
Les Mangelunes
Moi qui ne craignais que l'ennui... C'est comme si avoir vu la lumière ne m'avait apporté qu'une plus grande quantité de ténèbres.
J'ai peur, à présent, je ne sais plus si j'ai rêvé de cette présence ou de ce rayon de lumière illuminant mon sang rouge et argent. Est-ce un vrai mot, argent ? Messire Arland est-il réellement venu ? Et Nola ? Est-ce la même vieille femme depuis le début ? Est-ce une ennemie depuis le début ?
J'ai besoin de voir Père. Il y a trop longtemps qu'il n'est pas venu. J'ai peur qu'il soit mort, ou qu'il m'ait oubliée. Et surtout, j'ai besoin de le voir car lui est réel, lui est certain, lui ne peut pas être remplacé par une copie.
Père est le Roi, c'est pour ça que je suis Princesse, il est Roi et c'est indiscutable. Il porte une couronne, une grande épée, un grand manteau, et il est fort et il s'impose immédiatement quand il est là, sans avoir besoin de parler.
C'est un Roi, je suis au Château, le Sombre Château, et j'en suis la Princesse. C'est ça qui est réel, réel, même si je ne peux pas le voir, je sais que Père existe et qu'il est Roi, donc tout est réel.
Sauf l'inconnu qui me cherchait dans les ténèbres. Lui, c'était un rêve. Peu importe à quel point ce rêve a été convainquant. Ce n'était qu'un rêve.
Peu à peu, pensant à Père et à tout ce qu'il m'a expliqué, je me calme. Je termine même seule ma tresse de princesse. C'est important. Important de ne pas hurler.
J'ai tellement faim. Maintenant que la peur est repartie, il faut que je trouve de quoi attendre le retour de Nola. Il y a longtemps qu'il n'y a plus la moindre souris dans mon donjon.
Je voulais apprivoiser celles que j'ai trouvées il y a longtemps, mais je n'ai pas pu tenir. L'une après l'autre, je les ai mangées.
On vient encore. Peut-être Nola, qui me pardonne ? Je termine rapidement ma tresse pour mieux lui plaire et j'accours. Non, c'est messire Arland... qui n'a même pas emporté une bougie. Je peux pourtant le repérer facilement : il sent la peur à plusieurs mètres de distance.
Il n'a pas mon habitude du donjon et il tâtonne laborieusement pour avancer. Je le salue et l'entend sursauter. Qu'est-ce qui l'effraie à ce point ?
Je n'ose pas poser la question. C'est un chevalier, et un sorcier, qui est un grand soutien dans l'armée de Père. Ce n'est pas à moi de me mêler de ses frayeurs.
‒ Messire Arland ? » dis-je plus doucement. « Je suis juste ici. Venez. Je suis contente de vous revoir. Pourquoi n'avez-vous pas apporté de bougie ?
‒ Ah, heu, et bien, pour votre bien, Princesse. Votre bien, toujours. Donnez-moi la main, je ne vous vois pas.
Je m'exécute docilement. Il la prend maladroitement, en évitant mes griffes pourtant soigneusement – et douloureusement – taillées par Nola.
Lui-même a des mains fines et des griffes minuscules, comme ma servante. Le minimum de la bienséance, selon elle. Je n'ai pas osé lui demander pourquoi, puisque ça fait si mal.
Pour l'instant, Messire Arland semble rassuré par mon contact, il me pétrit le bras à deux mains et me fait presque mal.
‒ Qu'y a-t-il, Messire ?
‒ Nola m'a raconté... Pour tes cauchemars... Il fallait que je vienne... Immédiatement... Tu ne lui as rien dit, n'est-ce pas ? Pour la lumière ?
‒ Non, Messire, je n'ai rien dit à personne et je ne dirais jamais rien, je vous l'ai juré.
‒ C'est bien... tu es une bonne petite...
Je ne comprends pas pourquoi il me tutoie à présent, ni pourquoi il me cramponne si fort. Il s'assoit, ou plutôt se laisse tomber à terre comme une masse, et j'accompagne le mouvement pour ne pas tomber.
Le sorcier fouille dans ses poches d'une main, tout en me serrant le poignet de l'autre, et fini par trouver un bracelet qu'il me passe au bras en disant :
‒ C'est un sortilège. Le plus puissant que j'ai pu faire. Surtout, ne le retire jamais, tu m'entends ? Même s'il te gratte, même s'il te brûle, tu ne dois jamais le retirer. Compris ?
