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10 - Luno

Quand Lucas passe les chercher en voiture, Aster et elle, Luno est perchée sur le toit de la résidence des Archers avec un livre dans les mains et son chat sur les genoux. Baudelaire ronfle paisiblement, une patte sur le museau. Sa queue touffue bat la maille filée de ses collants. En voyant s'approcher les phares de la Chevrolet des Walker, Luno glisse un bras sous son ventre pour le faire bouger.


- Allez, espèce de ramasse-poussière.


Le chat émet un grognement peu convaincu sans prendre la peine d'ouvrir les yeux. Luno le soulève sans effort. Elle disparaît dans la cage d'escalier, Baudelaire sous un bras, le roman qu'elle connaît par cœur sous le deuxième. Un mug vide se balance au bout de son poing. Elle confie le tout aux quatre murs de son appartement avant de rejoindre les autres, les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de son sweat-shirt.

Le trajet jusqu'au cinéma se fait dans un silence confortable qu'aucun d'eux ne ressent le besoin de briser. Accoudée à une fenêtre arrière, Luno regarde défiler les rues endormies de Sunnyside. Une averse bruyante coule paresseusement sur les vitres. À travers elle, les lumières des restaurants et des feux de circulation paraissent se fondre les unes dans les autres. La nuit est magnifique.

Luno ne s'enlève à sa contemplation qu'en sentant la tête de Maeva se presser contre son épaule. Ses doigts s'agitent à toute vitesse sur l'écran tactile de son téléphone. Le Super 8 n'est qu'à une pincée de kilomètres de la résidence des Archers, mais elle trouve tout de même le temps de s'ennuyer.


- Bah dis donc, remarque Lucas une fois garée sur le parking du cinéma, on risque pas d'être bousculés. Ils passent que de la merde ou quoi ?


Maeva relève le nez de son téléphone le temps de regarder autour d'elle. La seule autre voiture occupe une place réservée au personnel, surplombée par les branches nues d'un arbre difforme. Sunnyside n'a jamais été réputée pour son animation nocturne. Pourtant, la langueur dans laquelle a toujours évolué la ville s'est encore aggravée depuis l'apparition du trou, comme si l'ennui n'était plus seul à garder les gens enfermés chez eux. Comme si la peur du noir inscrite au plus profond du génome humain s'était réveillée d'un long somme pour les tourmenter de nouveau, des milliers d'années après leurs ancêtres préhistoriques et les feux de camp minables autour desquels ils se rassemblaient.

Luno emboîte le pas à Maeva à l'intérieur de la salle de cinéma. Soutenu par quinze rangées de sièges vides, l'œil blanc de l'écran de projection lui évoque un ciel chargé de pluie. Elles se faufilent jusqu'au centre de la pièce - la place privilégiée de Maeva - où celle-ci se laisse tomber sans même prendre la peine de nettoyer son siège. Luno grimace en se débarrassant des miettes oubliées sur celui d'à côté.


- Tu peux laisser passer Aster ?

- Pardon ?


La question la prend au dépourvu. Maeva la contemple avec intensité, les yeux remplis d'un espoir qui ne lui est pas adressé.


- Je voudrais me mettre à côté d'elle.


Déconcertée, Luno jette un œil par-dessus son épaule. Aster patiente un peu plus loin, les mains retroussées dans les manches trop amples de son manteau, en attendant que les autres se positionnent. Son regard trop sage croise brièvement le sien avant de s'esquiver. Luno se retient de déglutir.

Elle hausse les épaules avant de grimper sur le siège devant lequel elle s'est arrêtée. D'un bond par-dessus le dossier, elle rejoint la rangée suivante. Le poids naissant dans sa poitrine descend sur son estomac quand elle se laisse tomber à sa nouvelle place. Son regard d'animal blessé ne cesse de revenir à la tête blonde de Maeva, qui se désintéresse du film pour faire défiler des dessins sur son téléphone au bout de vingt minutes. Enfoncée dans le siège d'à côté, Aster ne cesse de tressaillir. Nul doute qu'elle se réfugierait contre le bras de sa voisine si elle pouvait la toucher.

