour.
— Et moi aussi, je suis content que tu sois avec nous !
— Laisse-moi te dire une chose, Guillaume, reprend-il sur un ton plus sérieux. Si un jour, toi aussi, tu as besoin d'un rempart contre tes cauchemars, d'une main solide pour te retenir dans tes rêves et dissiper les ombres, tu peux compter sur moi, je serai là pour toi.
Je plonge dans ses yeux francs et y lis sa confiance tranquille, son bon sens inébranlable. Rien ne l'étonne ou ne le surprend. Il est une Ancre dans la réalité pour le Veilleur en perdition. J'ai conscience de la valeur de ce cadeau accordé sans arrière-pensée dans le coin d'une étable. Une émotion indéfinissable me serre la gorge.
— Merci Pedro, soufflé-je, je me souviendrai de ton offre.
* * *
De retour vers les roulottes, je trouve Heinrich une fois de plus en compagnie de Geiléis. Il lui montre comment jongler avec trois balles. Fabrizio passe à cet instant en grommelant.
— Pas dans nos spectacles, j'ai dit ! C'est clair ?
— Eh bien quoi ? réplique l'Allemand. Guillaume apprend bien à se faire rosser au bâton, je ne vois pas pourquoi Geiléis ne pourrait pas apprendre à jongler!
— Tu vas voir qui va se faire rosser dans un instant ! rugis-je de fausse menace en me précipitant.
Heinrich s'enfuit en courant avec un simulacre d'air effrayé et disparaît au coin de l'auberge. Je ramasse les balles qu'il a laissées tomber derrière lui.
— Pff ! Il ne prend jamais rien au sérieux.
— Il est ainsi et tu ne le changeras pas, répond Geiléis sur un ton indulgent. Mais c'est agréable, parfois, d'avoir à ses côtés quelqu'un capable de garder le sourire en toutes circonstances.
Elle se rapproche, comme pour quêter un soutien, et son regard balaie la campagne environnante avec un léger frisson. Ses lèvres fines se crispent ; un voile d'inquiétude assombrit ses yeux verts.
— Que se passe-t-il ? m'enquiers-je, tendu à mon tour.
— Depuis que nous sommes arrivés en France, j'ai une impression diffuse d'oppression ; un mal qui pèse sur mon cœur. Le temps maussade de ces derniers jours n'est pas naturel. Les arbres souffrent ; la végétation est malade. As-tu observé les champs que nous avons traversés ?
Je confirme d'un hochement sec.
— Les paysans sont mécontents, et préoccupés. Les cultures ne se développent pas comme elles le devraient. Si les récoltes pourrissent, nous risquons la famine.
Geiléis secoue la tête et ses nattes rousses s'agitent comme des pinceaux de feu.
— Tout cela est lié aux voix qui nous ont rassemblés, j'en suis sûre. Elles cherchaient à nous mettre en garde. Une force mauvaise est à l'œuvre, qui ronge la Toile et menace notre monde. As-tu remarqué que nos Tissages deviennent instables, dangereux parfois ? Souviens-toi de la tempête, de la manière dont elle a littéralement fondu sur nous. J'ai bien cru que nous n'arriverions jamais à l'apaiser. C'était la première fois que je voyais les forces du vent réagir ainsi.
Je songe à la vague de terre qui a bien failli nous ensevelir sous la chapelle. Ainsi donc, mon inexpérience n'était pas seule en cause dans cette catastrophe. Loin de me rassurer, cette pensée me plonge dans l'angoisse. Cela signifie que tout Tissage devient extrêmement périlleux.
— Que pouvons-nous faire ? demandé-je, désemparé. Comment guérir la Toile ?
— Je ne sais pas, pas encore. Nous devons trouver d'où cela provient. Il faut comprendre ce qui déchire la trame du monde. Alors, nous saurons ce qu'il convient de faire... du moins, je l'espère, termine-t-elle tout bas.
