8 - Shade
Quand Shade choisit d'inviter Aster à La Petite Sirène dimanche midi, il ne sait pas vraiment à quoi s'attendre. Opter pour le Wendy's lui aurait mis en bouche un amer goût de trahison ; certes, passer à la Fin du Monde est toujours compliqué à cause du risque d'y croiser sa sœur, mais ce n'est pas une raison pour engraisser leurs concurrents directs. Il s'est donc rabattu sur un bar-restaurant discret, pris en sandwich entre un coiffeur-visagiste et un commerce abandonné sur lequel la ville a fermé une paupière de fer. À l'exception de la queue d'une sirène en néon s'agitant sous l'espace vide où se trouvait auparavant son buste, la façade de l'établissement semble avoir été refaite à neuve il y a peu. Une clochette tinte pour signaler leur arrivée quand Shade pousse la porte d'entrée.
Aster vide son assiette comme une morte de faim. Elle ferme les yeux, les coudes posés sur la table, pour déguster à la paille ce qui a tout l'air d'être le meilleur chocolat chaud de son existence. Les vapeurs de sa boisson dansent devant le visage de Shade. Elle émet un soupir comblé, puis rougit en se rappelant qu'elle n'est pas seule. Une manche du manteau qu'elle n'a pas enlevé fait office de serviette quand elle lève le bras devant elle pour se masquer la bouche. En espérant la rassurer, Shade lui adresse un sourire compréhensif.
— T'inquiète, va, t'es encore loin d'égaler ma sœur. Tu l'as pas vue se bâfrer, l'autre fois ?
— Euh, s-si...
Aster s'essuie les lèvres du revers de la main avant de baisser les yeux. Shade craint qu'elle ne soit trop gênée pour achever son dessert, mais elle reprend bientôt les armes avec un enthousiasme un peu moins démonstratif. Il trace un cercle au sommet de son verre, amusé. Derrière lui, un groupe de cinq personnes se partagent un énorme plat d'une spécialité française à base de fromage qu'il est incapable d'identifier. Un jazz discret se répand dans les interstices du silence.
— J'allais te demander comment t'avais connu Maeva, dit Shade, mais en fait je crois que je l'imagine assez bien. T'es une habituée de la biscuiterie de sa mère, c'est ça ?
Aster hoche la tête sans faire entendre sa voix. Le grand verre contenant son chocolat chaud est vide. Du bout d'un ongle, elle gratte le morceau de brownie qui l'accompagnait. Shade se pince les lèvres sans arriver à se défaire de l'impression de la mettre mal à l'aise. Il avait remarqué, lors des deux séances auxquelles elle a participé, qu'Aster semblait plutôt du genre timide, mais il s'attendait à ce qu'elle le soit un peu moins en sa seule compagnie. Dire que c'était censé être lui, le membre le plus réservé du groupe. Aster le ferait presque passer pour un extraverti.
— Du coup, votre, euh... sortie d'avant-hier s'est bien passée ? Je sais que Maeva a tendance à se montrer imprévisible aux pires moments. C'est loin d'être une championne pour ce qui est de, euh, se projeter dans l'avenir ou assumer les conséquences de ses actes. Un peu comme ma sœur, d'ailleurs, ajoute Shade en fronçant les sourcils.
— Ça a été. P-par contre... E-elle a pas touché aux motos, précise Aster devant l'air de plus en plus inquiet de son voisin, mais la voiture...
Elle serre le poing devant la bouche. À la manière dont elle esquive son regard, Shade comprend à quel point Maeva a dû défigurer cette pauvre bagnole. Il soupire, affligé par le comportement de son amie. Un jour, il en est sûr, Maeva s'attaquera à plus gros ou plus vicieux que les Lapurge, et ils ne pourront que la regarder s'enfoncer dans les problèmes comme autant de madones éplorées.
— Elle sait vraiment pas se tenir, dit-il pour chasser ces pensées désagréables. Enfin, vous êtes rentrées saines et sauves, c'est le principal. Je...
Il joint les mains devant la bouche sans savoir comment s'y prendre. Il n'existe aucune bonne manière d'annoncer ça à quelqu'un.
— Je t'ai promis des explications, termine-t-il enfin. Elles arrivent. Elles arrivent dans pas longtemps, enfin, dès que j'aurai moins l'impression d'être sur le point d'exploser. Laisse-moi juste deux petites minutes.
Il inspire profondément sans parvenir à se taire. C'est plus fort que lui, il faut toujours qu'il parle pour ne rien dire dès que la pression monte un peu. À croire que le silence l'effraie.
