La fin d'un rêve
Okren sursauta. Les hurlements de souffrance se rapprochaient, les clameurs guerrières devenaient plus fortes de minute en minute. Il jeta un coup d'oeil à Souvenir, posée contre le trône. Il avait récupéré l'épée noire sur le corps de son ami après avoir été mutilé par ses ancients frères. Elle l'accompagnait depuis ce moment là, hantant ses nuits cauchemardesques. L'Ablation n'avait pas effacé les horreurs sans fin que le Sacrement avait instillées en lui. Mais l'épée lui procurait d'étranges songes, où ses yeux se voilaient de ténèbres et des voix antédiluviennes lui murmuraient des litanies glaçantes dans des langues oubliées.
Un grognement derrière lui le fit se retourner. Akron, le capitaine de ses Dragons, se tenait au garde à vue. Accompagné d'une dizaine d'hommes exténuée, le soldat baignait dans son propre sang. Une grimace de douleur lui échappa quand il salua son roi en frappant sa poitrine de son poing. Sans un mot, il boitilla péniblement jusqu'à l'entrée de l'auguste salle. Ses hommes se rangèrent à ses côtés, leur visage arborant la triste résignation de ceux qui savent qu'ils vont mourir. Mais ils n'envisageaient même pas d'abandonner leur suzerain et leurs idéaux pour sauver leur vie. Las, ils redressèrent leur lame pour la dernière fois, prêts pour l'ultime combat.
Okren s'installa sur son trône, Souvenir reposant sur ses genoux. Il ferma les yeux , priant pour le salut de son peuple. Au bout de quelques minutes, quelque chose le surprit. Plus aucun bruit. Lentement, il laissa ses paupières s'ouvrir. Le corps de ses hommes, plus charpie sanglante qu'humain, était foulé par des guerriers qu'il connaissait bien. Tous portaient la même armure de cristal, se noir qu'il semblait boire la lumière. Leur visage impassible jurait avec le sang dégoulinant de leur arme scintillante. Le roi, devant ce terrible spectacle, rit. Rit. Rit.
La scène serait immortalisée à de nombreuses reprises dans les années qui suivraient. Tableau, récit, gravure, le rire du Dragon Noir marquerait les esprits pour des siècles. Les treize Nollgolires en armes incrédules de l'hilarité d'Okren Cauchemar-des-Elfes, avec la pierre taillée et le sang versé comme décor. Beaucoup prirent cet événement comme preuve de la folie du roi mais d'autre rétorquerait que faire autre chose aurait vraiment été marque de démence.
Alors que l'éclat d'Okren résonnait encore dans la grande salle, un Nollgolires, particulièrement grand, s'avança et retira son casque. Ses longs cheveux d'ébène tombèrent au creux de ses épaules. Ils époussetaient les formes ascétiques d'un visage elfique. Quelques cicatrices sillonnaient sa peau diaphane et lisse, sans trace des innombrables levers de soleil qui l'avaient caressée. Beaucoup connaissaient ce visage célébrissime, où brillaient deux yeux reconnaissable entre mille. Un regard reptilien, fendu de pupilles dorées, devant lequel rois et empereurs s'inclinaient depuis dix vies de mortels.
- Quel honneur ! ironisa Okren. Le grand chef et les preux guerruers venus juste pour abattre un chien de traître ! Alors, tu es là pour récupérer la gloire d'avoir vaincu le Dragon Noir, Alanón ?
L'elfe ne réagit pas à ces mots. Il regardait fixement l'usurpateur, comme s'il fouillait son âme en quête d'une mer de fiel bien dissimulée. Plusieurs minutes passèrent, alors que les deux guerriers se défiaient du regard. Le noir contre l'or, l'ombre contre la lumière, le Mal contre le Bien ? Cet étrange échange fut brisé quand Alanón déclama d'une voix qui fit vibrer les murs :
- Moi, Alanón V'Ellilre, frère-juré de l'Ordre Nollgolire, condamne Okren Boisvrai, ancien frère-juré, pour le génocide des elfes du Nord. Il est aussi accusé du déclenchement de la Grande-Guerre et donc des innombrables morts qui s'ensuivirent. Je...
- N'ai-je donc pas le droit de me défendre ? le coupa Okren. Ton éthique serait-elle sélective maintenant ? Es-tu si supérieur aux autres que tu puisses exécuter selon ton bon vouloir ?
Des sifflements de dédain échappèrent aux autres Nollgolires devant tant d'arrogance. Pour eux, ce monstre n'avait plus rien d'un humain. Certains saisissaient la poignée de leur arme et s'approchaient du trône quand Alanón leva la main. Une fois le silence revenu, il reprit la parole d'un ton solennel :
- Tu as le droit de te défendre de ces deux accusations. Cependant, je reste le seul juge et seul maître du verdict final. Maintenant, parle !
- Quelle... clémence, s'amusa le roi. Il ferma les yeux, inspira profondément et commença à parler. La Grande-Guerre n'est pas de mon fait, tu le sais. Les tensions entre l'Algard et l'Ithnawaith devenaient trop fortes pour être ignorées. La première escarmouche a éclaté à cause d'une simple insulte entre deux soldats et cela a déclenché un gigantesque massacre. Je ne voulais pas une guerre ouverte, juste que mon peuple prospère.