Les ongles de Luno creusent la mousse de l'accoudoir tandis qu'elle s'efforce d'avaler la boule logée dans sa gorge. Elle a toujours préféré les hauteurs de toute façon.


- C'était bizarre, dit Shade à la fin de la séance. Pas sûr de comprendre où il voulait en venir. Pourquoi on est allés voir ça, déjà ?

- Parce qu'on n'arrivait pas à tomber d'accord sur autre chose ? lui rappelle Maeva avec un sourire.

- Je crois que j'ai perdu un morceau de mon âme tellement je me suis fait chier, ajoute Lucas en s'étirant. Ça, ou alors je me suis endormie.

- Tu t'es endormie, confirme son frère. Contre moi. En bavant.

- Je me disais bien que j'en avais raté un morceau. Bah, tant pis, ça devait pas rendre le truc beaucoup plus digeste.


L'attention se tourne vers Luno, occupée à creuser le sol du talon de sa basket. Un rideau de cheveux noirs masque son trouble quand elle lève les yeux vers ses amis - et Aster. Elle a passé la première demi-heure du film à étouffer les flammes rongeant son amour-propre, à éteindre l'incendie déclenché par son esprit traumatisé, et a été incapable de s'intéresser au reste.


- C'était correct, dit-elle. Sans plus.

- Deux étoiles et demie sur cinq ? avance Maeva avec un clin d'œil.


Ses iris dépareillés miroitent dans la nuit comme la surface d'un lac au soleil. Luno y plonge en souriant sous ses cheveux.

Le trajet du retour s'effectue dans une ambiance plus agitée que celui de l'aller. Derrière le volant de la Chevrolet, Lucas ne cesse de poser des questions sur les morceaux du film qu'elle a ratés. Shade y répond du bout de la banquette arrière pendant que Maeva racle le fond de sa boîte de popcorn. Lasse, les yeux collés par une fatigue purement mentale, Luno laisse tomber sa joue contre l'épaule tiède de son amie. Elle tend la main dans l'espoir de lui subtiliser un bout de popcorn, mais Maeva choisit ce moment précis pour en proposer à Aster en se penchant en avant. Luno perd l'équilibre et manque de s'étaler de tout son long sur la banquette.


- Au fait, Aster, se rappelle Maeva en reprenant sa position initiale, ça te dit de venir décorer la boutique avec nous vers la mi-décembre ? Ce serait cool que tu sois là. On s'en occupe toujours tous ensemble, c'est vachement sympa, et puis ma mère nous fera des biscuits. On mangera à l'œil et tout.

- O-oh, euh... oui, pourquoi pas.


Aster sourit derrière sa ligne de défense. Elle n'a pas hésité aussi longtemps que l'espérait Luno.

La Chevrolet les recrache les premières. Elles s'engouffrent dans l'entrée de la résidence des Archers pour échapper à l'averse, saluant de la main le reste du club qui disparaît bientôt au bout de la rue. Aster dégage sa chevelure de son écharpe pour la laisser goutter. Luno, elle, ne s'encombre pas d'une telle précaution. Elle contemple sa voisine en silence avant de lui offrir son sourire le plus engageant.


- Tu veux un thé ?


Surprise, Aster cesse de se frictionner les cheveux. Sans doute comptait-elle bafouiller deux ou trois mots d'au revoir avant de planter Luno au rez-de-chaussée. Celle-ci poursuit l'offensive avant de lui laisser le temps d'ouvrir la bouche :


- T'as déjà goûté du thé au chocolat ? J'en ai eu un échantillon la dernière fois que j'ai passé commande, mais, euh... Enfin, je sais pas quel goût ça peut avoir. Je me disais que ça te plairait peut-être plus qu'à moi.


Elle froisse la pointe de ses cheveux pour paraître plus gênée qu'elle l'est réellement. Aster risque de se replier sur elle-même comme un cloporte sous une chaussure si elle fait preuve de trop d'assurance, et Luno ne la veut pas repliée. Luno la veut influençable.

