Le mage s'était rapproché de Souchefume et se trouvait à présent aux portes du village. Il remarqua les habitants, figés de peur, et laissa échapper un gloussement moqueur. Quelques uns se mirent à genoux devant lui et implorèrent sa clémence. Le mage s'amusait de cette crainte, il s'approcha assez près des villageois. Puis, d'une main froide, effleura leur dos. Leurs sursauts lui procuraient un grand plaisir. Mais son jeu prit vite fin. Une masse difforme se forma devant lui, produisant un bruit agaçant de gargouillis stomacaux. Un visage, ou du moins quelque chose qui y ressemblait, se dessina. La mâchoire était entièrement décalée vers la droite, il n'y avait pas de nez et l'orbite contenait des yeux transparents. Les habitants de Souchefume observaient la scène, horrifiés par la laideur de la créature, tétanisés. Puis des mains apparurent, des bras, un torse et une longue robe qui se confondaient à la peau translucide du spectre. Une lumière blanche intense s'en dégagea, la masse se mua en une femme d'une beauté glaçante. Le mage ne parut pas surpris - contrairement aux villageois -, se mit à genoux, puis s'adressa à l'apparition en baissant la tête:

- Maîtresse.

- Je ne t'ai pas demandé de te balader dans la forêt, nous avions préparé son éveil, tu ne peux être inactif ! Cet aspect me coûte énormément d'énergie.

- Veuillez m'excuser, mais j'ai eu un contre-temps. Ce léger détail a été vite... éliminé. Mais aucune inquiétude, j'aurai bientôt terminé ma tâche, vous le sentirez je présume.

- Pas uniquement moi. Tous les êtres, la terre, l'eau... Ces autres dieux m'ont trop longtemps reniée. Exécute-toi !

- Je comprend tout à fait... Mais une jeune fille m'a vu dans les bois... se justifia le mage en se relevant. Je lui ai lancé un sort, elle devrait être morte ou alors dans le même état végétatif que le seront les villageois.

- Dépêche-toi de continuer ta mission, Theobald Droef. Si tu es incapable de la mener à bien, tu le regretteras amèrement, ordonna cette masse, qui de nouveau informe, s'évanouissait.

L'homme traversa la fumée spectrale en direction du village. De nouveau, il récita le psaume, et une forte énergie brumeuse jaillit du sol pour se confondre avec lui, ses veines se noircirent. Au fur et à mesure que la terre tremblait, les failles laissaient entrevoir une sorte de monstre tentaculaire voulant emporter les villageois dans les abîmes. Terrifiés, des larmes embuèrent les yeux de certains, d'autres se les recouvraient de leurs mains. Mais tous se demandaient anxieusement ce qui les attendait. Ceux qui osaient affronter la vérité virent leur village se détruire sous leurs yeux. Soudain, le ciel se zébra de plusieurs éclairs et tonna comme mille chevaux au galop. Le mage leva les bras en direction du ciel, se rapprocha du centre de la place, sous les yeux des villageois toujours aussi apeurés. Puis il les regarda, avec un sourire moqueur, et cria à pleins poumons :

- Evilgationem !

Les habitants de Souchefume devinrent aveugles, sourds et insensibles. Le néant les avait emporté à tout jamais. Physiquement il ne restait d'eux que des statues en pierre noire brute, desquelles s'échappait de la fumée. Leurs expressions faciales étaient restées gravées, ainsi que leurs derniers gestes. Certains s'enlaçaient, d'autre étaient agenouillés au sol, implorant la clémence des cieux. Ce spectacle macabre ne semblait pas déranger le mage, apparemment satisfait. Il regarda l'énergie sortir des failles et décida de la rediriger vers lui. Ses veines continuaient de grossir et de noircir, comme si elles allaient exploser sous la pression. Mais avant de succomber au surplus de pouvoirs, une cage dorée couverte de runes sortit d'une des failles et se déposa sur le sol. Le spectre réapparut au dessus de cette caisse, et glissa délicatement ses mains sur son contour.

