♣ Elias ♣

— Vous avez vu ça les mecs ? C'est démentiel ! Appelez-moi Prince Elias maintenant.

Seuls quelques visages se tournent vers moi. Aucun sourire. Ils reviennent tous d'un enterrement ou quoi ? On est là pour s'amuser, pas pour faire la gueule. Quoique, vu la tronche du bâtiment, je comprends la désillusion.

Je cesse de sourire à mon tour et rajuste ma prise sur mon skate. Ça fait déjà cinq bonnes minutes qu'on attend Snakelace et le temps commence à paraître long. Comme me l'ont appris les gars du skate-park, j'en profite pour repérer les lieux. « Ne skate jamais quelque part sans avoir observé chaque détail du terrain avant, mec. Tu sais jamais quel bâton peut se mettre dans tes roues. ».

Heureusement, je fais quelques centimètres de plus que la plupart des autres mecs présents, ce qui me permet d'admirer les lieux sans avoir à trop me tordre le cou. Si j'ai bien compté, on est seize en tout. Je ne suis pas certain de pouvoir retenir les noms de tout le monde.

On nous a regroupés au milieu de l'entrée de l'espèce de château où ils comptent filmer l'émission. Il pleuvait tellement dehors que j'ai à peine pu détailler la porte et, ici, il fait si sombre que je peine même à distinguer les deux grands escaliers qui nous font face. Très cliché. Les couloirs s'étendent à droite et à gauche sans que je puisse en voir le bout. Ils ont oublié l'existence de l'électricité ici ou quoi ?

Enfin, des bruits de pas retentissent. Nous tournons tous la tête en même temps pour apercevoir Snakelace qui descend lentement les marches d'un air serein. Je ne sais pas à quelle époque il est reparti pour trouver un tel costume, mais on le dirait tout droit sorti d'un de ces bals où les mecs portent des perruques blanches et dansent avec les filles du roi en espérant accéder au trône. Une chose est sûre : il a l'air content de nous avoir fait poireauter là.

Comme le bon présentateur qu'il est, il se poste sous la voûte qui maintient les deux escaliers et écarte les mains dans un grand geste. Aussitôt, deux rangées de bougies s'allument à ses côtés. Je déteste cette mise en scène. Bien trop clichée à mon goût, tout comme ce château obscur et les autres gars plantés à mes côtés.

— Bienvenue dans la Demeure, mes chers Handsome Guys ! J'espère que vous avez fait bon voyage.

Un murmure à peine audible attire mon attention sur ma droite, un mec aux cheveux étrangement verts chuchote comme pour lui-même :

— À mon avis, il en a rien à foutre de notre voyage.

Je ne peux retenir un gloussement. Je suis du même avis. Nous échangeons un regard entendu avant que je ne rattrape le fil des paroles de Snakelace.

— [...] besoin de quoi que ce soit, il vous suffira de faire sonner la cloche fournie à votre arrivée. J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous devez être fatigués.

Fatigués de t'entendre, oui. J'ignore pourquoi, mais cet homme m'agace déjà profondément. Il dégage une espèce d'aura monstrueuse, à la fois avenante et repoussante.

— On va vous guider jusqu'au salon. Rendez-vous dans quelques heures pour la première émission ! Gérôme va vous expliquer encore deux ou trois petites choses avant de vous laisser, n'hésitez pas à lui partager toutes vos interrogations, il est là pour vous répondre. Et essayez de vous reposer !

Et sans plus d'informations, il s'en va, nous laissant plantés là comme des tournesols sans soleil. Je ne parviens à voir par où, parce que notre groupe s'ébranle d'un coup. Une voix jaillit de nulle part et nous invite à la suivre. Je me hisse sur la pointe des pieds mais ne parvient à distinguer que la silhouette d'un homme maigrelet avant de me faire emporter par la file.

Je tente de localiser les cheveux verts de l'inconnu de tout à l'heure, mon seul point de repère dans cette foule. Je le retrouve quelques pas devant moi, mains dans les poches dans une attitude décontractée, comme si tout ça lui passait au-dessus et qu'en clignant des yeux, il pouvait apparaître avec un cocktail à la main. Un immense T-shirt avec des têtes d'aliens lui tombe sur les mains. Il a vraiment l'air de venir d'une autre planète. J'aimerais bien savoir laquelle.