‒ Oui, Messire. J'ai compris.
‒ Bien. Ton autre bras maintenant.
Il me passe ainsi un autre bracelet, qu'il fixe sous ma manche, à même la peau, puis un collier, et deux autres bracelets aux chevilles. Il me demande ensuite d'attacher une chaîne à ma taille, sous ma robe également, et finit en me posant sur la tête un bandeau de métal semblable à une fine couronne.
A la fin, son odeur de peur a nettement diminuée.
‒ Voilà. C'est fini. Ça... ça devrait suffire. Non ? Oui, si, si, ça devrait suffire. Tu te sens bien ? Pas de morsure, pas de brûlure ?
En réalité, ça picote un peu, mais pour lui faire plaisir je dis :
‒ Tout va bien, Messire. Je ne sens rien. Ce sont des bijoux magiques ?
‒ Oui. C'est ça. Magiques. Indispensables. Ne les quitte jamais. Et n'en parle à personne. D'accord ? Comme pour la lumière. Ça sera notre petit secret...
‒ C'est pour ma maladie.
‒ Oui. Enfin, non. Je veux dire, pas exactement. C'est pour te protéger de cette créature que tu as vu, dans ton rêve.
‒ Ce n'était qu'un rêve.
‒ Non, Princesse, pas exactement. C'était... est-ce que tu connais les Mangelunes ?
‒ Oui, bien sûr. C'est vous qui m'avez raconté des histoires sur eux. Les plus féroces guerriers du monde. Des créatures hideuses qui ont des grandes dents, des grandes griffes, et une force terrifiante qui leur permet d'arracher la tête d'un homme d'une seule main.
Les Mangelunes et autres monstres avaient peuplé les cauchemars de mon enfance.
‒ Vous avez dit qu'ils étaient gigantesques et portaient des armes de bronze. Vous les disiez invincibles grâce à leurs sortilèges puissants. On peut les réduire en esclavage ou les engager comme mercenaire, mais aucun humain ne peut se fier à eux. Ils mangent la chair humaine. Ce sont nos ennemis les plus mortels. A part les renégats qui ont provoqué la guerre civile. N'est-ce pas ?
‒ Et ils ne supportent pas les ténèbres » ajoute Messire Arland. « Leur magie est impuissante s'ils n'ont plus accès à la lumière du jour. C'est comme ça qu'on peut les réduire en esclavage : en gardant leurs sorciers dans le noir. Tant que tu restes dans le Sombre Château, tu es protégée de leur magie.
‒ Mais pourquoi ils s'en prendraient à moi ?
‒ Parce que tu es notre Princesse ! Et le sort que j'ai jeté... N'oublie pas que nous avons des ennemis... Et que toi-même tu as participé... Ton sang a permis de... Ils l'ont senti, je crois que c'est ça, c'est le sang qu'ils ont senti...
Il était sûr de lui concernant les Mangelunes, et maintenant il bredouille à l'idée de ce qu'il a fait. Je suis horrifiée, mais je ne veux pas le lui montrer. Je dois me montrer forte, quel que soit le danger. Je dois me conduire en Princesse, en digne fille de Père.
‒ Pensez-vous que nos ennemis aient engagés des mercenaires Mangelunes ?
‒ Non... non, ça c'est impossible, impossible, nous avons... nous avons fait ce qu'il faut pour ne pas... Mais les Mangelunes restent dangereux. Si tu rêves encore de ce sorcier, reste bien cachée. Ton comportement dans le rêve joue sur sa magie. Si tu ne veux pas qu'il te trouve, il ne te trouvera pas.
‒ Mais les bijoux... ils vont me protéger, non ?
‒ Normalement. Oui. Je suppose. Il ne devrait pas te voir. Mais cache-toi tout de même.
Messire Arland murmure, comme pour lui-même :
‒ Je suis désolé... Je suis vraiment désolé. »
Et il s'en va. Jamais je ne me suis sentie aussi abandonnée. Et les bijoux magiques commencent à sérieusement me démanger. Épuisée, démoralisée, je retourne sur mon lit. J'ai peur de rêver. Même la magie de Messire Arland n'est pas fiable. Qu'est-ce que je vais devenir ?
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