Chapitre 14 : Faites tomber les masques
Les jours suivants ce dîner avec mon père, celui-ci avait tenté à de nombreuses reprises de m'appeler et m'avait envoyé des tas de messages pour me convaincre d'accepter sa proposition sans jamais s'excuser. Encore une fois, je venais de recevoir un message de sa part. En une semaine, il avait dû tenter de me contacter des dizaines de fois, mais jamais il n'avait pris la peine de se déplacer.
— Merle, arrête un peu de regarder ton portable, me fit remarquer Eloise.
— Pardon...
Je rangeai mon portable dans ma poche, mais il sonna aussitôt et je ne pus m'empêcher de soupirer. Dès que je vis le nom de mon père s'affichait, je refusai l'appel sans même réfléchir.
Eloise ne fit aucune remarque supplémentaire puisque je lui avais déjà expliqué la situation quelques jours auparavant. Elle était d'ailleurs mon meilleur pilier pour m'empêcher de céder à la moindre tentative de mon père. Elle savait que j'étais parfois facilement influençable, j'avais bien pardonné des tas de choses improbables à Anna, alors pour mon père, ce pouvait être pire.
Tracy sortit de la cabine d'essayage vêtue d'une robe de mariée assez simple. Celle-ci suivait les courbes de sa taille et prolongeait délicatement celles de ses hanches. On aurait presque cru à une robe bustier, sauf qu'un léger tissu en dentelle recouvrait toute sa poitrine et remontait jusqu'à son cou tout en laissant ses épaules nues.
— Alors, ça ne fait pas trop ? nous demanda-t-elle.
— Tu es magnifique ! s'exclama Eloise.
— Je confirme, tu es magnifique, ajoutai-je.
Tracy fit un rapide tour sur elle-même, assez heureuse qu'on approuve son choix.
— Je crois que je vais prendre celle-là, nous annonça-t-elle. Et aucun de vous deux n'a intérêt à vendre la mèche à Cody.
— Dans la mesure où on attend encore les faire-part, on ne va surtout pas faire ça, plaisanta Eloise.
Aussitôt, tout le monde se mit à rire et Tracy eut la soudaine envie de nous faire un câlin. Ainsi, on s'était tous retrouvés tous les trois dans ses bras. Puis en nous relâchant, elle sembla assez émue.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? m'enquis-je, inquiet.
— Je me disais juste que... j'avais beaucoup de chance de vous avoir, avoua-t-elle, les yeux humides.
— Pourquoi tu nous dis ça maintenant ? demanda Eloise, elle aussi tout aussi déboussolée que moi.
— J'ai ressassé beaucoup de vieux souvenirs ces derniers temps... et par rapport à ce que je suis devenue, ça n'a rien à voir. Quand je vous ai connu, on était tous des ados un peu perdus... Maintenant on est des adultes et on est de moins en moins perdus. D'une certaine manière... c'est beau.
Elle avait les larmes aux yeux et tentait de les retenir du mieux qu'elle pouvait.
— Pleure si tu veux, lança Eloise en remarquant son état fébrile. On ne va pas te juger...
— Mais je vais bousiller mon maquillage...
Eloise et moi échangeâmes un bref regard amusé. Tracy restait fidèle à elle-même. Malgré son look que certains jugeraient de masculin, le maquillage pour elle était une vraie passion, elle pouvait y passer des heures. Elle avait arrêté durant quelques années, en ayant marre que les gens la jugent d'idiote à cause de ça, mais heureusement, Eloise avait su la convaincre de faire ce qu'elle voulait.
— Je sais très bien que tu utilises du maquillage waterproof, rétorqua la rouquine, souriante.
Tracy laissa échapper une larme au coin de son œil et l'essuya aussitôt comme si elle était extrêmement gênée.
Malheureusement, cette bonne ambiance fut brisée quand mon père tenta de m'appeler de nouveau.
— Il ne va vraiment pas arrêter, soupirai-je.
— Ce n'est pas une raison de céder, m'avertit Eloise en me pointant du doigt. Au pire, tu bloques son numéro et changes le tien, mais tu ne lui laisses pas une chance de revenir dans ta vie. Pas après tout ce qu'il t'a fait. C'est comme si je pardonnais tout à mon frère, ce que je ne ferais jamais...