J'hésite à le rattraper, mais je suis tellement serré entre les autres garçons que j'abandonne l'idée. J'agrippe mon skate tant bien que mal et tente de repérer un visage connu dans la foule. Nous sommes tous censés avoir une certaine notoriété sur les réseaux, mais nos centres d'intérêts diffèrent tellement que je ne pense pas avoir déjà vu le profil d'un seul d'entre eux. De toute façon, nous arrivons au salon.

Le dénommé Gérôme nous fait nous asseoir sur de grands canapés bleu marine agencés de sorte qu'on soit tous tournés vers lui, même si aucun de nous n'a l'air d'avoir vraiment envie de l'écouter. Personnellement, j'ai surtout envie de courir visiter ce lieu sombre et obscure, tel un aventurier perdu dans une jungle sauvage.

Je repère le mec aux cheveux verts sur un fauteuil à ma gauche. Il est assis paresseusement, les coudes sur le dossier comme s'il était seul sur le canapé. Sa nonchalance me fait sourire.

— Bonjour à tous, je suis Gérôme. Timothy m'a demandé de vous faire un petit topo sur cet endroit avant le briefing pour l'émission.

Ses yeux glissent sur nous comme s'il cherchait la meilleure façon de nous virer rapidement de cet endroit. Sympa.

— Mais peut-être devrais-je commencer par vous rappeler pourquoi vous êtes-là... Même si je suis certain que vous avez tous consciencieusement lu le contrat avant de le signer.

Un rire gras lui répond. Sans surprise, il provient de cheveux verts. Personne ne réagit mais tout le monde semble du même avis. Qui d'entre-nous a réellement lu les quinze pages du contrat ? Certainement pas moi.

— Bon, reprend Gérôme. Pour faire simple, vous avez été sélectionnés tous les seize pour participer à la nouvelle émission de Timothy Snakelace : Le Club Des Handsome Guys. Votre objectif est de rester jusqu'au bout, d'être le dernier candidat encore en lice à la fin de l'émission. Vous serez éliminés un par un, suivant les votes du public. Un conseil : arrangez-vous pour être aimés. Vous êtes tous plus ou moins connus sur les réseaux, vous devriez savoir comment vous en sortir.

Il s'arrête un moment, regarde sa montre et ajoute :

— Bien sûr, vous avez le droit de partir quand bon vous semble mais, dans ce cas, vos gains ne vous seront pas rendus. C'est le dédommagement indiqué à la page treize, pour compenser les pertes que cela pourrait entraîner pour l'émission.

Il nous scrute un à un, comme pour s'assurer que nous avons bien tout saisi. Personne ne lui a dit qu'on était peut-être jeunes mais pas cons ?

Il baisse une nouvelle fois les yeux vers sa montre. Soit on le gêne vraiment, soit il a un horaire à respecter absolument pour débuter l'émission. Peut-être les deux.

— À la fin, il n'en restera qu'un !

Je sursaute. Tous les regards se tournent vers celui qui vient de prononcer ces mots. Cheveux verts, évidemment. Je détourne les yeux pour ne pas éclater de rire et paraître impoli. Ce mec a déjà une grande place dans mon estime.

— Ecoute, Gérôme, lance-t-il. On s'est pas inscrits à Koh Lanta, dis-nous ce qu'on gagne à la fin.

L'homme grimace mais répond quand même :

— J'allais y venir. Comme vous le savez peut-être, l'émission a de nombreux partenaires prêts à vous offrir des partenariats dont vous n'auriez même pas pu rêver. Mais évidemment, ils veulent des gens capables de toucher une large audience. C'est pour ça que plus vous gagnerez le soutien du public, plus vous resterez longtemps et plus vous serez susceptibles d'obtenir de bons partenariats. Ça ne devrait pas être trop compliqué à comprendre pour vous qui êtes déjà des as des réseaux sociaux.

