12. Tempête (2/3)
Nous nous serrons comme moutons à l'étable dans le local exigu. Guy salue la guérisseuse avec une grâce galante sans exprimer de surprise quant à sa présence à bord. Je crois qu'il a rapidement pris la mesure de sa détermination et il ne semble pas partager les réticences de João ou Fabrizio sur la place d'une femme dans notre troupe.
— Je vois que vous ne renoncez pas facilement, remarque-t-il à son attention. Voulez-vous que je vous cède cette cabine ? Vous n'allez tout de même pas dormir avec les membres d'équipage !
Geiléis plisse les lèvres sur une moue réprobatrice à le trouver debout malgré ses recommandations.
— Vous avez plus besoin d'un bon lit que moi, refuse-t-elle d'un ton catégorique. Je m'installerai dans les chariots, loin des marins.
— Les carrioles sont attachées, mais si un gros grain se lève, elles peuvent passer par-dessus bord, contre João avec une irritation croissante. Ce n'est pas prudent de rester à l'intérieur.
— Lorsque la tempête sera sur nous, réplique Geiléis d'un haussement d'épaules indifférent, je doute que beaucoup d'entre nous puissent dormir.
La gardienne et le Portugais échangent un regard aussi orageux que le sujet de leur conversation.
— Cela me fait penser, intervient Guy pour briser la tension, qu'il faudrait mettre le grimoire et la relique en lieu sûr. Je vais les conserver dans cette cabine et n'en bougerai pas. Je n'aimerais pas les voir finir à la mer en vulgaire repas pour poissons !
— Est-ce bien prudent de placer ces objets à la portée de ce brave capitaine ? interroge notre chef dans un plissement de sourcils broussailleux.
Sa querelle avec Geiléis provisoirement oubliée, João passe une main soucieuse dans ses cheveux frisés.
— Guy n'a pas tort, appuie-t-il. Le contenu des chariots peut basculer à la mer ; le risque est réel. La proposition me paraît raisonnable. Tu ne crois pas, Fabrizio ?
Les yeux de l'Italien oscillent du Français au Portugais avec une hésitation palpable que j'ai du mal à comprendre. Pour un peu, je croirais qu'il rechigne à remettre les artefacts entre les mains de Guy. Est-il toujours fâché que celui-ci lui ait caché sa noble identité ?
— Si, si, bien sûr, soupire Fabrizio à l'issue de ce jeu de balancier. Je vais les chercher.
Il ouvre la porte qui lui échappe presque sous la violence du vent, puis s'éloigne en direction des chariots. Heinrich se lève d'un coup derrière lui. Son visage a pris une teinte verdâtre et il se précipite vers la sortie, une main plaquée sur la bouche.
— Je crois que je vais plutôt rester dehors ! lance-t-il en disparaissant sur le pont.
Fabrizio revient peu après avec un sac de toile huilée enveloppant le livre de saint Augustin et la relique de Jerome. Guy sort les objets avec des gestes précautionneux, empreints de révérence. Ses yeux s'illuminent d'une fascination passionnée tandis qu'il se penche sur la couverture de cuir. Son doigt suit lentement les contours du sceau métallique.
— Un chrisme, murmure-t-il, plus pour lui-même que pour nous autres, le symbole des premiers chrétiens. Et de part et d'autre, les lettres grecques alpha et oméga qui représentent l'éternité du Christ.
Guy ouvre délicatement les fermoirs de bronze et se penche sur les premières pages couvertes d'une dense écriture manuscrite. Il pousse une exclamation de dépit.
— Je n'arrive pas à lire une seule phrase ! C'est écrit dans un mélange de vieux latin et d'anglais de l'époque de saint Augustin. Je reconnais certains mots, mais... il faudrait des jours, des mois de travail pour déchiffrer ce grimoire !