— T'es pas obligé, fait Aster avec une expression vaguement inquiète. J'ai pas accepté de te rendre service pour que tu me racontes quoi que ce soit.
— Non, c'est la moindre des choses. En fait, le truc, c'est que, euh...
— Tu me dois rien, vraiment. Te force pas si ça te met mal à l'aise.
Son bégaiement a disparu. Shade n'est même pas sûr qu'il s'agisse bel et bien d'un bégaiement ; ce genre de truc ne disparaît pas comme il vient pour resurgir deux minutes après, si ? Il n'y connaît rien. Un des gamins avec qui Lucas et lui ont partagé un toit (le fils cadet d'une famille, mais laquelle, ça, Shade ne s'en rappelle pas, lui qui a toujours eu tendance à les oublier dès qu'une autre prenait leur place) souffrait d'un trouble de la parole assez similaire qui ne le laissait jamais en paix. Il bataillait avec chaque consonne, allongeait ses voyelles à n'en pas finir et sombrait parfois dans un silence effrayant d'intensité le temps de préparer sa prochaine réplique. Aster ne fait rien de tout ça. Cette façon qu'elle a de toujours avoir l'air ailleurs et de peiner à démarrer ses phrases lui évoque une réalité déphasée, un peu comme le fait la capacité dérangeante de Luno à sentir les gens arriver avant de les voir ou de les entendre. Mais, encore une fois, il n'y connaît rien.
Shade abrège ces réflexions sans queue ni tête pour contempler ce que vient de lui dire Aster. Il en est le premier surpris, mais l'idée d'avaler ses secrets le dérange plus que celle d'enfin les dégueuler sur la table. Peut-être parce qu'Aster vient d'arriver, qu'ils se connaissent encore mal, ou qu'elle est si extérieure à tout ça qu'elle n'accueillera sa confession qu'avec une indifférence rafraîchissante qui les fera sourire tous les deux. Il en a assez, de se taire. Assez d'être la victime silencieuse de cette vendetta ridicule. Sa bouche s'ouvre pour déverser les mots qu'elle ne devrait pas prononcer.
Il lui raconte l'incident de la poubelle tandis qu'Aster se redresse sur la banquette pour lui témoigner son attention. La main poisseuse de la culpabilité s'abat dans le dos de Shade lorsqu'il réalise à quel point elle doit se sentir prise au piège de son écoute. Il la repousse d'un geste maladroit avant qu'elle puisse l'influencer.
— On s'est jamais reparlé depuis, conclut-il après lui avoir servi le même récit qu'à Luno. J'ai trop honte, je saurais pas quoi lui dire de toute façon, enfin, je suppose que tu vois à peu près le tableau. C'est vraiment le pire truc qui me soit arrivé de toute ma vie, enfin, le deuxième pire truc, je suppose, avec le fait que je sois orphelin et tout. Oh, ajoute-t-il en rencontrant les yeux ronds d'Aster, euh, ça fait longtemps, t'inquiète pas. En plus, il est même pas officiellement mort, juste disparu, enfin, disparu et présumé mort, mais personne sait ce qu'il est devenu. On pourrait croire que c'est bien parce qu'on peut toujours espérer, mais en fait, c'est encore pire, enfin, ça l'est pour ma sœur en tout cas, genre le deuil l'a pas tuée mais l'espoir est en train de le faire à sa place, mais bon, moi je me souviens pas de lui, alors... Et puis, bon, faut être honnêtes, on lui dirait quoi s'il revenait maintenant ? Lucas, elle y arriverait peut-être, mais moi, je me souviens même pas de la tête qu'il avait. Ce serait comme rencontrer un inconnu, enfin, ce serait encore pire, parce que j'aurais l'impression de lui devoir quelque chose alors que je saurais même pas qui j'ai vraiment en face de moi. Euh, bref, on parlait de quoi déjà ?
— D-de Simon.
— Ah, ouais, c'est vrai.
Mortifié par tout ce qui vient de sortir de sa bouche, Shade se passe une main sur la nuque. Des mèches de cheveux ondulés s'immiscent entre ses doigts. Il n'avait aucune intention de lui parler de son père, cet étranger sur lequel il n'a rien à dire, mais le fil de ses pensées se tourne et se replie sur lui-même comme un nid de serpents impossible à dénouer.
— Tu, euh... Enfin, désolé de te demander ça, je sais que c'est moi qui ai choisi d'en parler et tout, mais tu pourrais faire comme si j'avais rien dit, pour mon daron ? Lucas péterait les plombs si elle savait que t'étais au courant. Les autres savent, hein, mais elle aime pas trop le crier sur les toits, enfin, forcément qu'elle aime pas ça, mais tu vois ce que je veux dire. Essaye d'avoir l'air surprise si elle t'en parle un jour, OK ?
