Telle une proie
CHAPITRE 3
Telle une proie
Ellie est réveillée par les doux rayons du matin qui ont trouvé leur chemin à travers les rideaux fins et écrus, accrochés aux fenêtres. Une odeur envoûtante taquine ses narines, et comme guidée par la senteur, elle descend vers la cuisine à pas légers. Marguerite est près du four, en train de sucrer quelques gaufres et d'ajouter des fruits rouges sur le côté de l'assiette. Le grincement du parquet la fait se retourner et elle sourit aussitôt à sa petite fille.
— Bonjour ma chérie.
— Bonjour Nonna, répond Ellie en s'asseyant à table tandis que Marguerite pose une assiette bien garnie devant elle.
La gaufre est encore plus délicieuse qu'elle ne l'aurait cru. Elle pousse un léger soupir, envoûtée par la saveur du petit-déjeuner. C'est comme si rien n'avait changé.
— Nonna, dit-elle en finissant d'avaler son morceau. Il faut que tu fasses des gaufres tous les jours, c'est une question de vie ou de mort ! s'exclame-t-elle avant de croquer dans un morceau bien plus gros que le précé- dent. Ch'est délichieux, ajoute-t-elle la bouche pleine.
— Je préfère faire une spécialité différente chaque matin, l'informe-t-elle sagement.
Ellie ne fait que hocher la tête et pique sa fourchette dans un autre morceau, puis l'engloutit en un rien de temps. Marguerite s'assoit en face d'Ellie et l'observe déguster son petit-déjeuner.
— Que comptes-tu faire aujourd'hui ?
Ellie enfin rassasiée, pose sa fourchette, pousse légèrement son assiette et lève la tête vers sa grand-mère.
— Je n'y ai pas pensé, probablement rien. Je vais rester avec toi.
— C'est ton premier jour de retour à Edgartown et tu ne vas rien faire ? s'étonne Marguerite.
— Je n'ai rien à faire, annonce-t-elle en prenant une gorgée de son jus d'orange. Je veux juste profiter de cette année sabbatique ici avec toi.
Elle finit sa phrase avec un grand sourire, enthousiaste à l'idée de passer l'année à Edgartown.
Marguerite laisse échapper un léger sourire.
— Très bien, peut-être que tu aimerais m'accompagner au marché ?
— Avec plaisir Nonna.
La jeune femme monte aussitôt, s'habille rapidement et enfile ses précieuses Converses blanches que Cody lui a offertes pour son dix-septième anniversaire il y a deux ans.
Lorsqu'elle redescend, Marguerite est déjà dehors, assise sur le banc du patio, son panier sur les genoux. La vieille dame observe les quelques personnes se bala- dant devant chez elle. Elle suit du regard un couple environ dans la trentaine. Ils se tiennent tous deux par la taille tout en marchant. L'homme se penche légère- ment vers la jeune femme et plante un doux baiser sur sa joue, ce qui fait glousser sa bien-aimée. Fier de lui, l'homme ne lâche pas du regard la jolie rousse à ses côtés, ne prêtant plus attention au monde extérieur. Marguerite sourit tendrement, ne sachant pas que sa petite fille se trouve à quelques pas d'elle en train de l'observer. Ellie s'approche doucement et pose une main sur son épaule.
— Est-ce que ça va grand-mère ?
Cette dernière hoche légèrement la tête et se redresse. Ses yeux ne sont plus humides et s'il y avait de la tristesse dans ceux-là il y a quelques secondes, ce n'est plus le cas.
— Ne t'en fais pas, la rassure-t-elle en posant sa main froide sur la joue d'Ellie. Ce sont seulement les souvenirs de ton grand-père qui me jouent des tours...
Ellie voudrait dire quelque chose. Elle voudrait réconforter sa grand-mère, mais elle ne lui laisse pas le temps et se met en route. Les souvenirs de son grand-père sont tout autour d'elle et elle ressent égale- ment son absence.
Woody, le grand-père d'Ellie, a quitté ce monde d'une belle mort. Dans son lit auprès de sa femme, une nuit d'été. Il a tout simplement arrêté de respirer, laissant son corps doucement sombrer. Ellie se rappelle avoir eu un coup de téléphone de son père annonçant le décès de Woody, en une simple phrase : « Ton grand-père est mort. Ta mère et moi sommes bien trop occupés pour venir aux funérailles. Tu seras gentille de faire un discours de notre part. » Ellie avait été écœurée de la cruauté dont ses parents avaient fait preuve. Elle ne pouvait pas croire leur manque d'intérêt, tout parti- culièrement de sa mère qui venait de perdre son père.
Le jour des funérailles, sans surprise, les parents d'Ellie n'étaient pas présents. Le simple fait qu'ils choisissent leur travail à l'enterrement de Woody était suffisant pour qu'elle décide de ne plus jamais leur adresser la parole. Ellie a toujours trouvé triste qu'ils n'aient même pas essayé de cacher le fait que leur travail passait avant tout. C'était comme si leur part d'humanité avait été effacée.