Aster accepte l'invitation d'un hochement de tête, auquel Luno répond par un sourire avant d'ouvrir la marche vers son appartement du premier étage. Miaulant comme s'il n'avait jamais été nourri de sa vie, Baudelaire se jette entre ses jambes quand elle ouvre la porte. Elle le ramasse pour éviter qu'il parte à l'aventure dans le couloir en laissant à Aster le soin de refermer derrière elles.


- Tu vas l'avoir, ton dîner, marmonne Luno en emmenant son chat dans le coin cuisine. Tiens, ajoute-t-elle à l'intention de son invitée, installe-toi où tu veux et mets-toi à l'aise. J'arrive dès que j'ai rempli le ventre sur pattes.


Elle verse la seconde moitié d'un sachet de viande dans une coupelle en verre sur laquelle Baudelaire se jette sans lui laisser le temps de la poser au sol. En revenant avec sa théière en fonte, Luno trouve Aster debout près de la table où elle a laissé ses affaires avant de partir pour le cinéma. Son carnet de lecture repose près du roman du mois. Aster contemple les motifs astraux de la couverture sans oser l'ouvrir.


- Tu sais ce que c'est qu'un astérisme ? demande Luno en déposant un mug propre de chaque côté de la théière.

- Euh, n-non.

- J'imagine que tu tiens ton prénom de la fleur, alors.

- C'est ça. Ma plus vieille sœur s'appelle Hyacinthe, ajoute Aster sans affection particulière. Il paraît qu'elle a pas su l'épeler avant ses quatorze ans.


Luno sourit en versant le thé. Elle tire une chaise pour inviter Aster à s'asseoir et lui tend le carnet pour l'inciter à le feuilleter. Repus, Baudelaire tourne autour de la table avant de lui bondir sur les genoux. Aster a un soubresaut en sentant un poids inconnu tomber sur ses jambes. Elle ne devait pas s'attendre à ce qu'un chat s'intéresse à elle.


- Ça va aller ? s'assure Luno. T'es pas allergique, j'espère ?

- N-non, ça va. J'aime bien les chats.


Elle esquisse un sourire mal assuré en le grattant derrière les oreilles. Baudelaire ronronne comme un moteur à réaction. Aster n'a pas enlevé la moindre couche de vêtements ; un museau humide s'enfonce dans la manche béante de son manteau pour lui chatouiller le poignet. En les regardant, Luno sent les braises de sa jalousie se métamorphoser en une émotion qu'elle n'arrive pas à identifier - s'analyser ne lui a pourtant jamais posé problème. Elle n'a pas attendu ce soir pour comprendre qu'Aster était une fille solitaire, préférant la compagnie d'un ordinateur à celle de ses semblables. Elle lui rappelle Shade. Elle lui rappelle...

L'ongle de son index s'enfonce dans la pulpe de son pouce. Non, elle n'est plus cette personne.


- C'est toi qui as fait le post-it qu'on m'a donné, comprend Aster en feuilletant son carnet. Je pensais que c'était Maeva.


Luno revient à elle sans trahir son moment d'absence. Son invitée garde le nez baissé vers les pages grises, vers les fines lettres penchées qui ont dû lui mettre la puce à l'oreille.


- Maeva a une écriture de cochonne, lui apprend Luno en se réarmant d'un sourire. T'aurais jamais pu déchiffrer l'adresse si elle s'en était chargée.


Aster n'a pas l'air très étonnée. Elle tourne les pages sans cesser de gratter les oreilles de Baudelaire. De l'autre côté de la table, Luno promène son index sur le bord de son mug. Ce qu'elle perçoit chez cette fille est différent de tout ce qu'elle a déjà ressenti auprès des autres membres du club. Différent de la culpabilité autopunitive de Shade, du chagrin océanique de Lucas ou des foudres disparates de Maeva. Différent, aussi, de la peur factice générée au cinéma, ce sentiment artificiel qui lui pourrit les dents comme un mauvais bonbon. Une chance qu'ils se soient trouvés seuls.

