2 - Aster
La dernière fois qu'Aster Aries a mis un pied à l'université, elle se berçait encore de l'illusion d'y avoir sa place. À l'époque, déjà, la vitalité grouillante des lieux lui donnait le vertige. Il s'est écoulé moins de deux mois avant qu'elle rende les armes face aux assauts de plus en plus envahissants de l'angoisse et renonce à faire acte de présence.
Aujourd'hui, pourtant, les palpitations de son cœur ne sont pas seulement dues à l'anxiété. Aster balance son poids d'un pied sur l'autre sans oser ouvrir la porte à laquelle elle fait face. Ses lèvres sont pincées autour du coton de son écharpe. Par précaution, elle jette un nouveau coup d'œil à son invitation.
Le club de lecture de l'université de Sunnyside recherche de nouveaux membres !
Intéressé-e ? Rendez-vous chaque vendredi à 16h en salle E404* ;)
*UFR lettres et arts, 4ème étage, couloir de droite, salle 04
(plan joint à l'arrière)
Au dos, une représentation approximative du campus indique le bâtiment en question. Entourée au feutre rouge, frappée de trois énormes flèches elles-mêmes encerclées au stylo pailleté, la figure rectangulaire se dresse en bordure de page à la manière d'un gigantesque monolithe.
Quand la livreuse lui a proposé de les rejoindre mercredi passé, Aster a cru qu'elle se moquait d'elle ; que l'élégante écriture cursive du post-it l'entraînerait sur les traces d'une pièce qui n'a jamais existé, que ce club de lecture n'était qu'une farce destinée à tourner en ridicule quiconque serait assez bête pour y croire. Mais que risque-t-elle, après tout ? La livreuse ne courrait pas le risque de perdre une cliente avec une promesse qu'elle n'a aucune intention d'honorer. Et puis, elle lui a assuré qu'elle aurait droit à sa réduction même si elle décidait de ne pas rester. Son salaire inégal de traductrice indépendante la remerciera de s'être jetée à l'eau.
Du moins, c'est ce dont elle essayait encore de se persuader ce matin. À présent, campée face à une salle E404 dénuée de toute ouverture sur l'extérieur, Aster a la gorge nouée et les jambes en coton. Il n'est pas trop tard pour faire demi-tour. Elle peut toujours rentrer chez elle et présenter ses excuses à la livreuse dimanche, évoquant les crétins d'oiseaux qui se sont mis à piailler sous sa fenêtre au milieu de la nuit, son connard de voisin du dessus qui a encore vidé son eau sale sur son balcon, le trou de balle du dessous qui n'a pas attendu le lever du soleil pour allumer sa perceuse électrique, ou encore les abrutis d'à côté et leurs invités insomniaques hurlant comme des canidés en chaleur. Elle lui remboursera même le double de la valeur de cette foutue tablette de chocolat. Aster ignorait qu'il était à la fraise.
Elle se renfrogne. C'est ça, comme si elle allait sortir des excuses pareilles à une parfaite inconnue. Mieux vaut encore faire appel à sa tristement banale mais non moins fidèle gastro fulgurante.
Aster en est là de ses réflexions, quand une voix étouffée s'élève de l'autre côté de la porte. Elle s'immobilise comme un insecte pris dans une toile d'araignée.
— Ouais, bah, fais comme tu veux, moi je vais pisser mon troisième thé en attendant que...
La porte s'ouvre à la volée. La pauvre fille qui en émerge a la peur de sa vie en voyant Aster plantée juste derrière. Elle veut reculer, se prend une chaussure dans l'autre et tombe en arrière. Le pied de la grande table contre laquelle elle se heurte abrège violemment sa chute. Elle se frotte l'arrière du crâne en gémissant, les mâchoires serrées et les yeux fermés de douleur. Aster est maintenant paralysée par la honte en plus de la peur. À peine arrivée qu'elle cause déjà une catastrophe. Elle avance de quelques centimètres à l'intérieur de la pièce, cramoisie, dans l'intention de présenter ses excuses avant de déguerpir, mais est devancée par la voix monocorde d'une jeune femme qui ne prend pas la peine de lever le nez du roman qu'elle est en train de lire.
— Oh non, Lucas est morte.