À ce moment-là, quelqu'un tambourine à la porte. Guy referme le livre en toute hâte et le glisse dans le sac. Le battant s'ouvre à toute volée sur la figure pâle et défaite de Heinrich.
— Vous devriez venir voir dehors tout de suite ! Un navire se dirige droit sur nous !
Nous sortons tous sur le pont dans une précipitation catastrophée. Heinrich nous désigne une tache blanche sur tribord arrière. João plisse les yeux, une main en visière.
— C'est un trois-mâts, mais je ne distingue pas la forme de sa coque. Hmm, il est gréé de voiles latines, triangulaires. Oui, maintenant j'en suis sûr ! C'est le chébec que j'ai aperçu au port quand nous sommes partis !
Le portugais se retourne vers nous, un pli soucieux sur le front.
— C'est un navire de guerre fin, rapide et maniable, très utilisé en méditerranée par les Maures, précise-t-il. Je suis étonné d'en trouver un ici, en Angleterre... à moins qu'il ne soit arrivé récemment avec des passagers venant du sud.
João tend la main en direction du chébec et l'amène en douceur à ses yeux, comme s'il tirait sur un fil invisible. Une étincelle scintille au bout de ses doigts.
— Voyons voir de plus près, marmonne-t-il entre ses dents... Ah, je peux distinguer le pavillon : un étendard rouge frappé d'une croix latine blanche.
Le Portugais relâche son bras et sa moustache frémit d'une nervosité de mauvais augure.
— La bannière des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, explique-t-il sombrement. J'ai entendu dire qu'ils s'étaient installés sur l'île de Malte avec la permission du roi Carlos [1]. Le chébec ne m'étonne plus dans ce cas. Ce cher fra' Torque m'a tout l'air de nous avoir retrouvés.
Je me mords la lèvre à ces mots en échangeant un regard effaré avec mes compagnons. Des picotements me parcourent le corps et je pose par réflexe une main sur la garde de ma rapière.
— Que pouvons-nous faire ? interroge Guy de sa voix de commandement. Y a-t-il un moyen de les distancer ?
Le Portugais ne quitte pas des yeux le chébec qui approche, manifestement trop préoccupé pour s'offusquer du ton employé par le Français. Il secoue la tête avec un hoquet rauque qui se veut sans doute un rire désabusé.
— Un navire de guerre contre une caraque marchande lourdement chargée ? Aucune chance ! Quel que soit le vent, ils nous rattraperont. Et vu leur vitesse, ce sera bientôt. Dans moins d'une heure, ils seront sur nous.
— Que comptent-ils faire ? demandé-je, atterré. Nous aborder ?
— Je ne sais pas et je ne tiens pas particulièrement à l'apprendre.
Ses prunelles fulminent d'une colère contenue ; il serre les poings dans un sursaut féroce.
— Nous sommes perdus ! gémit Fabrizio en s'arrachant quelques cheveux de plus.
— Puis-je faire une suggestion ? intervient une voix calme et claire au milieu de l'anxiété croissante.
Les yeux verts de Geiléis ne m'ont jamais paru aussi sauvages qu'en cet instant, avec la crinière fauve de ses nattes emportées par le vent. Mon cœur accélère de quelques battements. Qu'a-t-elle en tête ?
Sous le coup de l'urgence, tout ressentiment sur sa présence à bord semble avoir déserté les esprits des deux fortes têtes de la compagnie ; aucun ne lance de commentaire méprisant. Nous restons suspendus aux prochains mots de la gardienne qui hésite, tournant et retournant son bâton de chêne entre ses doigts.
— Je répugne à proposer cela, car c'est dangereux et contraire à tout ce que les druides m'ont enseigné, mais je n'ai pas d'autre idée. Voilà, nous savons qu'une tempête se prépare ; elle est même toute proche. Nous pourrions... l'appeler.