- Il est vrai que cette guerre aurait éclaté tôt ou tard, j'en conviens. Mais si tu souhaitais la paix, pourquoi avoir tout fait pour détruire les elfes ?
- Je ne voulais pas de cette guerre mais j'ai décidé d'en profiter. J'ai cru pouvoir écraser les elfes par une guerre éclair mais les Akkrimiens ont changé la donne. Avec l'aide de l'Invincible Armada tirimienne et la sécession du Lukur, ils ne pouvaient que gagner. Regarde où j'en suis maintenant...
Alanón le regarda en silence puis acquiesa lentement.
- J'accepte tes explications, tu es acquitté de l'accusation du déclenchement de la Grande-Guerre. Mais, ce que personne ne comprend vraiment, c'est la raison de ta haine envers les elfes. Pourquoi massacres-tu tous les elfes, même les femmes et les enfants !?
Á ces mots, le visage de l'homme s'assombrit. Plus de vingt printemps n'avait pas effacé la douleur dans son coeur. Il soupira :
- Je dois avouer que la soif de vengeance m'habite depuis ce jour funeste mais ce n'est pas ça qui me pousse à traquer tous les elfes. J'ai tué des centaines, des milliers de membres de ton peuple. Que ce soit de ma main ou celle de mes hommes, je suis responsable de leur mort. Mais n'avez vous pas tué bien plus de personnes ? Et toi Alanón, rappelle-toi de la Chute ! Combien de centaines de milliers d'innocents sont morts par ta faute ? Ha, je vois à vos regards gênées et à votre honte manifeste que vous ne pouvez nier cela !
- Certes, c'est indéniable que de nombreuses âmes ont rejoint Mortämg par notre main, convint Alanón avec un hochement de tête. Mais, contrairement à toi, nous nous battons pour le bien de tous. Ce ne sont pas des innocents, des femmes et des enfants que nous entassons dans des fosses communes, laissant les nécrophages souiller leur cadavres !
- Menteur ! Tu ne traites pas tes ennemis mieux que je ne traite les miens ! Je fais ce que je dois, pour le bien des miens. Tu sais bien que la règle qui nous gouverne tous, elfes comme humains, mortels comme dieux, c'est tué ou être tué.
- Mais pourquoi est-ce que tu tues les enfants alors ? As-tu peur qu'ils viennent de couper la gorge dans ton sommeil, leurs yeux larmoyants de haine après avoir vu leur mère violée par tes porcs en arme ?!
Le calme d'Alanón le quittait et sa fougue naturelle refaisait surface. Il criait presque de rage.
- Réfléchis un peu et tu comprendras, affirma Okren. Qui représente le futur d'une race ? Les femmes et les enfants, exactement. Vous, les elfes, essayerez toujours de nous dominer comme dans le passé. Vous affaiblir suffisament pour que vous ne puissiez pas vous en préoccuper est la seule façon pour que vous ne le fassiez pas. Je ne souhaite pas gagner une guerre, je veux que mon peuple s'élève au firmanent et tutoie les dieux. Et pour cela, je suis prêt à tout. Est-ce bien ou est-ce mal ? Tu sais comme moi que cette question est stupide. Tout comme les prêtres de Madhel brûlent des villes pour empêcher la propagation d'une épidémie, il faut savoir faire des sacrifices pour le bien commun. J'ai peut-être assassiné des innocents mais regarde le Nord. Aujourd'hui, nous sommes si puissants qu'il a fallu l'association de trois nations et une trahison pour nous mettre à genoux. Malgré les dragons, les mages elfes et la plus grande flotte de ce côté-ci du monde, nous avons résisté et même failli gagner ! Non, je ne regrette rien de ce que j'ai fait. Si cela était à refaire, je le referai sans hésitation. Maintenant, je n'ai plus rien à dire. Tue-moi mais souviens-toi de mes paroles. Le monde est gris, et nulle personne ici-bas n'est blanche ou noire.
Alanón regardait Okren avec chagrin. Sa colère avait fui, remplacée par un abysse de tristesse. Il s'approcha du trône et commença à gravir les marches.
- Parfois, il faut prendre des décisions difficiles, je l'admets. Mais il y a certaines limites à ne pas dépasser. C'est ça qui nous différencie, Okren.
- Haha, j'ai eu une vision la nuit dernière. Le Monde tremblera bientôt sur ses bases et tu prendras une décision cent fois plus cruelle que les miennes. Tu verras, elfe, ce que c'est de tuer des enfants et des femmes.
La lame s'abattit. La tête, figée dans un éternel sourire sarcastique, tomba lentement sur la poitrine ensanglantée. Dans un chuintement, l'épée laissa une plaie béante sur le torse du monarque. Mort. De Souvenir, toujours posée contre le siège royal, se dégagea un son étrange, comme une litanie mortuaire.
Alanón se dressait devant le cadavre. Sans un mot, il tourna les talons et sortit de la Citadelle Noire. Tout autour de lui, les armées du Sud criaient leur joie. Les dragons rugissaient de bonheur, les soldats claquaient leur arme bruyamment, les bannières dansaient une gigue enflammée. Le tyran était mort et la vie pouvait enfin reprendre son cours. La liesse et l'allégresse se déversaient partout, l'heure était aux sourires et aux danses. Mais dans le coeur d'Alanón, il n'y avait que des profondeurs de silence.
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