— M'enterre pas trop vite, rétorque la blessée entre ses dents. Qui va nourrir ma famille si je clamse ici ?
— Lucas, j'ai vingt-quatre ans, objecte l'unique membre masculin du groupe. Et la seule chose dont tu me nourrisses, c'est de pâtes au ketchup.
Celui-ci pose un regard songeur sur Aster, dont la présence semble lui faire réaliser quelque chose. Ses traits s'illuminent d'un coup. Il pose les mains à plat sur la table pour se lever de sa chaise avec une telle soudaineté qu'il manque de la renverser.
— Bonjour ? Vous êtes là pour le club de lecture ?
Tous les regards, soit trois paires d'yeux (bizarrement, la livreuse à l'origine de l'invitation reste introuvable pour le moment), se tournent vers la nouvelle-venue. Aster se sent fondre sous les projecteurs de leur attention. Elle avalerait son écharpe toute entière si elle en était capable. Pourtant, les mots salvateurs refusent de sortir de sa bouche. La toile affermit son emprise sur ses membres tétanisés.
— C'est vrai ? fait la prénommée Lucas en se relevant de sa mésaventure. Si c'est vrai, j'en oublierais presque mon expérience de mort imminente. Est-ce que j'ai le crâne ouvert ? Luno, j'ai le crâne ouvert ?
Elle rejoint la fille au ton monotone, qui abandonne sa lecture avec une grimace, pour lui présenter sa blessure. Lucas a le côté gauche du crâne entièrement rasé ; du côté droit, une cascade de cheveux décapés au point d'être devenus blancs coule sur son épaule pour finir sa course dans le vide. Un pli se creuse entre les yeux de Luno tandis qu'elle l'examine.
— Bien sûr que non. Enlève ta tête de mon nez.
— V-vraiment désolée, parvient à s'excuser Aster. J'ai pas eu le temps de reculer quand...
— Oh, t'inquiète, je frôle la mort tous les jours, l'interrompt Lucas. Enfin, presque tous les jours. Je dirais au moins une fois par mois. J'ai rencontré ma meilleure amie parce qu'elle m'a sauvé la vie grâce au truc de Himmler, là, tu sais, le machin que tu dois faire quand quelqu'un s'étouffe, alors...
— C'est la manœuvre de Heimlich, pas de Himmler, la corrige Luno. Maeva est ta meilleure amie ?
— Bah ouais, qui d'autre ? Toi ? Pitié.
— Pertinent.
Luno replonge entre les pages jaunies de sa nouvelle sans ajouter un mot ni battre d'un cil. Elle se tient en équilibre sur les pieds arrières de sa chaise, les jambes croisées sur la table, les semelles de ses baskets aussi épaisses que ses chevilles. Une paire de chaussettes montantes grimpent le long de ses mollets pour s'arrêter juste en-dessous de deux genoux pâles et anguleux comme les os décharnés d'un cadavre. De longs cheveux noirs, droits comme des baguettes de tambour et visiblement aussi secs, masquent son profil à la vue d'Aster. Elle se serait ramassée depuis longtemps à sa place.
— Je me présente, Shade, dit le garçon sans même essayer de cacher son agitation. Voilà ma sœur, Lucas, et notre rayon de soleil personnel, Luno. Et Maeva, euh... Maeva devrait pas tarder à revenir avec le goûter. Bienvenue, en tout cas ! T'imagines pas à quel point ça nous fait plaisir de te voir !
Considérant son expression euphorique, Aster dirait au contraire qu'elle l'imagine plutôt bien. Il s'avance vers elle sans lui tendre la main, les yeux pétillants comme s'il dévisageait le Messie en personne. La gastro fulgurante tend deux bras accueillants en direction d'Aster. Elle s'y serait jetée avec gratitude si une nouvelle tête n'avait pas choisi ce moment pour surgir derrière elle et lui barrer la route. Aster reconnaît l'odeur de biscuit imbibant l'intérieur de ses colis hebdomadaires avant les traits souriants de la nouvelle-venue. La livreuse attitrée de la biscuiterie Sasaki se tient dans l'embrasure de la porte, un grand sac de papier kraft entre les bras, et la dévisage avec une sorte d'étonnement ravi qui semble la faire rayonner de l'intérieur.