C'était bien la première fois qu'elle osait reparler de son frère après tout ce temps. D'habitude, elle faisait comme s'il n'existait pas, elle le considérait comme mort et je devais vraiment en faire de même avec mon père, ce pourquoi elle osait évoquer l'existence de son frère pour cette fois. Il fallait vraiment que je sorte toutes les personnes toxiques de ma vie... comme Eloise l'avait fait, tout comme Saoirse. Nous avions tous besoin de nous libérer de quelques chaînes.
— Tu as raison, approuvai-je presque à contrecœur.
D'un geste assez lent, je me rendis dans les contacts de mon portable puis sélectionnai mon père. Pendant un instant, j'hésitai. Allais-je vraiment bloquer mon père ? Mais le regard insistant d'Eloise sur mon portable me convainquit et j'appuyai enfin sur l'option me permettant de le bloquer.
— J'irai changer de numéro assez rapidement, annonçai-je.
— Ça me prouve encore une fois qu'on n'a plus rien à voir avec les ados d'avant, constata Tracy, toujours un peu dans l'émotion. On surmonte tous nos traumas de l'époque... et ça me rend heureuse tout ça...
— Ce qui me rend surtout heureux, c'est de voir que tu vas te marier et que tu as osé demander la main de Cody, la repris-je, ne voulant plus parler de ma situation.
— En effet, affirma-t-elle, légèrement gênée. Mais j'ai hâte du prochain mariage.
— Ne comptez pas sur moi ! s'opposa aussitôt Eloise.
Tracy se tourna alors vers moi, le regard insistant. Elle attendait vraiment à ce que je me marie avec Saoirse et la situation était désormais complètement gênante. Si je pouvais éviter de me marier, j'en serais bien heureux.
— Pas pour tout de suite ! rétorquai-je, mal à l'aise. Notre relation est un peu trop récente pour ça.
— Pas de problèmes. Le prochain mariage n'a pas à être programmé dans l'année. Mais sache que si tu veux mettre une robe Merle, ça peut s'arranger...
Sa remarque eut le mérite de tous nous faire rire et d'ainsi nous libérer des quelques malaises qui avaient pu s'installer depuis que j'avais bloqué le numéro de mon père. Sa bonne humeur m'avait vraiment manqué et je comprenais pourquoi Anna avait tant insisté pour m'éloigner d'elle, Tracy était le rayon de soleil de notre groupe d'amis. Elle trouvait toujours un moyen de nous apaiser, même quand ça n'allait pas de son côté, et parfois, ça me dérangeait de ne pas le voir...
*
Aux alentours de dix-sept heures, j'étais de retour à l'immeuble. Saoirse n'était sûrement pas revenue, étant sûrement encore au travail. Elle avait dû s'y rendre en début d'après-midi, son emploi du temps était aussi imprévisible que le mien.
À ma grande surprise, je croisai Jian qui s'approchait de sa porte, deux sacs de courses qui occupaient ses deux mains. Voyant qu'elle allait avoir quelques difficultés à rentrer chez elle, je vins vers elle lui proposer mon aide.
— Tu n'es pas obligée, tenta-t-elle de refuser poliment.
Cette fois-ci, je ne lui laissai pas le choix et m'emparai de ses deux sacs. Elle laissa échapper un petit rire, elle savait très bien que j'agissais toujours ainsi et ne m'en voulait pas. Ainsi, elle put ouvrir sa porte sans encombre et m'invita à entrer. Je déposai les sacs dans sa cuisine comme elle me l'avait demandé.
— Ça te dit un café ? Je ne vais quand même pas te laisser repartir sans t'en proposer un...
— Si tu en as de prêt, sinon ce n'est pas grave, je ne voudrais pas m'imposer, répondis-je calmement.
— Tu ne t'imposes jamais.
Elle s'approcha de sa machine à café et la mit en marche. Rapidement, elle me servit une tasse et sa tasse en main, elle se posa contre le comptoir.