— O-OK, répond Aster. Pas de soucis.
Elle accepte avec la même simplicité décomplexée dont elle a fait preuve quand Shade a commencé à lui parler des motos des Lapurge. Il la remercie d'un signe de tête, soulagé d'avoir enfin trouvé une oreille impartiale à qui se confier. Là où Luno aurait tout fait pour lui arracher les vers du nez, Aster, elle, se fiche de ses raisons comme d'un vieux restant de glace oublié au fond du congélateur. Cette fille est un carré de ciel bleu entre les barreaux de son existence.
— J'adore ma sœur, hein, c'est pas le problème, soupire-t-il, se surprenant à vouloir lui confier tout ce qu'il a sur le cœur. C'est juste qu'elle peut être relou, des fois, et elle est vachement... exclusive ? fait-il en imbriquant ses doigts les uns dans les autres comme pour y piéger un insecte. Je sais pas comment on dit. Dire que je suis en deuxième année de fac.
Un rire nerveux lui secoue les épaules. Il n'avait encore jamais dit du mal de Lucas auparavant ; pas ainsi, pas à voix haute, pas à quelqu'un d'autre. Par automatisme, il tend l'oreille aux conversations du groupe placé derrière eux et se détend en réalisant qu'ils ne l'ont probablement pas entendu. Une liberté grisante, désinvolte, fait palpiter son cœur jusqu'à ce qu'il avise le jeune couple assis près de la porte d'entrée. Et s'ils avaient lu sur ses lèvres ? Non, impossible. Ils ne regardent pas dans leur direction, tout perdus qu'ils sont dans les yeux l'un de l'autre. À moins que...
Shade baisse le menton vers son dessert pour arrêter de les surveiller. Tout ça est absurde. Il ne connaît même pas ces gens. Pourtant, le doute ne cesse de gratter à la porte arrière de son esprit. Ses doigts se crispent et s'enfoncent dans les manches de son pull. Eux connaissent peut-être sa sœur. Elle doit en voir passer, des couples, à la Fin du Monde, et ils n'ont pas l'air beaucoup plus jeunes que l'est Shade. Et s'ils l'avaient entendu ? S'ils allaient la trouver pour lui rapporter ce qu'il vient de dire à son sujet ?
Sa main s'accroche à ses cheveux avec un tel désespoir qu'il en arrache une poignée. Nom de Dieu, qu'est-ce qui lui a pris ? Lucas ne mérite pas ça. Il ne mérite pas Lucas. Elle passe sa vie à lui rendre celle dont on l'a privé, et lui, tout ce qu'il fait, c'est...
— Euh, t-tu... vous avez pas d'autre famille ?
Aster pose la question avec une douceur polie, comme par peur de se montrer trop entreprenante. Sa voix hachée semble vouloir lui prendre la main pour le ramener sur un chemin plus praticable. Plus rassurant. Du fond de son dédale d'anxiété, Shade la dévisage avec un étonnement hébété qui doit lui donner l'air un peu bête. Sa voisine finit par détourner le regard. Elle bafouille des excuses maladroites en rougissant, le visage de plus en plus profondément enfoncé dans son écharpe, sans doute accablée par son propre manque de délicatesse. Shade se redresse sur sa banquette.
— Non, c'est... c'était juste nous trois, lui répond-il. Je sais toujours pas par quel miracle il a pu avoir deux enfants. Il était en manque, je crois, ou un délire chelou du genre. J'en sais rien, soupire-t-il, c'est ma sœur qui me raconte, et c'est Gabriel qui lui raconte à elle. Oh, Gabriel, c'est, euh, comment dire... l'autre gars qui nous a élevés. Le propriétaire du bar où l'autre nous lâchait dès qu'il devait s'absenter pour son travail, et apparemment ça arrivait plus souvent qu'il pouvait compter. C'était bien la peine de tenir la jambe de deux pauvres nanas pour s'occuper aussi peu des gosses qu'elles lui ont pondu, conclut-il avec amertume.
— Qu-qu'est-ce qui...
La curiosité d'Aster meurt étouffée par son écharpe. Répondre à sa question informulée ne dérange pas Shade. À voix haute ou non, tout le monde finit par se la poser de toute façon.
— On sait pas ce qui s'est passé, dit-il. Un accident du travail, il paraît, mais ça peut vouloir dire tellement de choses que... Il était chercheur, précise-t-il. Chercheur en, euh, attends, bio... technologie ? Un truc du genre. Je sais pas ce que ça veut dire. Je sais même pas ce que mon père foutait dans la vie, c'est quand même le comble. Comment tu veux que je me sente mal de jamais penser à lui ? Je veux juste... passer à autre chose. Enfin, tu vois.