— Ah, bah, on parlait justement de toi, l'accueille Shade. J'arrive pas à croire que t'aies vraiment trouvé quelqu'un ! Je te dois ma vie, meuf.
— Et moi, j'arrive pas à croire que tu en doutais, répond cette dernière sans se départir de son parfait sourire. Je vous avais dit que j'allais y arriver. Bref, vous avez faim ? Y avait une offre spéciale, alors j'ai pris douze pains suisses au cas où on serait plus nombreux que prévu.
Elle dépose son chargement au centre de la table autour de laquelle ils sont tous réunis avant de s'étirer. Aster voit le bout d'un pinceau et d'un crayon de bois pointer hors de son chignon négligé quand elle passe près d'elle. Elle s'est toujours demandé de quoi il s'agissait, de loin.
— Douze ? répète Luno, dépitée.
— Douze, bave Lucas, affamée.
— Eh, oh, doucement, laissez-en pour la nouvelle. Aster, c'est ça ? reprend Maeva en pivotant vers la concernée. Bah quoi, fais pas cette tête, c'est normal que je connaisse le nom de notre meilleure cliente. J'ai même plus besoin de regarder l'adresse quand je viens te livrer.
Aster détourne les yeux sans cesser de mordiller son écharpe. À vrai dire, elle avait surtout peur que Maeva raconte aux autres les circonstances de leur dernier échange. Elle n'est pas particulièrement fière de ce qu'elle a fait ce jour-là.
— J-je savais pas comment tu t'appelais, moi, dit-elle pour sauver les apparences. Désolée.
— Facile, c'est Maeva, Maeva Sasaki. Mes mamans sont japonaises et divorcées. D'ailleurs, c'est marrant, mais Luno vit dans la même résidence que toi. Si ça se trouve, vous êtes voisines et vous le savez pas.
— Non, tranche Luno sans même les regarder. Je reconnaîtrais sa voix.
Maeva hoche la tête comme si son amie s'était lancée dans une longue tirade concernant la théorie du multivers. Aster était sur le point de répondre quelque chose d'assez similaire. Ses voisins sont tous beaucoup trop bruyants pour que Luno en fasse partie. Elle n'a même pas le souvenir de l'avoir déjà croisée. Pourtant, il lui semble qu'elle se souviendrait d'elle, avec son teint blanc et ses yeux bleu sarcelle.
— Alors, fait Shade avec entrain, c'est quoi ton histoire ? Tu lis plutôt quoi d'habitude ? T'as déjà fait partie d'un club ?
— Qu'est-ce que Maeva t'a promis en échange de ta présence ? ajoute Lucas, assise au bord de la table, en balançant ses pieds dans le vide. L'argent ? La bouffe ? Un rendez-vous romantique ?
— J'ai jamais soudoyé qui que ce soit pour qu'on nous rejoigne, s'indigne Maeva après un regard en coin vers Aster. C'était l'idée de Luno, pas la mienne.
— Je la trouvais plutôt réaliste, personnellement, commente celle-ci de derrière son livre.
Aster, qui préfère ne pas intervenir, penche la tête sur le côté pour déchiffrer le titre de la nouvelle. Je n'ai pas de bouche... quelque chose. Elle se demande s'il s'agit de leur lecture du moment. De son côté, Lucas veut ajouter quelque chose mais se retrouve bâillonnée par le pain suisse qu'elle a dans la bouche.
— Moi, reprend-elle après avoir dégluti, je parie quand même sur la bouffe ou l'argent. Les seuls vrais régisseurs de ce monde. Alors, c'était quoi ?
— Juste du chocolat, répond Aster histoire d'en finir. Enfin, du chocolat et une réduction...
— Tu vois ! s'exclame Lucas, triomphante, sans s'adresser à quiconque en particulier. J'avais raison, la bouffe et l'argent. Je comprends, sœur, moi aussi je vendrais mon âme pour ce genre de truc.
— Tu vendrais ton âme pour un sandwich, Lucas.
La remarque de Shade fait tressauter de rire les épaules de Maeva. Elle enlève son blouson pour se retrouver en débardeur, dévoilant les fleurs et les arabesques colorées dont elle est tatouée jusqu'au cou, et s'empare d'une cinquième chaise pliante rangée dans un coin poussiéreux de la pièce en faisant signe à Aster d'approcher. La gastro fulgurante se détourne d'elle avec un haussement d'épaules. Trop tard pour accepter son offre.