- Tous ces Hommes ont tenté de me renier... de m'effacer... Mais la Corruption ne peut être damnée. Je fais partie de vous, dit-elle en regardant le mage. Tu seras récompensé, Théobald Droef, comme conclu dans notre pacte, tu auras ta place parmi mes Arcyns.

- Merci maîtresse, j'ai agi ainsi afin que vous repreniez votre place dans ce monde. Et à présent ?

- Elle va s'éveiller à nouveau, l'énergie magique corrompue va lui donner un nouveau souffle de vie et va pouvoir être l'une de mes artisans du vice comme autrefois. C'est pour cela que je les ai créés, afin de me nourrir de la corruption des Hommes.

Avant de disparaître, la créature concentra toute l'énergie dégagée par le mage, qui se sentit vidé, vers la cage. Les symboles magiques dessinés sur cette dernière brillèrent alors d'une lumière incandescente et la cage explosa dans une déflagration violente. Brusquement, des morceaux brisèrent certaines statues, visiblement creuses.

Peu après, à travers la fumée, se dessina la silhouette voluptueuse d'une femme, qui s'approcha. Ses cheveux bruns ondulés se posaient délicatement sur ses épaules, son teint était légèrement mat et son visage à couper le souffle, même si quelques rides montraient qu'elle avait une certaine expérience de la vie. Elle marchait maladroitement, presque comme un nourrisson qui apprenait à se tenir debout. Mais reprit rapidement ses aises avant d'examiner dans quel état elle était. Sa robe, déchirée de toute part, témoignait d'un événement violent dont elle avait été la victime. Elle observa longuement ses mains, compta ses doigts, pensant se trouver dans un songe. Mais une étincelle malicieuse dans ses yeux montra que l'Arcyn comprit sa situation, elle était de nouveau éveillée. La femme balaya du regard tout ce qui se trouvait autour d'elle, mais la brume obstruait sa vue.

Rapidement, la fumée disparut, et dans ce paysage de chaos, ne restait que le mage et cette femme qui secoua le bas de sa robe rouge brodée de rose d'or pour ôter la poussière. Elle regarda le mage et dit:

- Vous êtes un bien charmant, mage Droef, je me demande si je pourrais faire commerce de vous...

- Bienvenue dame Tibeld, la coupa net le mage. Je suis très honoré de vous rencontrer, dit-il en se frottant nerveusement la nuque.

La femme observa autour d'elle, en dehors des ruines et du sol fissuré de toutes parts, elle vit l'agglomérat de statues humaines puis elle courut joyeusement dans leur direction.

- Je vais pouvoir m'amuser à nouveau, elle effleura le visage d'une des figures de cendre, vous serez mes marionnettes.

Après un silence marqué par l'admiration pour ces statues, elle regarda le mage avec plus de sérieux et demanda.

- Nous devons réveiller les autres ?

- Elle m'a dit qu'elle avait besoin de vous tous pour reprendre le contrôle de ce monde, répondit le mage, vous êtes la première à être libérée pour l'instant.

La dame ne dit plus un mot, comprenant parfaitement les dessins de sa maîtresse. Même si de longues années durant, elle avait été plongée dans un profond sommeil. Elle savait comment remercier sa créatrice pour l'avoir libérée. Le village entier était en ruines. Les tremblements du sol avaient fait s'écrouler les bâtiments, plus rien n'était debout. Un amoncellement de pierres et de débris divers remplaçaient la place centrale. Mais ce chaos ne semblait pas déranger la femme et le mage, qui y jetèrent un rapide coup d'œil avant de marcher parmi les décombres. Tout deux scrutèrent le ciel gris, distinguèrent à peine le soleil, puis s'orientèrent en direction du Sud. Derrière eux, plus rien ne restait de la vie d'Eranne.