Aster acquiesce timidement. De son côté, Shade a l'impression de s'être délesté d'un bagage qu'il n'était pas conscient de porter. Lucas tient toujours à tout raconter elle-même ; il ignorait que s'en charger à sa place serait aussi libérateur. Et encore, il ne lui a pas tout dit. Il n'a pas avoué se sentir prisonnier de cette ville et du potentiel retour d'Az Walker. Comment pourrait-il les quitter, sa sœur et lui, si jamais ils se retrouvent un jour, si jamais ils reforment cette famille que Shade tient tant à fuir ? Comment pourrait-il se regarder en face ? À vrai dire, et il a beau mettre toutes ses forces à se haïr pour ça, il préférerait le savoir mort. Il préférerait voir les larmes de Lucas s'écraser contre le bois massif d'un cercueil vide plutôt qu'entre les murs d'une maison hantée par moins qu'un souvenir, par moins que le fantôme d'un souvenir. Un jour, peut-être, le décès officiel d'Az Walker sera inscrit sur les pages des revues hebdomadaires que sa sœur parcourt avec un espoir insensé, et ils n'auront plus que l'avenir pour les consoler. En attendant ce jour, Shade décide de respirer et d'interroger Aster sur sa famille.
— T'as des frères et sœurs, toi ? Je me rends compte qu'on sait presque rien à ton sujet.
— Qu-quelques-uns, répond Aster. On n'est pas très proches.
— Je vois. Ça pourrait aussi bien être des cousins éloignés, c'est ça ?
— C'est ça. J'ai pas de lien particulier avec ma famille. A-alors, euh... je crois que je peux comprendre, pour ton père et ton envie de passer à autre chose.
Elle parle lentement, avec précaution, comme pour éviter un nouveau carambolage verbal. Shade opine du chef avec gravité. Il avale une bouchée de sa crêpe au miel avant de reprendre la parole.
— Luno reste donc la seule enfant unique du club, dit-il. Enfin, je crois.
— Tu crois ? répète Aster, intriguée.
— Elle est vachement secrète. En vrai, elle pourrait avoir de la famille à Sunnyside ou une jumelle cannibale qu'on serait même pas au courant. Donc oublie ce que j'ai dit, en fait, j'ai aucune idée de si elle est fille unique ou pas.
— M-Maeva...
Le trac dévore les mots d'Aster avant qu'elle puisse aller au bout de sa pensée. Shade l'interroge du regard sans comprendre ce que Maeva vient faire là-dedans. Ce n'est qu'en voyant la couleur grignoter le visage d'Aster qu'il réalise qu'elle a tout l'air d'avoir le béguin. Il la taquine d'un sourire, les dents de sa fourchette pointées dans sa direction.
— Tu veux que je te file mes dossiers sur Maeva ? lui lance-t-il. Votre escapade s'est encore mieux passée que je le pensais, dis donc.
— N-non ! C-c'est elle qu-qui...
En secouant la main, Aster manque de renverser son verre d'eau. Elle le rattrape de justesse avant de le vider d'un trait. Shade la contemple d'un œil amusé tandis qu'elle disparaît de nouveau derrière sa barrière de coton à la manière d'un ours dans sa tanière. Il lui laisse le temps de se remettre de ses émotions avant de lui apprendre l'existence de Blue – Blue Sasaki, enfin, Blue Tachibana-Sasaki, mais Maeva est en pleine guerre froide avec sa seconde mère et refuse d'être associée à elle de quelque manière que ce soit, alors tout le monde a pris l'habitude de se référer à elles en tant que Sasaki tout court, bref, Blue Sasaki, onze ans, collégienne depuis septembre dernier et bien partie pour devenir aussi barrée que les deux blondinets qui lui servent de meilleurs amis. Contrarié, Shade fronce les sourcils.
— Elle aussi fricote avec un Lapurge, d'ailleurs, et personne lui dit jamais rien, remarque-t-il. Ça doit être l'âge. Je suis prêt à parier que Maeva va la tanner jusqu'à ce qu'elle arrête de lui parler dès qu'elle aura quinze ans.
Il soupire en détachant son attention du vide pour la reporter sur Aster. L'air de plus en plus confus de celle-ci commence par le décontenancer, avant de lui faire réaliser qu'il n'a toujours pas craché le morceau concernant Simon. Nom de Dieu, comment a-t-il pu s'éparpiller à ce point ? Ils sont tout de même venus jusqu'ici pour ça – et cette pauvre Aster qui n'ose pas le relancer.