— Tu sais que quelqu'un va emménager à l'appartement d'Anna ? lança-t-elle alors que je prenais une gorgée de mon café.
Instinctivement, je faillis recracher mon café, mais me retins et affichai un sourire niais pour cacher ma stupéfaction.
— Ses parents ont décidé de la vendre, poursuivit-elle. Je crois qu'ils sont en train de récupérer ses dernières affaires. Ils ont peut-être enfin réussi à faire leur deuil...
Mon sourire me donnait l'impression de m'arracher les joues et mon teint avait dû prendre une teinte blafarde. Je n'avais pas repensé à Anna depuis une dizaine de jours, depuis que j'avais avoué à Saoirse que j'étais encore amoureux de cette femme qui avait pourtant abusé de moi, mais surtout, j'avais oublié qu'Anna avait été ma voisine et que son appartement était au-dessus du mien. Jusqu'à maintenant, je m'étais parfois convaincu qu'Anna avait habité ailleurs que dans cet immeuble.
— Ça va Merle ? s'enquit Jian, inquiète. Désolée... Je n'aurais pas dû te le dire... Tu semblais proche d'Anna... Enfin, je suppose, vous en donniez l'air...
— C'était compliqué entre nous, rétorquai-je dans un bref souffle.
Je bus une gorgée de mon café comme pour éviter d'avoir à en dire davantage, mais le regard morose et insistant de Jian me déstabilisait bien trop pour que je reste indifférent.
— Vous sortiez ensemble ? osa-t-elle demander.
— Non, c'est peut-être bien ça le problème, répondis-je un peu trop vivement.
— Tu... Tu l'aimais ?
Je fus incapable d'articuler la moindre réponse et commençant à trembler, je posai ma tasse. Elle en parlait au passé, pourtant c'était encore d'actualité, à mon plus grand regret.
Jian se sentit alors mal à l'aise d'avoir été aussi intrusive et s'approcha de moi pour me prendre dans ses bras sans dire un mot. Notre étreinte dura de longues secondes puis elle me lâcha, toujours assez gênée.
— Désolée... Je n'aurais pas dû t'en parler comme ça, s'excusa-t-elle maladroitement.
— Ce n'est pas grave... Tu ne pouvais pas savoir et de toute manière, je suis moi-même incapable de mettre un nom à la relation qu'on avait.
— On n'en a jamais parlé non plus... Je ne veux pas te brusquer, tenta-t-elle de se justifier.
— De toute manière, quoi que tu dises à propos d'Anna, je ne pourrais pas rester indifférent, admis-je en haussant les épaules.
— En fait, personne ne savait grand-chose de ce qui se passait entre vous... mais vous étiez tout le temps ensemble. D'ailleurs... Je ne te l'ai jamais dit, mais quand elle était encore en vie, j'avais l'impression que tu allais super mal... Je voulais venir t'en parler, sauf que j'avais quelques préjugés sur Anna et je ne voulais pas qu'ils faussent mon jugement...
Encore une fois, j'avais la preuve que tout le monde avait remarqué la toxicité de notre relation, sauf moi. J'avais vraiment été le seul aveugle dans cette histoire, sûrement parce que j'étais amoureux d'elle, je lui avais pardonné des tas de choses pour cette unique raison.
— Même si tu m'en avais parlé, je ne t'aurais pas cru... C'était une période assez compliquée autant pour elle que pour moi.
— Est-ce qu'il s'est passé quelque chose de grave durant votre relation ? demanda-t-elle, peut-être un peu trop indiscrète.
J'avais envie de lui déballer tout ce que m'avait fait subir Anna durant ces quelques mois où on avait été proches, mais quelque chose au fond de moi m'y empêchait, à croire que je n'arrivais pas encore à tout assumer.
— Le problème n'est pas qu'elle n'avait pas les mêmes sentiments que moi, répliquai-je la voix tremblante. Je ne pouvais pas la forcer à ressentir quoi que ce soit, on n'y peut rien. En revanche, elle a fait certains choix assez dérangeants...
