— Lucas !

Je sursaute en entendant mon nom. Jasper ne sait pas parler, il ne fait que donner des ordres.

— Passe-moi le sel.

Je lui tends la salière et il me l'arrache des mains. Malheureusement, son humeur ne s'est pas améliorée avec le départ d'Elias. Je jette un énième coup d'œil aux trèfles et reporte mon attention sur mon assiette. Cole semble sans cesse se retenir d'éclater en sanglots et Lysandre et Peter n'en mènent pas large non plus.

J'envie le lien qu'ils ont su tisser en à peine une semaine. Notre groupe à nous est tellement distordu que je peine à penser que nous en sommes vraiment un.

Jasper à un taux d'amabilité proche de zéro et Thomas disparaît toujours on ne sait où, comme un fantôme. Le plus abordable reste Zhao, même s'il est difficile de lui arracher des informations sur sa vie en dehors de l'émission. Je me demande parfois s'il n'a pas tout oublié, comme si on lui avait retiré son ancien cerveau pour le remplacer par un autre.

Je repose mes couverts dans mon assiette vide et risque un coup d'œil plein d'espoir à travers les grandes vitres qui donnent sur l'arrière du château. Peine perdue, la pluie qui tombe sans discontinuer depuis le départ d'Elias semble même s'être transformée en grêle vu la violence de l'orage.

Un silence inhabituel règne dans la salle. Je rêve de pouvoir partir d'ici pour aller parler aux Trèfles, mais je sais que Jasper me surveille. L'orage au-dehors fait pâle figure face aux foudres que le rouquin pourrait abattre sur ma tête. Après ce qu'il a fait à Elias, je me contente de faire profil bas. Pas question de partir plus tôt que prévu à mon tour.

Enfin, il se lève et s'en va sans nous adresser un regard. Je lâche un soupir de soulagement. À côté de moi, Zhao se détend à son tour. Seul Thomas reste impassible, comme à son habitude. Parfois, je peine même à me souvenir du son de sa voix. Avisant la part de tarte aux myrtilles que Jasper a laissé, Zhao s'exclame :

— Vous croyez que je peux la prendre ?

J'esquisse un sourire et hoche la tête tandis que, pour toute réponse, Thomas repousse sa chaise et se lève.

— Bye, les loosers.

Zhao lui adresse un signe de la main tandis que je me renfonce dans mon siège.

— Pourquoi est-ce qu'on est tombés sur les pires gars du monde ?

La bouche pleine, et sans attendre d'avoir avalé sa bouchée, Zhao me répond en postillonnant :

— Crois-moi, c'est pas les pires.

Je ne sais pas trop comment il peut penser ça, mais je ne renchéris pas et me contente de fixer les gouttes qui tombent le long de la vitre.

— Tu fais quoi cet après-midi ?

— Je vais voir un film dans la salle de cinéma avec Liam.

UNE SALLE DE CINEMA ? Je me tourne vers lui d'un bond et manque de me craquer le cou.

— Une salle de cinéma !

Zhao a l'air surpris que je sois aussi étonné.

— Bah oui. T'as pas écouté Snakelace, hier ?

À vrai dire, pas du tout. J'ai totalement décroché de son discours après celui d'Elias. Je secoue la tête en direction de Zhao.

— Pas vraiment.

— Il a dit que la salle de cinéma était désormais ouverte pour nous occuper les jours de pluie.

— Uniquement les jours de pluie ?

Il s'arrête de mâcher et réfléchit un moment, les yeux plissés, avant de répondre.

— Je sais pas.

Il se remet à sourire et continuec de manger, en prenant soin de bien racler l'assiette pour ne pas en perdre une miette.

— Vous allez voir quoi ?

— On n'a pas encore choisi, mais ce sera sûrement interdit aux plus de dix-huit ans...

Il ponctue sa phrase d'un clin d'œil et je détourne le regard. Evidemment, ils n'allaient pas regarder les bisounours.

— Tu veux venir ?

— Non merci, j'ai que dix-sept ans.

Ma réponse semble le faire rire et il se lève en me saluant pour rejoindre les Cœurs de l'autre côté de la salle. Je me retrouve planté là, un peu comme un imbécile, et quitte ma chaise à mon tour pour fuir la salle. Je jette un dernier coup d'œil vers les Trèfles, mais leurs places sont vides, tout comme celles des Piques.