Perdre son grand-père a été une des choses les plus difficiles de sa vie. Woody et Ellie avaient un lien spécial, presque comme un père avec sa fille. Tout ce qu'elle n'a jamais eu. Woody était quelqu'un d'actif malgré son âge. Il avait l'habitude d'emmener Ellie en randonnée lorsqu'elle n'avait que quatre ans ou bien de lui apprendre le tir à l'arc. Woody fut aussi la per- sonne qui poussa Ellie à étudier en médecine, ayant été lui-même médecin pour l'armée de terre.
— Oh, Ellie regarde !
Marguerite désigne de belles et grosses mangues reposant sur un étalage.
Les deux femmes passent l'heure à flâner sur le marché en se remémorant les souvenirs qu'elles partagent. Le moment est agréable et sans prise de tête. Ce sont les moments qu'Ellie préfère. Les petits moments de vie qu'on ne remarque pas tout le temps.
Ellie a toujours pensé que les choses les plus simples sont les plus précieuses et que bien trop souvent, seules les personnes les plus attentives excellent dans l'art de les remarquer.
Après être rentrée à la maison, Marguerite ne perd pas de temps et s'affaire à préparer le repas. Ellie s'assoit sur le canapé et commence à faire défiler les chaînes de la télé, dans l'espoir de trouver quelque chose d'intéressant.
— Ellie !
Marguerite apparaît dans le salon, un torchon en main. Ellie lève la tête vers elle.
— Je suis désolée de te déranger, mais il me manque de l'huile, est-ce que tu pourrais aller en acheter chez Joey's ?
— Bien sûr.
Marguerite essuie ses mains sur le torchon et prend un billet de dix dans son manteau.
— Tu pourras garder la monnaie.
Ellie prend le billet, enfile ses bottines et salue sa grand-mère.
Elle pousse la porte et se retrouve d'emblée envelop- pée par la chaleur du petit magasin. Elle est soulagée de voir que Charlie n'est pas au comptoir. Elle n'a pas aimé l'atmosphère pesante qui s'est dégagée dans le magasin hier lorsqu'il a posé ses yeux sur elle.
La jeune femme se dirige vers les rayons d'alimentation au fond de la boutique et prend une bouteille d'huile de tournesol ainsi qu'un paquet de marshmallows, sa madeleine de Proust. D'un pas léger, elle se dirige vers le comptoir vide. Voyant qu'il n'y a personne, elle appuie sur la sonnette posée sur le comptoir. Personne. Elle pose ses courses et soupire avant de sonner de nou- veau mais encore une fois, personne ne semble être là. Peut-être que Joey est dans l'arrière-boutique et qu'il n'entend pas le bruit de la sonnette, se dit-elle. Alors elle se met à sonner plusieurs fois consécutives en espérant se faire entendre.
Au bout de cinq minutes, toujours personne. Sentant l'agacement monter, Ellie s'apprête à sonner une nouvelle fois, mais un violent bruit venant de l'arrière de la boutique l'interpelle.
— Excusez-moi ! Hé oh, j'aimerais bien payer ! s'exclame-t-elle.
Un autre bruit sourd se fait entendre, ainsi que des voix s'envoyant des insultes plus vulgaires les unes que les autres. Soudainement, inquiète à l'idée que Joey ait un problème, Ellie se précipite vers l'arrière-boutique, mais l'endroit est éteint et vide.
— Joey ! s'exclame-t-elle en allumant la lumière.
Les voix se font de nouveau entendre, elles semblent plus proches cette fois-ci. Ellie scanne la pièce avant de remarquer une porte entrouverte tout au fond de l'arrière-boutique. Inquiète de ce qu'elle pourrait trouver derrière cette porte, elle s'approche doucement. L'échange des voix se fait plus clair désormais et il n'y a plus de doute : quelqu'un est en train de régler ses comptes. Elle pousse légèrement la porte sans faire de bruit et est éberluée de trouver trois garçons ensanglantés sur le sol. L'un d'entre eux se tient le nez, probablement cassé. Un autre est allongé sur le côté en position fœtale, se tenant l'abdomen. Le dernier, qui semble plus robuste que les autres mais tout aussi sanglant, se tient sur ses coudes, un regard menaçant en direction de la personne qui se tient devant eux. Lorsqu'Ellie relève la tête, elle est choquée de constater que l'agresseur n'est autre que Charlie.
Le garçon de la boutique. Celui qui était si gentil avec Marguerite hier.
Il se tient droit sur ses jambes, dominant les trois garçons allongés au sol, le visage ensanglanté. Le tablier de travail de Charlie est lui aussi taché de sang. Ses blessures au visage se sont rouvertes et il arbore une nouvelle entaille au niveau du front. Ses yeux sont rivés sur ses cibles, le regard noir et déterminé. Ellie est certaine qu'il n'a pas remarqué sa présence.