* * *
La journée s'achève et le soleil se couche sans que Guy revienne. Je reste à scruter en vain la grande route jusqu'à ce que les derniers rayons cèdent la place à l'étoile du berger. Les épaules tombantes, je traîne les pieds jusqu'à l'auberge. Mes compagnons sont déjà au travail pour distraire l'assistance et Fabrizio me darde un regard courroucé.
Je les rejoins aussitôt, mais mon cœur n'y est pas. Mes pensées se tournent sans cesse vers le Français, teintées d'une anxiété croissante. Qu'est-ce qui l'a retenu si longtemps à Paris ? Pourvu qu'il n'ait pas été arrêté ou, pire, capturé par nos ennemis !
J'essaie de me concentrer sur le rythme de jonglerie de Heinrich pour ne pas manquer ma passe quand une voix retentit derrière moi.
— Bonsoir tout le monde, désolé pour le retard.
Mon cœur s'emballe et toutes les balles s'échappent de mes mains. Je fais volte-face tandis qu'une exclamation soulagée jaillit malgré moi de mes lèvres.
— Guy !
Le Français arque un sourcil étonné.
— Je ne pensais pas vous avoir manqué à ce point, raille-t-il.
Je me raidis et tente de me reprendre :
— Idiot ! Je... Nous étions inquiets de ne pas te voir revenir à la nuit tombée.
— J'ai bien failli ne pas pouvoir sortir. Je suis arrivé à la porte Montmartre au moment où les gardes s'apprêtaient à fermer, explique-t-il d'un ton détaché.
— Dites donc, vous deux ! houspille Fabrizio à mi-voix, des éclairs dans les yeux. Nous avons un spectacle en route, là !
Je me retourne aussitôt vers Heinrich qui attend toujours ses balles. Le jeune Allemand réussit l'exploit de jongler tout en me lançant un regard furibond.
— Désolé ! balbutié-je.
Je ramasse les boules de tissu, guette l'instant de son cycle, et lui envoie la suivante en reprenant le cours du numéro. Guy pose sur une table la sacoche de cuir qu'il porte en bandoulière et vient nous rejoindre.
La soirée se termine tôt avec le départ des habitués pour leurs pénates. D'un commun accord, nous nous entassons dans la roulotte de Fabrizio pour écouter les nouvelles de notre ambassadeur. Le Français s'éclaircit la gorge.
— J'ai commencé, avant toute autre affaire, par remonter la piste de l'avis de recherche, entame-t-il d'un ton de conteur, ravi de son auditoire. Voilà ce que j'ai pu apprendre après enquête : il y a plusieurs jours, un cavalier est arrivé, porteur d'un billet de la plus haute importance pour les autorités religieuses de Paris. Cette lettre a abouti entre les mains du cardinal Jean de Lorraine [1] qui loge à Paris en ce moment. Ce prélat, comme vous le savez peut-être, est un favori proche du roi. Le message, signé par Son Excellence Luzzi en personne, disait en substance que des hérétiques avaient profané la tombe de saint Augustin en l'abbaye de Canterbury et dérobé un livre d'une grande valeur. Les voleurs en question voyagent sous couvert d'une troupe de comédiens ambulants. La dépêche précisait que le pape serait informé au plus vite, que les malfaiteurs devaient être retrouvés et remis entre les mains du frère Hospitalier Hernán Torque. Ledit cardinal lui délègue toute autorité pour agir au nom du Saint-Père dans cette affaire.
Guy marque une pause dans son récit. Nous nous entre-regardons, effarés de la vitesse avec laquelle nos ennemis ont réagi. Le Français reprend la suite de son histoire.
— Hélas, les mauvaises nouvelles ne s'arrêtent pas là ! Choqué par un tel sacrilège, ce brave Jean n'a rien trouvé de mieux que de convaincre le prévôt de Paris de donner à fra' Torque pouvoir extraordinaire pour mener des recherches dans la capitale. Des messagers ont également été dépêchés sur les routes principales du royaume pour informer les autorités locales.