— Alors c'est pour ça que vous nous avez choisis, nous ? Ça me paraît assez logique, mais quelque chose m'embête : il est précisé dans le contrat que nous n'avons pas possibilité d'accéder aux réseaux sociaux pendant toute la durée de l'émission.

Cette fois, ce n'est pas cheveux verts qui a parlé, mais un garçon qui tient un livre serré contre son torse depuis le début, comme si celui-ci risquait de s'envoler. Je fais tourner mon skate entre mes genoux. Je n'étais même pas au courant de cette condition. Ce gars doit être le seul d'entre nous à avoir lu le contrat jusqu'au bout.

— C'est un des détails qu'il me fallait vous préciser. Laissez-moi vous expliquer le fonctionnement de la Demeure.

Il sort une télécommande de sa manche et projette une immense carte du château sur le mur face à nous. Il situe au fur et à mesure les endroits en les pointant du doigt.

— Vous avez pour l'instant accès à une bibliothèque au dernier étage, une piscine au sous-sol, un jardin et un terrain de sport en extérieur. Ces espaces vous sont ouverts de cinq à vingt-trois heures tous les jours. Au fur et à mesure que l'émission avancera, d'autres pièces vous seront accessibles. Evidemment, le salon, ici, vous est ouvert toute la journée sans interruption ; de même que vos chambres et salles de bain. J'empiète un peu sur le briefing de tout à l'heure, mais vous allez être séparés en quatre groupes distincts, dispatchés sur deux étages. Chaque étage comporte huit chambres individuelles ainsi que deux salles de bains, qu'il vous faudra donc partager. Dans le couloir de droite, quatre chambres les uns en face des autres ainsi que la salle d'eau du groupe. Il en sera de même dans le couloir de gauche. Cela vous permettra de ne pas vous mélanger entre les groupes. Une dernière pièce sera ouverte à partir de demain, une pour chaque groupe, à nouveau. Elle vous permettra de vous retrouver en dehors du salon, accessible à tous les participants, et pourra être décorée à votre guise. C'est clair pour tout le monde ?

Nous hochons vaguement la tête. Ça fait beaucoup d'informations d'un coup, j'essaie de tout mémoriser mais j'ai peur que mon cerveau en oublie quelques-unes.

— Je sais que ça fait beaucoup, mais vous vous y retrouverez vite. Maintenant, je dois clarifier le point soulevé par votre camarade.

Il désigne le garçon au livre du regard. Celui-ci se replie un peu plus sur lui-même. Comment fait-il pour s'exposer sur les réseaux alors qu'il a l'air si réservé ?

— Comme indiqué dans le contrat, vous serez surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des caméras disséminées dans toute la Demeure. Hormis dans vos chambres et salles d'eau, pour préserver votre intimité. C'est pour cela que nous vous demanderons d'y passer le moins de temps possible, pour le bon fonctionnement de l'émission. Ces caméras sont accessibles au public via le site des Handsome Guys, elles seront donc un outil plus qu'utile pour asseoir votre popularité auprès du public. Attention cependant, elles pourraient être vos meilleures amies autant que vos pires ennemies... De plus, la Demeure est coupée du réseau internet. La seule pièce pourvue de wifi est celle-ci. Vous pourrez continuer à alimenter vos comptes sur les réseaux, mais uniquement dans cette pièce, où vos téléphones et autres outils informatiques seront consignés. Il vous est donc interdit de les utiliser ailleurs qu'ici. Et s'il vous prenait l'envie de déroger à la règle, attendez-vous à un sévère retour de bâton. C'est compris pour tout le monde ?

J'ai l'impression que mon cerveau va exploser. J'ai retenu une seule chose : tous mes faits et gestes sont surveillés par des centaines voire des milliers de spectateurs à des dizaines de kilomètres de la Demeure. Car j'ai retenu autre chose de ce contrat : le château est coupé de la civilisation par plusieurs dizaines de kilomètres. Et sa localisation est inconnue de tous, même des participants.

— Prêts à devenir les ados les plus observés du pays ?