Non, ce qu'elle sent chez Aster et qui se déploie autour d'elle à la manière d'un halo corrompu n'est autre que la honte. Cette fille exhale le dégoût d'elle-même et des autres, ploie sous la répugnance que lui inspire ce qu'elle est autant que ce qu'elle n'est pas. Luno a perçu sa panique quand Maeva a voulu lui taper dans la main. Elle a compris sa phobie. Pourtant, elle ne peut s'empêcher de vouloir creuser plus en profondeur. De chercher autre chose derrière la honte. Une chose beaucoup plus sombre qui la comblerait pour l'éternité à venir.

Luno joint les mains sous son menton en observant sa voisine. Celle-ci tourne une dernière page pour atteindre celle, déjà remplie, du livre de la semaine. Son étrange regard bleu roi s'arrondit de surprise.


- Tu l'as déjà fini ?

- Depuis longtemps, confirme Luno. C'est moi qui l'ai proposé en lecture commune en début d'année. On se fait toujours un mois science-fiction en novembre. Enfin, quand on tient le planning.


Elle laisse sa voix s'éteindre sans entrer dans les détails. En réalité, elle cherche quelqu'un avec qui parler de ce bouquin depuis des années. Mais Maeva étant Maeva, et Lucas n'ayant rejoint le club que dans l'optique de lui donner une chance de rester ouvert, les discussions se font souvent à deux. Et la capacité de Shade à les suivre ne fait que décliner.


- Tu l'as trouvé ? reprend-elle, tournant le dos à ses pensées. Tu veux que je te le prête ?

- N-non, ça va, merci. Je prends tous mes livres en digital. Je l'ai fini aussi, enchaîne Aster, la voix un peu plus claire, en se redressant sur son siège. Je l'ai fini juste avant de partir. J-j'avais vu le film, c'est mon préféré, mais je savais pas qu'il était tiré d'un roman. C'était un peu...


Elle enfonce le menton dans son écharpe comme si elle y cherchait ses mots. Sur ses genoux, Baudelaire exécute une roulade particulièrement disgracieuse qui manque de le faire glisser. Il plante ses griffes dans son pantalon pour se retenir, l'air affolé.


- Ardu ? devine Luno. Ouais, c'est bourré de jargon scientifique dont on n'a pas grand-chose à faire. Ça devait être impressionnant, à l'époque, mais personne va lire ça aujourd'hui et se demander pourquoi l'alien peut prendre l'apparence de tout ce qu'il absorbe. On sait que c'est un roman, pas la peine de tirer sur la suspension d'incrédulité comme ça.

- Et les adverbes, murmure Aster avec une grimace. Seigneur, les adverbes.

- Indigeste, approuve Luno. J'ai mis six mois à le terminer la première fois que je l'ai lu. Six mois ! Alors qu'il fait quoi, deux cents pages ?

- J'aurais lâché l'affaire si ça avait pas été pour le club, admet Aster avec un maigre sourire - le premier qu'elle lui adresse. Pourtant, j'ai adoré le film. Enfin, celui de 82. J'ai jamais vu les autres.

- Je devrais pouvoir te trouver ça. Lucas et Shade ont une télé grande comme mon salon, on pourrait les regarder chez eux.

- T-tu veux dire, tous ensemble ?

- Ouais, pourquoi pas.


Aster froisse le tissu de son pantalon entre ses doigts avant d'accepter sa proposition d'un hochement de tête. La racine de son nez rougit derrière son écharpe. N'importe qui serait capable de reconnaître cette émotion-là.


- L-le... Tu vas te foutre de moi, reprend Aster après une courte hésitation, mais je crois qu'il me met mal à l'aise.

- Hm ? fait Luno sans comprendre. Qui ça ?

- Le livre. C'est... Je sais que c'est l'histoire classique du groupe de personnes qui se font tuer une par une à cause d'une menace surnaturelle, mais le... la chose, enfin, l'alien, elle cherche juste à se préserver, non ? E-elle est perdue, elle... J-j'ai...


Le regard de Luno s'arrondit sous l'éclairage jaunâtre d'une ampoule nue. Elle se redresse légèrement, les mains décroisées, tandis qu'Aster peine à retrouver les mots qui la fuient.


- Oui. Exactement.