Parfois, en poursuivant cette étrange relation avec Anna, j'avais vainement espéré qu'elle partagerait les mêmes sentiments que moi et elle avait dû profiter de ce point faible. Cependant, je ne l'avais jamais forcé à avoir le moindre sentiment par rapport à un quelconque comportement.
— Je dois t'avouer que je ne connaissais pas très bien Anna. En fait, mis à part toi, personne ne la connaissait... Elle avait juste l'air de cette fille un peu dépressive à qui personne ne voulait parler...
— Anna était compliquée... Assez compliquée pour que je ne lui en veuille pas. J'aurais tellement voulu qu'elle soit encore en vie... et surtout, heureuse...
C'était sûrement mon plus grand regret. Elle était morte malheureuse. Cependant, Eloise m'avait de nombreuses fois fait remarquer que jamais Anna ne pourrait être heureuse et qu'elle ne comprendrait jamais ce qu'elle avait fait de mal. Eloise avait sûrement raison...
— C'est ce qu'on aurait tous voulu d'elle, confirma Jian.
Je bus la dernière gorgée de mon café et décidai qu'il était temps de mettre fin à cette conversation. Jian avait beau être compréhensive et compatissante, je n'avais aucunement envie de tout lui raconter à propos d'Anna. J'étais épuisé de me répéter et de devoir le revivre à chaque fois.
En sortant de son appartement, j'entendis quelques bruits provenant du dernier étage. Probablement les parents d'Anna qui faisaient le ménage pour le prochain arrivant. Machinalement, je montai les escaliers, guidé par ma curiosité malsaine, et découvris quelques cartons entreposés devant l'appartement d'Anna, la porte grande ouverte. J'apercevais l'intérieur de l'appartement que je connaissais si bien et je posai une main sur ma poitrine lorsque quelques haut-le-cœur me prirent. Puis mon regard se perdit dans les affaires d'Anna. Toutes ces affaires me rappelaient de bien trop nombreux souvenirs.
Je m'accroupis lorsque quelque chose attira mon attention et je m'emparai de cet ourson en peluche qui ne me laissait pas indifférent. Cette peluche avait un air innocent et aurait donné envie à quiconque de le serrer fermement dans ses bras, sauf que les apparences étaient trompeuses, comme toujours. Anna avait pris l'habitude de cacher sa réserve de cannabis à l'intérieur. Je le savais parce qu'elle l'avait déjà utilisé contre moi. Encore un détail que j'avais préféré occulté de ma mémoire. Et maintenant, j'avais quelques réminiscences de ces soirées où elle insistait pour que je vienne la voir et qu'au final, nous ne faisions que boire et fumer jusqu'à ce que je sois le premier à perdre conscience de la réalité. Tout le reste était flou. Plus le temps passait et moins j'avais de souvenirs de ce qui s'était passé avec Anna, ces soirées étaient un exemple de plus. Cependant, je ne pouvais m'empêcher de m'inquiéter... Que s'était-il vraiment passé ces soirs-là ? Arriverais-je à m'en rappeler ?
— Qui êtes-vous ?
Une voix féminine me tira de mes pensées troubles, je reposai la peluche, me levai et lorsque mon regard croisa celui de cette femme, je reconnus immédiatement la mère d'Anna. Celle-ci sembla me reconnaître également.
— Oh... Vous étiez à l'hôpital quand...
— Oui, c'était bien moi, la coupai-je pour l'empêcher de se forcer à dire le mot. Désolé, je n'aurais pas dû venir... J'ai juste entendu que vous vendiez l'appartement...
— Comment en avez-vous entendu parler ? m'interrogea-t-elle, assez suspicieuse.
— J'habite dans cet immeuble, je connaissais un peu Anna...
— Pourquoi ne pas avoir dit ça la dernière fois ?
— Ça aurait été très déplacé.
— Vous savez pourquoi elle a fait ça au moins ? s'enquit-elle, les larmes aux yeux.
D'après son comportement, cette femme ignorait tout des agissements de sa fille. Anna avait sûrement dû lui faire croire qu'elle était la fille parfaite. J'avais toutes les réponses à ses questions, je pouvais tout lui dire, mais ça briserait quand même l'image qu'elle avait de sa fille. Cette mère pourrait découvrir la cruauté de sa fille. Je ne pouvais pas faire ça alors qu'elle était morte, ce serait totalement irrespectueux. Si ses parents pouvaient encore croire à l'idée que leur fille était quelqu'un de bien, pourquoi pas...