Les lèvres pincées sur une moue désabusée, Guy lève les yeux au ciel.
— Je crains qu'il ne soit trop tard pour agir contre fra' Torque ou limiter son champ d'action. Il aurait fallu pouvoir intervenir dès l'arrivée du message.
Je reste pétrifié. Une sourde anxiété descend le long de mon échine comme une coulée d'air glacé. Comment allons-nous nous tirer de ce mauvais pas à présent ? Nous ne pouvons pas lutter contre tous les baillis de France !
— Et ils ont nos noms, évidemment, blêmit Fabrizio.
— En fait, non, répond Guy en se renversant sur sa chaise. C'est là que cela devient intéressant. Le message ne donne ni nos descriptions ni nos noms.
João darde sur lui un regard suspicieux.
— En es-tu bien sûr ? Nos ennemis savent parfaitement qui nous sommes. Giulia de' Gandolfi y a veillé, au début de notre interrogatoire. D'ailleurs, comment as-tu appris tout cela ?
— Eh bien, de la bouche même du cardinal de Lorraine, comme je déjeunais tantôt en son hôtel particulier, évidemment, répond Guy d'une voix onctueuse en affichant un petit air satisfait.
Je manque de m'étrangler de stupeur.
— Comme tu déjeunais avec le cardinal de Lorraine ? Mais...
Guy hausse les épaules et balaie mon exclamation d'un geste négligent.
— Ce n'est pas important, coupe-t-il en reprenant un ton sérieux. Ce que nous devons retenir, c'est que nos ennemis tiennent absolument à mettre la main sur nous les premiers, sinon pourquoi taire des informations précieuses comme nos identités ? Et l'autre point inquiétant est que fra' Torque se trouve à Paris en ce moment, avec de grands pouvoirs de nuisance.
Un silence pesant s'installe. Fabrizio s'arrache ses rares cheveux restants avec une nervosité communicative ; Pedro lui pose une main apaisante sur l'épaule ; sous un air renfrogné, João joue avec sa moustache sans quitter Guy des yeux ; Heinrich secoue ses boucles sur un soupir et Geiléis se fait oublier au fond de la roulotte.
Notre chef de troupe reprend la parole d'un ton abattu, bien loin de sa joviale exubérance.
— As-tu d'autres nouvelles à nous apprendre ? Comme le roi est parti, je suppose qu'il n'est plus question de nous débarrasser de ce livre encombrant ?
— Concernant le grimoire et la relique de Hieronymus, j'ai pu obtenir un rendez-vous demain après-midi au Louvre avec le conservateur royal. Notre troupe est d'ores et déjà aussi à l'abri que possible dans ce petit village de Clignancourt. Nous ne serons guère plus en sécurité sur les routes. Je rencontrerai ce monsieur pour essayer de comprendre l'importance que nos ennemis attachent à ces objets.
Son regard d'acier plonge sur moi.
— Et Guillaume m'accompagnera, termine-t-il d'un ton péremptoire.
J'accueille ces quelques mots d'une bouffée d'allégresse. Tout en hochant la tête en signe d'assentiment, je lutte pour conserver mon sérieux et ne pas afficher le sourire qui menace de s'échapper sur mes lèvres. Cette fois, personne n'élève d'objection ou ne conteste l'autorité de Guy. Fabrizio semble avide de se raccrocher à ce dernier espoir et João lisse sa moustache en silence. Faute d'autre suggestion, tout le monde se range à la proposition du Français et nous nous séparons pour la nuit.
* * *
1. Jean de Lorraine (1498-1550) est un cardinal français et l'un des favoris les plus intimes du roi François Ier. Pendant plusieurs années, lui et Anne de Montmorency furent les deux hommes les plus puissants du royaume. Il est connu sous le nom de cardinal de Lorraine.
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