Je déambule dans le couloir et avance lentement vers les escaliers sans trop savoir où aller. Je ne peux pas me terrer dans ma chambre, Snakelace m'en voudrait trop. Je ne peux pas non plus aller dans le salon d'équipe, qui est aussi sale qu'au premier jour, au risque de mourir asphyxié par toute la poussière. Le Salon commun n'est pas une option plus envisageable, parce que je risque d'y trouver du monde. Or je passe trop rapidement inaperçu et la solitude est un sentiment bien trop dangereux au milieu d'un groupe.

J'opte finalement pour la bibliothèque qui est, je crois, l'espace le plus paisible de la Demeure puisque personne n'y va jamais. À part Cole, évidemment, et j'espère presque l'y trouver. J'ai envie de parler du départ d'Elias avec quelqu'un. Pire : j'en ai besoin.

Je pousse la lourde porte en bois clair et admire les étagères qui s'élèvent jusqu'au plafond en pénétrant dans la pièce. J'ai beau avoir observé cette pièce plusieurs fois, je suis toujours fasciné par l'ambiance qui s'en dégage. La lumière entre par les fenêtres disposées à intervalles réguliers en large faisceaux dorés, laissant apparaître des grains de poussière volants, tandis qu'une odeur de livres anciens vous prend à la gorge.

Les immenses bibliothèques semblent s'enfoncer dans les murs et on se demande presque comment elles font pour ne pas s'écrouler sous le poids de tous les ouvrages rassemblés là. De grandes échelles en bois permettent d'accéder aux étages supérieurs des rayonnages et, si vous cherchez bien, certaines d'entre elles mènent à des étagères plus basses, mais aussi plus solides, sur lesquelles vous pouvez vous hisser pour lire en toute tranquillité.

J'ai toujours aimé lire, même si je ne suis pas un aussi grand lecteur que Cole. Les recettes de cuisine ne sont jamais aussi bien gardées qu'entre les pages d'un roman, comme des marque-pages oubliés. Parfois, avec mon grand-père, nous passions des heures à rédiger méthodiquement nos nouvelles recettes sur des bouts de papier inutilisés ; pour ensuite aller les cacher dans les livres de la maisonnée. Cela faisait toujours râler ma grand-mère. Elle disait qu'on ne pouvait jamais lire un livre sans se retrouver à avoir faim au milieu du chapitre 23.

En vérité, elle adorait nous voir faire ça. Et moi, j'avais l'impression de contribuer à sauvegarder ces mots pour toujours. Ma plus grande peur était que ma grand-mère vende un jour un de ces livres en y oubliant la recette. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est ce qui m'effrayait le plus. À tel point que, parfois, il m'arrivait de me lever en pleine nuit pour vérifier que chacun des romans était à sa place. Je me rends compte à quel point c'était une angoisse stupide et enfantine à présent, mais je n'avais pas d'autre sujet d'inquiétude à l'époque.

— Lucas ?

Je lève la tête. Cole est penché au-dessus de moi, à quelques mètres du sol, appuyé contre le rebord d'une des étagères qui fait office de coin lecture. Je lui adresse un signe de la main et il désigne l'échelle, quelques pas plus loin.

— Monte !

J'ai peur que la bibliothèque craque sous nos deux poids conjugués, mais Cole ne semble pas y faire attention. Après tout, il y a tellement de livres sur ces rayonnages que si elle avait dû s'écrouler, elle l'aurait fait bien plus tôt.

J'attrape les barreaux et rejoins Cole en quelques secondes. Il a apporté un tas de coussins moelleux avec lui et une pile de livres trône à ses pieds. Il ne manque que quelques gâteaux pour que tout soit parfait et je sais exactement lesquels.

— La prochaine fois, j'essaierai de te ramener des cookies.

Cole m'adresse un petit sourire.

— Le cuisinier te laisse toujours accéder à la cuisine quand tu veux ?

J'acquiesce d'un mouvement de tête et attrape un des livres sur la pile, histoire d'avoir quelque chose entre les mains. Cole se réinstalle tandis qu'un silence gênant nous enveloppe. Je n'ai aucune envie de remuer le couteau dans la plaie, mais la question me taraude depuis des heures et je rêve de briser l'étrange atmosphère qui s'est installée ; alors je prends une grande inspiration et me lance :

— Tu as pu voir Elias, ce matin ?

~~~

Coucou !

J'ai terriblement hâte d'avoir vos retours sur ce chapitre... Je sais que Elias va vous manquer, mais j'espère que vous apprécierez tout autant Lucas qui est un amour <3

Dites-moi ce que vous avez pensé de ce premier chapitre de son point de vue ! Et, à votre avis, qu'est-il arrivé à Elias... ?