— Je l'ignore... Désolé.
J'avais l'impression de la blesser en lui mentant, mais la vérité le serait davantage. À quoi bon lui dire que sa fille était toxique ? À quoi bon lui dire qu'elle avait abusé de moi ? M'aurait-elle au moins cru ?
Elle baissa son regard, dépitée, et à nouveau, je constatais à quel point Anna ressemblait sa mère. Toutes les deux avaient le même visage sauf que leur coupe de cheveux différait. Sa mère avait une simple coupe courte et blonde.
Le père d'Anna quitta l'appartement et déposa un carton. Il remarqua rapidement ma présence, me reconnaissant dans la foulée. Sa femme lui expliqua en quelques mots le lien que j'avais avec leur fille, étant assez surpris lui aussi de ne le découvrir que maintenant.
— Je ne vous ai jamais vus rendre visite à Anna, leur fis-je remarquer d'une faible voix.
— Marcia et moi avions peu de temps libre, expliqua-t-il. Nous avons aussi beaucoup de routes jusqu'à San Francisco et lorsqu'on pouvait la voir, elle trouvait toujours le moyen de l'éviter. Ce sont des choses qui arrivent...
— C'est compréhensible.
Un léger silence s'installa jusqu'à ce qu'il se penche vers un carton, en prenant un carnet qu'il me tendit.
— Il y avait des photos d'elle et vous à l'intérieur, déclara-t-il, assez incertain.
Je m'emparai du carnet sans dire un mot. Un papier dépassait du haut du cahier. Je le sortis et discernai aussitôt les quelques photos qu'on avait prises dans un photomaton alors qu'on commençait à se connaître. À cette époque, Anna n'avait pas montré le moindre comportement qui aurait pu porter à confusion, elle était juste une amie que j'aimais beaucoup. Les sourires sur nos visages m'émurent et je devais désormais me retenir de ne pas pleurer devant ses parents.
— Vous n'étiez pas que des voisins, me fit remarquer Marcia.
— Oui... C'est vrai... On était amis.
Ce mot m'arrachait la langue, parce que je savais à quel point il était totalement faux et que je me mentais à moi-même en définissant notre relation ainsi, mais devant ses parents, c'était le seul mot approprié que je pouvais leur proposer.
— Mais ça ne m'avance pas plus sur ses motivations, ajoutai-je en détournant brièvement mon regard.
Je voulus rendre le carnet à son père, mais il refusa catégoriquement.
— Gardez-le, insista-t-il.
— Je n'étais qu'un ami, vous êtes ses parents...
— Je pense que ce carnet ne nous sera pas très utile...
À contrecœur, je l'acceptais, mais j'allais sûrement évité d'y jeter le moindre coup d'œil. Je refusais de m'introduire dans l'esprit d'Anna, même si elle était morte.
D'un coin de l'œil, je pouvais encore apercevoir l'intérieur de l'appartement une dernière fois et c'était toujours aussi dérangeant. Dans quelque temps, une autre personne avec une tout autre histoire habiterait ici, mais jamais je ne pourrais m'y faire. Mon esprit associerait toujours cet appartement au visage d'Anna...
*
Il avait beau être dix-neuf heures, j'avais cédé à l'envie de prendre un café. Au pire, je n'allais pas dormir, ce qui ne changerait pas de mes habitudes, malheureusement. Installé dans le canapé de mon salon, Grizzli s'était assis à mes côtés, formant une petite boule noire. Son regard se posa sur le carnet d'Anna que j'avais laissé sur la table. Je n'avais pas osé y jeter un coup d'œil. J'avais peur de ce que je pouvais bien y trouver, mis à part quelques-uns de ses dessins. Anna passait son temps à dessiner et son talent m'avait de nombreuses fois fasciné.