Consciemment ou non, Aster demeure un peu plus loin de la table que le font les autres. La pièce doit avoir été une sorte d'atelier. Petite, mal ventilée malgré la fenêtre ouverte dans son dos, et péniblement entretenue par les seuls efforts de ses présents occupants. Un long tube de plastique repose contre une armoire à portes coulissantes. Il s'agit de l'unique élément à ne pas être couvert du tapis grisâtre de l'abandon. Il doit appartenir à un membre du club, à Maeva peut-être. Aster l'imagine bien contenir son nécessaire à peinture.
— Un thé ? propose Maeva. J'en ai fait à l'orange et à la fraise. Il doit être encore chaud si tu veux, enfin, si personne a laissé la théière ouverte après s'être servi, évidemment.
— Me regarde pas comme ça, grommelle Lucas en entamant un nouveau pain suisse. C'est pas arrivé depuis au moins trois semaines.
— Alors, demande Shade en remplissant un mug resté à l'écart des quatre autres, t'étudies quoi ici ? On te fait pas rater des cours, j'espère.
Les mains d'Aster se crispent sur ses genoux. En périphérie de sa vision, Maeva fait les yeux ronds. Elle ne lui a jamais dit qu'elle devait être inscrite ici pour être membre du club. À vrai dire, elle ne lui a pas dit grand-chose à part le nécessaire pour l'inciter à venir. Aster commence à avoir l'impression de s'être fait mener en bateau.
— Euh, je... je vais pas à la fac, dit-elle, ramassée sur sa chaise comme un animal prêt à prendre la fuite. Je travaille de chez moi. C'est un problème ?
— Pas du tout, répond Maeva avant que Shade puisse la devancer. Lucas étudie rien non plus, elle a juste un poste à la bibliothèque universitaire, mais elle compte comme une membre officielle quand même. Et puis, si quelqu'un te pose la question, t'as qu'à dire que t'es avec moi en arts plastiques. La moitié des élèves se pointent jamais en cours de toute façon, alors personne devrait...
Elle s'interrompt. De l'autre côté de l'entrée de la salle E404 commencent à se faire entendre des voix étouffées. Une voix, en particulier ; celle d'une jeune femme qui se rapproche dangereusement de leur lieu de réunion.
La poignée s'abaisse sous les regards suspendus des membres du club de lecture. Aster en a des sueurs froides. La porte s'ouvre sur une grande brune vêtue de blanc, flanquée d'au moins quatre autres personnes dont elle ne distingue rien d'autre que les visages. Ceux-ci apparaissent aux côtés de la brune de temps à autre.
— Alors, alors, s'annonce théâtralement celle-ci, j'espère que vous avez fait vos...
Elle s'interrompt à son tour en remarquant la présence d'Aster. Sa bouche demeure ouverte dans le rictus triomphant qu'elle se préparait à leur adresser avant de se refermer en une parfaite ligne droite.
— Valises, conclue-t-elle tout de même. C'est qui, celle-là ?
Aster, étrangère à ce qui semble opposer les deux groupes, fait de son mieux pour ne pas flancher sous la pression. À sa gauche, Maeva croise les bras en haussant un sourcil insolent.
— Notre nouvelle recrue, déclare-t-elle avec un sourire de satisfaction hargneuse. Le club de lecture de l'Université de Sunnyside compte officiellement cinq membres. Vous savez ce que ça veut dire. Bye-bye, la chorale.
Maeva ponctue ses dernières paroles d'un petit signe de la main. À l'opposé de la table, Shade tourne la tête pour dissimuler sa joie à l'autre groupe. Luno se contente de siroter son thé comme s'ils n'étaient jamais arrivés. Quant à Lucas, elle s'étire sur sa chaise pour faire craquer ses os dans le silence le plus tendu que l'univers ait connu ce jour-là. La brune demeure coite un instant avant de se reprendre et de s'adresser directement à Aster.