Je reste interloqué sans comprendre. En revanche, la réaction de mes compagnons est éloquente. Guy hausse les sourcils avec une exclamation de surprise pendant que Fabrizio pousse un gémissement plaintif. Heinrich relève la tête de son mal de mer et semble s'intéresser pour la première fois à la discussion. La pigmentation de João s'affadit jusqu'à adopter une teinte jaunâtre.
— C'est de la folie ! souffle-t-il. Jouer ainsi avec les forces de la nature est extrêmement dangereux. Impossible de savoir comment elles peuvent réagir et encore moins espérer contrôler quoi que ce soit ! Nous pourrions déclencher un ouragan qui ravagerait tout sur des centaines de miles à la ronde !
Ses paroles m'arrachent un frisson et je lève les yeux vers les tourbillons de nuées portés par la bise.
— Je le sais parfaitement ! rétorque Geiléis en plantant son regard assuré dans celui du petit Portugais. Crois-moi, je connais la puissance des esprits du vent. Je sais ce dont les éléments déchaînés sont capables. Cependant, c'est un Tissage que j'ai déjà accompli, à moindre échelle, pour apporter la pluie. Et bien sûr, je compte m'appuyer sur Pedro.
Ignorant tout de notre agitation, l'Espagnol discute en bonne entente avec un groupe de marins, plus loin sur le pont.
— Pedro ? m'étonné-je. Il n'est pas Veilleur.
— Mais il est une Ancre ! Ce qui veut dire que même si nous attirons une tempête sur nos ennemis, nous devrions réussir à limiter la portée des répercussions sur la Toile.
Je me frappe le front en me remémorant les leçons de Guy. Il m'avait expliqué le rôle de ces Dormeurs au pouvoir particulier. Quelques jours à peine se sont écoulés depuis notre conversation et, pourtant, elle me paraît déjà appartenir à une tranche de vie révolue, pleine d'insouciance bénie.
— Il y a un autre problème, contre João, les dents serrées.
Il ne quitte pas la gardienne du regard. À l'évidence, son ressentiment enterré face à la menace couve encore sous la surface de ses émotions.
— Lequel ? s'enquiert Geiléis en relevant le menton.
— Si vous Tissez quoi que ce soit ici sur le pont à la vue de tous, qu'une tempête se déclenche et que nous y survivons... les marins vont vous lyncher. Et nous avec, certainement, pour faire bonne mesure.
La gardienne s'humecte les lèvres, observe le va-et-vient incessant de l'équipage sur le pont et conclut :
— Je peux m'abriter des regards derrière les chariots.
— Vous verrez moins bien le ciel, objecte João. Il est impossible de Tisser à l'aveugle.
— Ce sera plus difficile, c'est vrai... Mais je peux y arriver.
Elle resserre les mains autour de son bâton et l'incline légèrement vers João, comme pour le défier de la contredire. Guy intervient sans laisser au Portugais le loisir de répliquer.
— Il faudrait prendre une décision rapidement. Le chébec se rapproche et notre bon capitaine semble s'interroger. Appeler la tempête va nécessiter du temps.
Sur la dunette, Rocheclair observe le navire à la longue-vue. Plusieurs marins pointent le bateau dans un bruissement de murmures. Pour le moment, personne ne s'affole encore, mais la course du chébec les intrigue. Nous nous entre-regardons.
Guy pousse un long soupir et s'exprime le premier.
— Je n'ai pas d'autre idée à proposer. Je me range à la suggestion de Geiléis.
— Je suis déjà malade comme un chien, gémit Heinrich, les bras lovés autour du ventre. Quelques vagues de plus ou de moins n'y changeront rien. Va pour la tempête.
— S'ils nous rattrapent, nous sommes morts ! se lamente Fabrizio en se signant nerveusement. Je crois que je préfère encore affronter les éléments naturels.