Le soulagement gonfle la poitrine de son invitée. Elle lisse ses cheveux sur son épaule avec un sourire discret, fragile, qui effleure à peine son visage avant de disparaître.


- C'est marrant, non ? Le livre, il a clairement pas été écrit avec l'intention de faire des personnages autre chose que des fonctions, mais on trouve quand même le moyen de se projeter sur quelqu'un. Enfin, sur quelque chose.

- On est des êtres empathiques, qu'est-ce que tu veux. Par contre, ajoute Luno en se laissant glisser contre le dossier de sa chaise, ça en dit long sur notre rapport à l'humanité de quand même vouloir les voir échouer.

- J'ai espéré tout du long que McReady serait infecté à la fin, avoue Aster, les yeux toujours baissés vers ses mains. Tu sais, un peu comme dans le film.

- C'est ce que je pensais aussi. Mais en fait, on pourrait avoir le point de vue de la créature qu'on le saurait même pas. D'ailleurs, en parlant de ça, faut que je t'envoie la nouvelle de 2010. Elle devrait te plaire.


Elles discutent jusqu'à ce que la fumée cesse de s'élever de leur boisson. Luno ne réalise l'avoir oubliée qu'en remarquant les contours de son reflet ondoyer à la surface du mug encore plein. Aster n'a jamais parlé autant depuis son arrivée. Elle non plus, d'ailleurs.

Elles tombent d'accord pour prendre leur première gorgée ensemble, ce qui les fait grimacer toutes les deux. Ce thé au chocolat n'a ni le goût de thé, ni le goût de chocolat, et Aster se permet un petit rire en croisant l'expression désenchantée de Luno. Elles se sentent trahies.

Luno l'abandonne un instant pour rincer les mugs dans l'évier et revient avec un thé au jasmin accompagné de quelques carrés de chocolat aux noisettes. Au détour de la conversation, elle apprend qu'Aster est originaire de Sunnyside. Qu'elle est née ici, dans cette ville fissurée où sa famille était de passage, avant de grandir ailleurs et de revenir au bercail il y a un peu moins de trois ans. Elle a entendu parler des meurtres, bien sûr, mais ne les a pas vécus. L'affaire s'est terminée six mois avant son arrivée.


- C'est mieux comme ça, commente Luno à la fin de son récit. T'aurais flippé.

- T'étais là, toi ?

- J'ai déménagé en plein milieu du truc. Un arbre s'est effondré contre un poteau électrique pendant la tempête, ça a déclenché un incendie au dernier étage.


Luno ponctue ses paroles d'un index levé vers le plafond. Elle croise les jambes pour se mettre à l'aise, mais pas trop à l'aise, tandis qu'Aster la dévisage avec inquiétude. Ses doigts se tendent dans le pelage de Baudelaire.


- Ça craint, dit-elle. T'as rien eu ?

- Non, rien du tout. J'étais dehors à ce moment-là. Enfin, ajoute-t-elle avant qu'Aster puisse lui demander ce qu'elle foutait dehors en plein cyclone, je regrette pas d'être venue ici. Y a pas mieux que Sunnyside pour se faire oublier.


D'un mouvement de tête, Aster esquive le sourire entendu qu'elle lui adresse. Elle fait glisser le carnet sur la table pour le lui rendre.


- Mine de rien, dit Luno en faisant courir ses doigts sur la couverture, ça détend de tenir un journal. Tu devrais essayer, à l'occasion.

- O-oh, j-je suis pas aussi stressée que j'en ai l'air. C-c'est ma voix qui fait ça.


Elle pique du nez vers Baudelaire, qui mâchouille un fil de son écharpe. Le creux de ses joues se colore d'embarras. Le sixième sens de Luno soutient l'inverse.


- Sinon, un astérisme, c'est un plan d'étoiles qui dessinent une figure plus ou moins subjective. Comme une constellation, mais en beaucoup plus arbitraire.

- Oh, fait Aster, opinant distraitement du chef.

- Tu pourras crâner au prochain Scrabble. Ce qui risque d'arriver plus tôt que tu le crois, d'ailleurs, avec Maeva qui veut t'inviter pour Noël et tout. Tu devrais lui dire tout de suite, si t'as d'autres plans.