Après avoir fini mon café et pris d'une curiosité malsaine, je cédai à la tentation. Je pris le carnet et vis de nouveau les photos. Si quelqu'un m'avait prévenu dès le début, l'aurais-je écouté ? On avait bien tenté alors que j'étais déjà bien trop la merde.
Malgré ma gorge qui se serrait, je commençai à feuilleter le carnet d'une main tremblante. Il y avait quelques dessins, des inconnus dans la rue, un paysage. Je l'avais même inspirée pour quelques dessins. Il n'y avait rien de malsain, mis à part l'absence de couleur. Elle n'usait que du rouge pour marquer les ombres ou quelques détails de certains détails. Cependant, on pouvait plutôt y voir un choix artistique.
Jusqu'à là, j'étais plutôt nostalgique de ces quelques croquis. J'avais souvent été à ses côtés alors qu'elle était en plein dessin, en particulier alors que nous traînions dans un café ou chez elle, ce pourquoi j'avais souvent un café ou un verre dans la main. Parfois, je pouvais même trouver quelques dessins où je fumais. Rien de bien méchant. Pourtant, ce genre d'attitude m'avait fait espérer quelque chose, croire qu'elle ne me considérait pas juste comme un ami.
Alors que je trouvais ce carnet assez innocent, quelques pages vinrent contredire cette impression. Elle avait utilisé ce carnet comme journal intime à quelques endroits, entre quelques dessins. Je savais très bien que je n'aurais pas dû les lire, mais c'était plus fort que moi, le souvenir d'Anna était encore bien trop omniprésent dans mon esprit pour que je puisse passer à côté.
Chacun de ses paragraphes était court et résumait la situation en une ou deux phrases, elle ne détaillait jamais ses sentiments et restait dans un discours très factuel, ce qui était bien plus blessant.
Toutes ces phrases me paraissaient si impersonnelles, comme si elle les notait plus pour se souvenir de ce qu'elle avait fait et réussi, comme un tableau de chasse où elle exposait ses victoires. Si j'avais osé fouiller ce carnet bien auparavant, je m'en serais peut-être rendu compte, mais j'avais toujours respecté sa vie privée.
Les nerfs sur le point de lâcher, je fermai le carnet assez vivement et le reposai sur la table. En me levant, j'aperçus Saoirse qui venait d'entrer. Je savais qu'elle était censée venir, pourtant sa venue me déstabilisait.
— Merle, ça va ? demanda-t-elle en détachant ses cheveux. Tu as l'air assez pâle...
— Euh... Je...
Aucun mot ne sortit de ma bouche et elle s'approcha de moi, presque paniquée.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? insista-t-elle en posant sa main sur mon bras.
Ma mélancolie s'atténua, laissant place à la colère qui commençait à monter. Mes émotions entraient désormais dans une zone de turbulence qui allait me demander beaucoup de force pour la contrôler.
— Quelqu'un va emménager dans l'appartement d'Anna et j'ai vu ses parents, expliquai-je d'un ton assez sec.
Je fis quelques pas pour m'emparer du carnet et revins auprès de Saoirse.
— Son père m'a donné en me disant qu'il ne lui sera pas utile. Et je comprends mieux pourquoi... Mis à part ses dessins, il y a des tas d'atrocités écrites... Ses parents préfèrent se voiler la face, ils préfèrent croire que leur fille était parfaite... Ça se comprend, je ne peux pas leur en vouloir... Mais j'ai aucun souvenir de certains événements...
Saoirse me fixait, l'air triste. Elle ignorait sûrement quoi répondre à ça et c'était tout à fait normal.
— Anna... Anna m'a agressé bien plus de fois que je ne le pensais, ajoutai-je la voix tremblante.
Elle ne dit rien et se contenta de me prendre dans ses bras. Elle savait qu'aucune parole qu'elle pourrait me dire ne me paraîtrait raisonnable, alors sa présence était tout ce qu'elle pouvait faire. Nous avions tous les deux une histoire, une histoire que nous n'aurions pas voulu connaître... Malheureusement, nous n'avions pas eu cette chance et cette illusion que je pouvais me faire venait de tomber. Les masques étaient tombés...
[NDA : Plus qu'un chapitre :p]
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