Douloureuse réminiscence
- Hé, paresseux d'apprenti !
Okren Boisvrai se réveilla en sursaut, sa main posée sur le pommeau de son épée. Il secoua la tête, amusé, en voyant le visage hilare de Dreffar au-dessus de lui. L'homme-loup avait déjà fini de se préparer depuis quelques temps, comme à son habitude. Le Kelnatar dormait peu, ses rêves hantés comme tous ceux des Nollgolires. Ainsi, il ouvrait souvent les yeux en plein milieu de la nuit, pourchassé par les visions du passé. Incapable de se rendormir, il en profitait pour polir son espadon gigantesque. Fait d'un cristal noir, Souvenir portait bien son nom. Il avait été forgé avant les Guerres Féeriques, à Iggrall la Perdue. La seule autre épée lui ressemblant s'appellait Balalm, le Fer Noir. Mais son histoire est bien trop sombre pour être racontée à des oreilles profanes...
- Idiot ! s'exclama Okren. Tu pourrais pas être un peu délicat Dref' ?
L'homme se leva en soupirant, cachant difficilement son amusement. Il rassembla ses affaires en quelques minutes, sella son pérégril avec la rapidité que confère l'habitude et monta d'un bond souple. L'oiseau géant, entraîné depuis son plus jeune âge, ne broncha pas alors que son cavalier s'installait confortablement. D'un coup de talon, les deux compagnons mirent leur monture au trot. Okren sortit un morceau de pain et commença à manger. Une fois son repas achevé, il se lassa très vite de contempler le paysage. Les quelques arbres qui rompaient la monotonie des plaines du nord de la Kaedinar se ressemblaient tous, arbustes chétifs brisés par le vent. Le sentier poussiéreux se trouvait loin des grandes routes et ils ne croisèrent aucun autre voyageur. Les fortes rafales empêchaient toute conversation entre les deux compagnons. Okren se tourna vers Dreffar et le dévisagea.
L'homme-loup était devenu le mentor du jeune homme quand celui-ci avait décidé de devenir Nollgolire. Comme le voulait la coutume, un Nollgolire prenait un apprenti de temps à autre afin de le préparer au Sacre. Cette ultime épreuve terrorisait tous les aspirants, tant les légendes et les rumeurs s'entrelaçaient pour former un récit effroyable. Les Nollgolires avaient stricte interdiction d'en parler mais une simple évocation les rendait pâle comme le lait. Pourtant, ils étaient quelque uns comme Okren capables de surmonter cette peur. Contrairement aux autres Belláns, ils choisissaient de continuer leur entraînement après les sept premières années. Ils suivaient alors un Nollgolire intronisé pour apprendre de lui ce qu'était un Nollgolire.
Cela faisait déjà cinq ans qu'ils parcouraient Orlunië ensemble. Ils avaient peu à peu appris à se faire confiance. Devenus amis, les deux compagnons étaient devenus une paire létale, à qui bien peu pouvait se mesurer. Ils n'avaient plus besoin de se parler pour se comprendre comme deux parties d'un même esprit. L'impressionnante carrure de Dreffar brisait les rares portes que la subtile diplomatie d'Okren n'arrivait pas à ouvrir. Chacun d'eux considérait l'autre comme son frère et serait mort pour lui.
Un changement radical dans le paysage le détourna de son ami. Au loin se dressait une armée de feuilles et de bois. L'Afasdaí. Il sourit en voyant la fin de leur voyage arriver. Ils devaient se rendre à la Cour Royale pour informer la reine de la Grande-Forêt du succès de leur chasse dans le sud. Ils avaient traqué un dragon devenu fou sur ses ordres. Un monstre intelligent, long de plus de six mètres, qui les avait mené de la Grande-Forêt aux Monts Boucliers, au nord de la Baskar. Mais ils l'avaient tué après un long et périlleux combat.
Okren et Dreffar furent soulagés de voir ce vert réconfortant. Ils étaient partis depuis longtemps et la chaleur d'une demeure leur manquait. Sans précautions aucune, ils partirent à toute vitesse vers cet horizon émeraude. Bientôt, l'odeur de l'humus envahit leurs narines et un épais manteau de feuillage couvrit le ciel. Ils se sourirent avec une joie partagée puis continuèrent leur route. Les couleurs vives, les animaux bondissant, les trilles heureuses des oiseaux, tout indiquait que le printemps s'installait. Okren, loin de tout ennui, resta ébahie devant une telle profusion.