La suite va très vite. Charlie lève la jambe et, juste au moment où il s'apprête à frapper d'un coup de pied l'un des jeunes hommes au sol, Ellie pousse violemment la porte et se précipite devant eux.
— Arrête ! s'exclame-t-elle, les mains de part et d'autre de son corps afin de former un bouclier invisible autour des garçons.
Charlie se retient de frapper et son expression déterminée change. Il semble surpris de voir Ellie, mais cela ne dure qu'un instant. Ses traits se durcissent de nouveau.
— Écarte-toi, dit-il les dents serrées.
Sa mâchoire est contractée et ses poings fermés le long de son corps. Surprise de voir autant de haine dans les yeux de Charlie, la jeune femme déglutit, soudainement mal à l'aise.
— Tu-tu, bégaye Ellie. Tu peux pas faire ça !
Ses mains deviennent moites et son cœur accélère. Dans quoi est-elle en train de s'embarquer ? Elle vient d'arriver et la voilà déjà impliquée dans les petites histoires de rivalités.
Charlie ne réagit pas. Ses iris sont fermement posés sur les trois garçons, comme un prédateur chassant ses proies. C'en est dérangeant pour Ellie qui pensait, à première vue, que Charlie était quelqu'un de calme et réservé. Mais la personne qu'elle a sous les yeux est quelqu'un de froid, d'indifférent, presque sans émotion.
Charlie soupire bruyamment et fait un pas en avant vers Ellie. Cette dernière déglutit mais garde sa position devant les trois jeunes hommes.
— Écarte-toi, répète-t-il mais, cette fois-ci sa voix est plus grave et ses mots semblent bien plus percutants.
Ellie se retourne vers les trois garçons derrière elle et fait signe au plus conscient des trois de s'en aller. Sans perdre de temps, il se relève, aide les deux autres à se relever et ils s'éloignent sous le regard agité de Charlie. Ce dernier tente de les rattraper, mais Ellie le stoppe brusquement en attrapant son bras. Il observe le trio disparaître tout en jurant à voix basse. Une fois le trio hors de portée, Ellie retire sa main et fait un pas en arrière. L'atmosphère devient soudainement plus pesante.
Charlie se retourne vers Ellie et pose son regard meurtrier sur elle. Un frisson parcourt sa colonne mais la jeune femme fait en sorte de garder la tête haute et de ne pas détourner le regard.
Ellie attend que la colère de Charlie s'abatte sur elle mais il ne fait que se rétracter vers la boutique. Surprise et soulagée, elle le suit jusqu'au comptoir.
Charlie prend les articles et les scanne, sans lever une seule fois le regard vers la jeune femme.
Ellie prend le temps de l'observer. Les blessures qu'elle avait remarquées auparavant se sont rouvertes et sans surprise, ses phalanges ont hérité d'un bleu à cause des coups qu'il a portés. De plus, une grosse entaille vient abîmer le côté de son crâne, au niveau de la tempe.
— Tu devrais aller à l'hôpital, tu saignes beaucoup au niveau du crâne.
Elle pointe son doigt vers sa propre tempe. Charlie lève brièvement la tête vers Ellie mais n'articule pas un mot. Tannée par son comportement immature, Ellie soupire.
— Je dis ça pour ton bien, mais si tu préfères jouer les gros durs qui tabassent des jeunes innocents, libre à toi.
— Qui te dit qu'ils étaient innocents ? demande-t-il soudainement en posant le sac sur le comptoir.
Sa voix est étrangement calme.
— Je ne vois pas vraiment comment ces trois garçons auraient pu te faire du mal. De ce que j'ai vu, tu étais celui qui leur mettait des coups.
Charlie souffle sèchement, faussement amusé par l'ignorance de la jeune femme.
— Tu ne sais pas ce qu'ils ont dit. Tu ferais mieux de te mêler de tes affaires Eddie.
Ellie prend un air vexé.
— C'est Ellie idiot, lance-t-elle.
— Est-ce que je suis censé me soucier de savoir si ton prénom est Ellie ou Eddie ? dit-il en croisant les bras.
Ellie persifle, n'en revenant pas de l'insolence de Charlie. Elle arrache le sac du comptoir et, d'un pas décidé, se dirige vers la sortie.
— Tu devrais vraiment montrer ta blessure à un médecin, tu fais peur comme ça !
Sur ces derniers mots, elle quitte la boutique soulagée de ne plus être en sa compagnie. La brise balaye son visage et vient calmer son esprit. Elle se demande comment Marguerite peut trouver Charlie agréable et gentil. Il est tout le contraire de ce qu'elle a décrit. Il semble être une personne à problème, quelqu'un qu'il vaut mieux éviter. Le grand méchant loup d'Edgartown.
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