— C'est quoi, ton nom ? lui demande-t-elle sans une once de bienveillance. T'étudies quoi ? Et pourquoi tu traînes avec cette bande de ratés ? Tu veux pas plutôt rejoindre un vrai club ? Du bouquinage, sérieusement, qui a besoin d'un club pour...
— Aster Aries, l'interrompt cette dernière, dont le cerveau affolé a enclenché le pilotage automatique. Les arts plastiques. Et parce que j'ai envie.
La concision de ses réponses fait beaucoup sourire Lucas, qui tente en vain de contenir son amusement. Un ricanement guttural peu élégant s'élève du fond de sa gorge. Piquée à vif, la brune l'incendie du regard.
— La ferme, sac d'os ! Ugh, les arts plastiques, évidemment...
Elle se pince l'arête du nez avant de se frotter les paupières, les traits crispés de frustration. Derrière elle, les visages commencent à s'agiter. Des réclamations s'élèvent et se réunissent pour ne former qu'un nuage de complaintes incompréhensibles.
— Bon, vous nous laissez ? les achève Maeva. On a une activité de club à mener.
— On n'en restera pas là, Vomita. Mets-toi bien ça dans le crâne.
C'est sur cette ultime menace, et non sans avoir pointé sa rivale d'un index fort intimidant, que la brune s'éclipse enfin de la pièce. La porte claque sur son passage, mais cela ne les préserve pas des commentaires plus ou moins fleuris des autres membres de la chorale. Aster revient doucement sur terre. Son esprit réintègre son corps avec la lenteur et la maladresse d'une montgolfière gonflée à bloc.
— C'est qui, Vomita ?
Il s'agit de sa première interrogation une fois revenue aux commandes de son cerveau. Pas qui était la brune, ou ce que son histoire de chorale avait à voir avec le club de lecture, ni même si elle risque d'avoir des ennuis suite au mensonge concernant son domaine d'études, non, juste Vomita. Maeva, muette et tendue malgré son arrogance de façade, pivote sur elle-même pour la dévisager. Son masque de pierre s'effrite pour laisser place à un sourire amusé suivi d'un éclat de rire dont les échos saisissent Lucas et son frère. Même Luno, entre ses rideaux de cheveux noirs, a un mouvement de lèvres que l'on pourrait presque assimiler à une expression faciale.
— Vomita, c'est un vieux surnom que je me coltine depuis le collège, explique Maeva une fois libérée de ses hoquets de rire. J'étais pas vraiment populaire ni rien, tu sais, et un jour, une petite bande d'abrutis a voulu m'intimider alors que j'étais un peu malade. Ils m'ont tellement foutu les boules que je leur ai vomi dessus. Tu les aurais vus, c'était génial, ils en avaient jusque dans les cheveux !
— C'est la méthode Vomita, ajoute Shade en se resservant un mug de thé. Toujours efficace.
— Ouais, mais le mieux, c'est qu'il y avait le frère de Whitney parmi les abrutis en question, enchaîne Lucas d'un air agité. Il a raconté ça à toute sa famille, et puis évidemment tout le collège était au courant... Alors maintenant, dès que Maeva veut se sortir d'une situation un peu tendue du cul, elle fait semblant d'avoir des nausées pour qu'on lui foute la paix. Et le pire, c'est que ça fonctionne. Bref, c'est comme ça qu'est née la légende de Vomita.
Impressionnée quoiqu'un peu dégoûtée, Aster écarquille les yeux. Maeva doit sentir sa confusion quant à toute cette histoire, car elle précise :
— Whitney, c'est la fille que tu viens de voir. Je sais plus sur lequel de ses frères j'ai vomi, mais bon, elle en a tellement que c'est pas très important de toute façon.
— C'est pour ça qu'elle a l'air de t'en vouloir à ce point ? demande Aster. Enfin... d'en vouloir au club ?
— Ah non, ça, c'est juste le fabuleux récit de ma rencontre avec les Lapurge. Ils m'ont laissée tranquille après. Enfin, ils criaient mon surnom de temps en temps en me voyant dans les couloirs du lycée, genre, foutez vos cagoules, voilà Vomita, mais ça me faisait plus rire qu'autre chose. Non, c'est cette histoire de clubs qui leur fout les boules.