Soudain, Dreffar releva la tête. Un bruit. Á sa droite. Un minuscule frémissement de feuille. Mais il n'avait rien de naturel et aucun animal ne pouvait être aussi silencieux. Le Kelnatar savait que les elfes sauvages appréciaient peu les étrangers mais leur tabard ne pouvait qu'être connu. Et bien peu de personnes souhaitaient se mettre entre un Nollgolire et son objectif. Il se gratta l'oreille, dubitatif, quand il perçut un autre bruit anormal. Á sa gauche cette fois. Son insctinct lui hurlait que le danger se rapprochait. Parfaitement naturel, il laissa tomber sa main gauche et fit quelques signes rapides avec. Okren, pour qui les signes n'avaient aucun secret, reçut comme un seau d'eau froide sur la tête. Il se redressa discrètement sur sa selle. Quand il vit Dreffar poser la main sur Souvenir, il n'hésita pas. Il dégaina son épée et fit volter sa monture. Un piaillement lui indiqua que son compagnon avait fait de même. Pendant quelques secondes, il ne se passa rien.
Puis les flèches se mirent à pleuvoir. La mort empenné tombait sur eux et ils ne durent qu'à la chance de ne pas être blessé mortellement. Okren fut gratifié d'une blessure superficielle sur son bras mais Dreffar rugit quand une flèche perça sa cuisse. Leur monture eut moins de chance. Saignant à de nombreux endroits, les pérégrils s'écroulèrent après avoir usé de toutes leurs forces. Okren et Dreffar se mirent dos à dos. L'homme vit les flèches ricocher sur un obstacle invisible à quelques centimètres d'eux. Incapable de toute magie, il remercia Dreffar d'un hochement de tête. Celui-ci pouvait normalement maintenir cette barrière pendant des heures mais sa cuisse le lançait terriblement. Okren grimaça quand il s'aperçut que la cuisse de son compagnon était en réalité transpercée par deux flèches. Le sang coulait abondamment de ces deux grandes plaies. Bientôt, le sol sous ses pieds se transforma en une boue rougeâtre. Jurant contre la mauvaise fortune, Okren se prépara à vendre chèrement sa vie. Mais les tirs s'arrêtèrent.
Sept elfes s'approchèrent prudemment d'eux, cimeterre à la main. Ils portaient un tissu noir leur voilant le visage et des vêtements de la même couleur. Très sobres, rien ne les distinguait les uns des autres. Leur taille mince et élancée laissait Okren penser que sous ce tissu se cachaient des elfes.
- Après tout ce que ton peuple a fait, tu oses revenir ici ! s'indigna l'une des silhouettes, son accent chantant le désignant comme un elfe. Tu as massacré nos frères, brûlé nos terres mais tu reviens ici la tête haute !
- Je suis ici sur ordre de ta reine, sylvestre, répondit calmement Dreffar. Je ne comprends pas pourquoi tu m'accuses de crimes commis par mes pères.
L'homme-loup se tenait droit, malgré la souffrance. Impassible.
- N'essaye pas de te cacher derrière de prétendus prétextes ! vociféra l'elfe voilé. Toi et ta race n'êtes que des monstres ! Payes pour tes crimes !
Bondissant en même temps, les sept guerriers se jetèrent sur Dreffar. D'un coup de leur arme scintillante de runes, ils brisèrent le bouclier invisible qui protégeait les deux amis. Dreffar fut très vite acculé par cette forêt d'acier. Okren essaya de se porter à son secours mais il avait déjà du mal à combattre un seul elfe. Enchaînant les bottes de son maître, il finit par se défaire de son adversaire non sans difficulté. Haletant, il chercha un ennemi du regard. Mais le combat se terminait. Dreffar coupa en deux le dernier des elfes puis s'écroula. Souvenir tomba dans la boue, couverte d'humeurs noirâtres.Okren se précipita vers son compagnon. Celui-ci, couvert de blessures, regarda tristement son ami.
- Je vais mourir Okren, murmura-t-il faiblement.
- Mais non ! répondit celui-ci en larme. Tu es à peine égratigné !
- Poison, soupira tout bas l'homme-loup.
Okren bafouilla des mots, cherchant quelque chose, n'importe quoi, pour sauver son ami. Mais celui-ci se tordait de douleur pendant qu'une écume sanglante lui montait aux lèvres. Il mourut dans les bras d'Okren en quelques minutes, dans une apogée de souffrance indicibles. Celui-ci le pleura longtemps. Longtemps. Il alla ensuite jusqu'au cadavre des elfes et les regarda avec haine. Il prit Souvenir, l'essuya sur les vêtements d'un des cadavres puis la tint devant ses yeux. Le soleil scintillait sur le cristal couleur obsidienne, instillant des reflets de nuit dans les yeux d'Okren. Des reflets de néant.
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