- J-j'en ai pas. D'autres plans, je veux dire.


Luno n'est pas surprise. Apprendre que ses allées et venues au club constituent ses seules sorties ne l'étonnerait pas non plus. La honte de cette fille brûle comme un corps consumé par la fièvre. Lui suggérer que Maeva ne s'intéresse pas sincèrement à elle n'est pas utile ; Aster le pense déjà. Pourtant, Luno ne peut s'empêcher d'insister. Elle l'a attirée ici pour la mettre en garde, pas pour sympathiser en échangeant des théories sur le bouquin du moment.


- Alors tu vas avoir la chance d'assister à nos soirées de vieilles. J'espère que ça ira, ajoute-t-elle en se froissant la pointe des cheveux - sa fausse habitude favorite. Je sais que Maeva peut être un peu... envahissante. Elle t'a pas encore dégoûtée, rassure-moi ?

- D-dégoûtée ? Euh, non...

- Tant mieux. Désolée, hein, poursuit-elle avec un rire nerveux calculé, je sais que je devrais pas m'inquiéter autant, mais je peux pas m'empêcher de me faire du soucis à chaque fois qu'elle ramène quelqu'un au club. Elle se lasse vite des nouvelles. Elle a tendance à jeter les gens dès que...


Sa bouche demeure entrouverte juste assez longtemps pour se donner l'air d'avoir parlé sans réfléchir. Elle se pince les lèvres, le regard fuyant, le front creusé, tandis qu'Aster la dévisage sans oser respirer. Son angoisse a l'odeur soufrée d'un feu d'artifice.


- Enfin, reprend Luno en décroisant les jambes, tu vois le genre. Pardon, j'aurais pas dû te parler de ça. C'est pas mes affaires. Y a plein de gens qui préfèrent les aventures sans lendemain, après tout.


Elle lui adresse un sourire bienveillant en faisant mine de ne pas remarquer le tremblement de sa lèvre inférieure. Aster baisse la tête pour se soustraire à son regard. Ses cheveux tombent comme un rideau sur son visage. Elle n'en parlera pas à Maeva. Elle n'en parlera à personne. Qu'elle se pointe au club vendredi tiendrait déjà du petit miracle.


- Tu peux venir lire chez moi quand tu veux, propose Luno quand elle lui fausse compagnie un thé au jasmin plus tard. Enfin, pour lire ou pour autre chose. J'ai encore plein de thés à te faire tester.


Elle lui tient la porte sans se départir du sourire qu'elle a mis si longtemps à parfaire. Aster accepte l'invitation d'un hochement de tête auquel elle ne donnera probablement pas suite. Elle s'attarde dans le couloir, les mains jointes près du ventre, son poids basculant d'un pied sur l'autre. Luno s'attend à ce qu'elle l'interroge au sujet de Maeva, ou à ce qu'elle s'excuse de devoir quitter le club pour une raison qu'elle viendrait d'inventer, peut-être. Au lieu de ça, elle ouvre la bouche et dit :


- D-désolée pour le cinéma.


Luno bat des cils sans comprendre. De l'autre côté de la porte, Aster s'ébouriffe les cheveux en regardant ses pieds.


- Pour Maeva, précise-t-elle, et le souffle de Luno durcit dans sa gorge. Je sais pas pourquoi elle a fait ça. C'était pas... c'était pas sympa de sa part.

- Oh, c'est rien ! Elle fait ça tout le temps. Vraiment, faut pas se vexer facilement pour être amie avec elle.

- Ah, bon...


Aster creuse la moquette du bout du pied sans avoir l'air d'y croire. Le sourire de Luno vacille sur ses lèvres ; son poing blanchit sur la poignée. Elle ne peut pas être aussi transparente. Elle ne peut pas être aussi pitoyable.

Elle salue Aster d'une dernière banalité avant de claquer la porte. L'ampoule jaune de la pièce à vivre grésille avant de s'éteindre avec un claquement. Au sol, indifférent à l'avancée de la nuit, Baudelaire tourne sur lui-même en jouant avec son ombre.

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