— C-c'est Simon ? comprend cette dernière. C'est un Lapurge ?
Soulagé de ne pas avoir à le dire, Shade confirme d'un geste de la tête. Ses épaules s'affaissent de part et d'autre de sa nuque. Voilà, son secret a quitté le nid pour voler de ses propres ailes. Il ne lui reste plus qu'à attendre le jugement d'Aster.
— C'est pas de chance, dit simplement celle-ci.
Un rire intempestif manque de lui faire recracher son verre d'eau. Rouge d'embarras, Shade serre le poing devant la bouche pour se forcer à avaler avant de relever les yeux vers sa voisine. Aster baisse les siens.
— J-je veux dire, ça pourrait être pire, se rattrape-t-elle. I-il pourrait vivre à l'autre bout du pays, ou... ou je sais pas. P-pardon, murmure-t-elle en croisant les bras. Je suis pas douée pour réconforter les gens.
— T'inquiète surtout pas pour ça, fait Shade, le regard écarquillé. Je te place en tête de liste pour l'instant, genre, loin devant Luno et ma sœur. Tu me diras que la barre est basse, mais bon, dis-toi que Maeva est juste derrière toi.
Aster sourit à la remarque, et le barrage qui la garde isolée du reste du monde paraît s'effriter un peu.
— Elles comprendraient peut-être, poursuit-elle. Les autres, si tu leur en parlais.
— Ça m'étonnerait, répond Shade avec une expression amère. Maeva a déjà du mal à pas abandonner Ruben sur un trottoir chaque fois qu'elle va chercher les gamins au handball alors qu'il a dix ans, alors un deuxième... Non, non, laisse tomber. J'ai déjà essayé de leur expliquer qu'on pouvait pas mettre tous les membres d'une famille aussi nombreuse dans le même panier et elles m'ont demandé s'ils m'avaient glissé un chèque pour que je leur raconte ça. C'est perdu d'avance.
Ses bras se croisent sur son estomac. La crêpe au miel disparaît bientôt de son assiette, et, dehors, le temps commence à tourner. Ils se demandent si la propriétaire de La Petite Sirène compte les mettre à la porte une fois sonnées quatorze heures. Sèche et droite comme les institutrices de ses souvenirs, elle s'est assise de l'autre côté du comptoir pour plancher sur une page de mots croisés. Une queue-de-cheval argentée lui glisse sur l'épaule à la manière d'un serpent. Malgré toute sa bonne volonté, Shade ne parvient pas à se dire qu'elle est peut-être sympa sous ses allures de bourrelle d'enfants.
— Je dirai rien, en tout cas, promet Aster après avoir dévoré jusqu'aux dernières miettes de son brownie. Ça va peut-être finir par se tasser.
— Ouais, j'aimerais bien. Enfin, tu me diras, Maeva a eu sa vengeance et personne peut remonter jusqu'à vous, alors c'est pas si déconnant d'espérer. Et puis merde, à l'espoir !
Ils remplissent leurs verres d'eau plate avant de trinquer avec le sourire. Aster a raison ; toutes ces conneries devraient finir par les désintéresser et tomber en poussière. Au moins, ils pourront se recentrer sur leurs lectures et rattraper le désastre de ce mois-ci. Entre le thé, les pains suisses, les discussions sans rapport qui n'en finissent pas et Maeva qui débarque en défonçant la porte comme une espèce de malade, Shade n'a pas eu le temps d'expliquer quoi que ce soit à Aster. Difficile de croire qu'il s'agit bien de réunions d'un club approuvé par l'université.
Il ne s'y attendait pas, mais Aster accueille le programme de décembre (le mois des romances et des bons sentiments, comme chacun le sait, et l'occasion pour les membres du club de traverser cette période parfois éprouvante sans se prendre la tête sur des récits plus complexes) avec un ravissement pudique qui lui réchauffe le cœur. Elle ne donne pourtant pas l'impression d'être très friande de ce genre d'histoire.
Au moment de régler l'addition, Shade glisse un compliment à la propriétaire et parvient à lui arracher un semblant de sourire. Elle les dévisage tour à tour, s'arrête un instant de trop sur son visage encadré de boucles brunes, et les invite à se représenter dès qu'ils le souhaiteront. Dehors, Aster s'étire comme si elle venait de se réveiller. Ses paumes ouvertes accueillent la première pluie de l'après-midi.
Oui, elle doit avoir raison. Shade ne peut pas imaginer cette histoire durer encore très longtemps.
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