J'échange un regard avec João qui n'a encore rien dit et me remémore la lutte contre Torque dans la chapelle. La vague de terre déclenchée par mégarde a bien failli causer notre perte. Or, nous parlons ici d'attirer sur nous toute une tempête ! Certes, j'ai sûrement été maladroit, et Geiléis est expérimentée. Malgré tout, un bouillon de doute et de peur me retourne l'estomac.
Le Portugais prend lui aussi le temps de la réflexion avec sa réserve habituelle. Il laisse ses yeux courir sur le pont, entre les marins, dans le gréement. Quand il parle enfin, sa voix râpeuse porte une assurance que je suis loin de ressentir.
— L'Écume de Mer est un bateau solide, conçu pour braver la haute mer. Sa mâture est en bon état, la coque est entretenue. Pour autant que je puisse en juger, le capitaine et l'équipage me paraissent compétents. Je pense que nous pouvons affronter un gros grain sans trop de dommage. J'estime que la proposition de notre passagère clandestine vaut la peine d'être tentée.
Sur cette pique mesquine, il confirme son accord d'un signe sec de la tête.
Je suis le dernier. Par quelque code tacite, je comprends que Geiléis attend notre assentiment à tous. Je m'agite d'un pied sur l'autre sous le poids de son regard. Pourtant, elle ne me presse pas et patiente en silence. Mes yeux se posent d'eux-mêmes sur le chébec à l'approche. Déjà, je distingue clairement les trois voiles triangulaires, gonflées par les bourrasques.
J'opine d'un hochement imperceptible.
— D'accord, murmuré-je.
Sans plus perdre de temps, Geiléis rejoint Pedro, l'arrache à sa discussion enthousiaste d'une main sur l'épaule et lui parle à l'oreille. Ensemble, ils s'éloignent en direction des chariots. Dévoré de curiosité, j'Ouvre les yeux. Je ne veux rien manquer ce qui va advenir.
La voûte lourde de menaces s'allume de fins filaments dorés. Tous ces chemins de feu palpitent et grimpent vers les nuages. Vers l'ouest, je suis immédiatement frappé par la nature différente de la Toile étalée sur l'horizon sombre, chargée d'une énergie instable. Les brins crépitent comme des serpents furieux ; des étincelles courent dans les nœuds du ciel. Des rafales portées par les soubresauts du Voile me fouettent le visage.
Par-dessus leur mugissement, je distingue un chant lointain qui m'évoque le cri des mouettes et le ressac des vagues. Les fils du vent se tendent. Des nébuleuses noires s'approchent à la célérité d'un cheval au galop, halées par un gigantesque filet de pêcheur. Des cordages dorés diaphanes se resserrent autour de l'orage et convergent en faisceau sur le pont, sur nos carrioles. Je comprends que ces attaches, solidement ancrées sur Pedro, maintiennent l'écheveau face au vent qui hurle et aux vagues qui enflent.
La tempête fonce sur nous à une vitesse stupéfiante. Le tonnerre gronde plus fort qu'une armée de tambours. Le ciel s'illumine un bref instant d'une lumière aveuglante et un claquement assourdissant retentit juste après. Brutalement, les nuées d'orage se déchirent, déversent sur nos têtes un torrent de pluie glacée. Je suis immédiatement trempé jusqu'aux os.
Une vague haute comme deux hommes s'écrase sur le flanc du navire. La coque s'incline dangereusement, je manque de rouler sur le pont. De l'eau me coule dans les yeux. Ma vision de la Toile s'estompe sous une brusque poussée de panique. Je regarde avec effarement autour de moi ; je ne suis pas le seul sidéré. João contemple, stupéfait, la mer qui enfle. Ses mains se crispent sur le bastingage.
— Je n'ai jamais vu un orage se déclencher aussi vite ! hurle-t-il dans notre direction. Même avec l'appel de la Toile, c'est à peine croyable ! Cette maudite gardienne va nous expédier par le fond !
* * *
1. Carlos I (1500-1558), roi d'Espagne et empereur romain germanique, est plus connu en France sous le nom de Charles Quint.
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