Maeva boit une gorgée de thé pour se réhydrater, laissant à d'autres le soin de prendre le relais. Aster contemple le vide d'un air songeur. Lapurge, Lapurge... Pourquoi ce nom lui dit quelque chose ? Elle est certaine de l'avoir déjà entendu au moins une fois, mais impossible de se rappeler où ni quand, un peu comme si son esprit tentait de la préserver de quelque chose de sombre. Prêt à reprendre le récit où on l'a laissé, Shade entrecroise les doigts sur la table sans se soucier des miettes laissées derrière le troisième pain suisse de sa sœur.
— Tu vois, pour qu'un club existe officiellement et ait le droit d'occuper une salle en dehors des heures de cours, il a besoin de cinq membres. Eux, ils les ont depuis longtemps, mais on se réunissait déjà ici depuis plusieurs semaines quand ils ont décidé d'en faire leur nouveau QG. On avait jusqu'à aujourd'hui pour trouver notre dernier membre. Tu dois te demander pourquoi ils veulent absolument avoir cette pièce, reprend-il après une courte pause. Le truc, c'est que le bâtiment est désert à cette heure-ci. Leur club, enfin, tu l'as sans doute compris toute seule, mais c'est une chorale qui se réunit trois fois par semaine. Imagine un peu la catastrophe pour les élèves du vendredi soir s'ils occupaient une salle du bâtiment histoire-géo, par exemple.
— C'est notre salle, renchérit le ton glacial de Luno, dont le regard plissé se perd à nouveau dans les pages de son bouquin. Ils crèveront la bouche ouverte avant qu'on la leur cède.
— Je partage le sentiment totalement sain et non-sociopathe de Luno, ajoute Lucas. On était là avant, c'est la dure loi de la jungle. Enfin, de la fac.
— Et voilà, tu sais tout, conclut Maeva. En tout cas, tu les as bien eus. Ils ont beau prétendre l'inverse, ils reviendront pas à la charge de sitôt. Tu nous as sauvés, meuf !
Maeva lève une main ouverte, incitant Aster à en frapper la paume, sans réaliser l'ampleur de la détresse de l'autre jeune femme. Pourquoi a-t-elle accepté son invitation ? Elle voulait juste économiser quelques dollars, pas porter l'avenir du club sur ses épaules. Mais bien sûr, il a fallu qu'elle s'accroche à ses principes, elle qui ne supporte pas de devoir quelque chose à quelqu'un. Il a fallu que le sourire de Maeva lui force la main, à elle qui ne pourrait pas tenir la sienne même si elle en avait envie.
Aster contemple sa voisine en frissonnant. Ses doigts se crispent sur le bord de la chaise comme ils le feraient sous le coup de la rigidité cadavérique. Ses gants en laine ne suffisent pas à la préserver de la moiteur de ses paumes ; sous l'ample velours de son pantalon, ses jambes se changent en colonnes de glace. Elle est paralysée.
Elle ignore comment Maeva parvient à rendre la situation gérable. Elle baisse sa main comme si rien n'était et, de l'autre, soulève son mug de thé pour remplacer ce terrifiant contact physique par un toast général.
— À Aster ! Et à l'énorme vent qu'elle a foutu à Whitney !
Luno est, étonnamment, la première à l'imiter. Lucas et Shade ne tardent pas à suivre. Malgré le choc persistant de sa bouffée d'angoisse, Aster sent sa gorge se dénouer face à la tournure des événements. Elle rapproche sa chaise de la table et joint son mug à la célébration générale. Le tintement de la céramique dans le calme de la pièce a quelque chose d'apaisant. Incapable de s'échapper par la fenêtre trop petite, l'odeur du thé demeure suspendue dans les airs. En la humant, Aster se surprend à penser que cette fin d'après-midi n'est tout compte fait pas aussi terrible qu'elle le craignait. Reste à savoir ce qu'elle fera la semaine prochaine. Elle aimerait se dire qu'elle va y réfléchir, mais que l'existence de ce club, dont les membres sont à présent dotés de noms et de visages, dépende directement de sa présence risque d'abréger ses réflexions. Fichue sensiblerie. Lucas a tort. Il existe un troisième régisseur tenant les reines du monde aux côtés de la bouffe et de l'argent, et Aster a l'impression qu'elle est en train de lui céder sa volonté.
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