Ce que je sais du monde
Je me demande si Nola est vieille. Ses mains sont plus sèches et usées que les miennes, mais c'est normal, c'est une servante. Je n'arrive pas à voir assez bien son visage pour savoir si elle a des rides, et elle a refusé que je la touche.
C'est toujours elle qui me touche, me brosse les cheveux, m'aide à me laver. Mais moi, elle refuse. Peut-être qu'elle est très laide. Qu'elle a un immense et hideux nez de sorcière, plein de verrues. Des yeux qui louchent. Des rides par milliers. Et d'autres horreurs que je ne peux même pas imaginer.
Lorsqu'il me raconte des histoires, messire Arland prend le temps de m'expliquer à quoi ressemble chaque chose, et je pense avoir une assez bonne idée de l'apparence d'une vieille personne. Si seulement Nola voulait bien se laisser faire, je saurais si elle est vieille ou non.
Y a-t-il de vieilles personnes à la guerre ? Je pose la question à Nola, qui grommelle :
‒ Qu'est-ce que ça peut vous faire, Princesse ? La guerre, la guerre, la guerre, il n'y a que ça qui vous occupe !
Et bien, il n'y a que ça qui se passe dans ce pays. Ce que j'évite de dire à Nola. Elle est trop vite de mauvaise humeur. Je préfère biaiser :
‒ Je me fais du souci pour Père. Et pour messire Arland.
‒ Ah.
Un temps, puis enfin, l'approbation si rare :
‒ Vous avez bon cœur, Princesse. C'est très important, pour une demoiselle de votre rang. Mais ne vous en faites pas. Ils sont en sécurité au Sombre.
‒ Au Sombre ?
‒ C'est comme ça qu'on appelle le Château, Princesse. Le Sombre Château. Ce n'est qu'un surnom. Oubliez ça.
‒ Je ne savais pas qu'il avait un nom ! Pourquoi est-ce qu'il s'appelle comme ça ?
‒ A cause du Donjon muré. Même si personne ne vient, tout le monde sait qu'une partie du Château doit rester dans les ténèbres. Et tout le monde sait pourquoi.
‒ Oh... et les gens me connaissent ? Combien de gens ?
‒ Beaucoup trop.
Le ton sec est revenu. J'ai voulu aller trop vite et Nola s'est refermée. Je n'en tirerais plus rien d'intéressant aujourd'hui. Je tente quand même, l'air de rien :
‒ Ce doit être un très grand Château, pour protéger Père, et messire Arland, et tous ces gens.
‒ Pour un château, l'important n'est pas d'être grand, mais d'avoir des murs épais et des douves profondes. Et ne vous en faites pas pour ça, Princesse : même si l'ennemi nous assiège pendant des siècles, ils n'arriveront pas à faire entrer une petite souris entre ces murs. Sa Majesté et vous êtes parfaitement en sécurité. »
Je ne relève pas, pour ne pas la braquer davantage, mais je me demande pourquoi elle parle d'un siège. Messire Arland m'a expliqué ce que c'était. Si le Château est assiégé, ça veut dire qu'on a presque perdu la guerre.
Mais peut-être que ce n'était qu'une manière de me rassurer, de me dire que si le pire arrivait, je n'aurais rien à craindre. Je me demande ce qui se passerait si on perdait la guerre.
Est-ce que nos ennemis mettraient Père en prison ? Et moi, est-ce qu'on me laisserait à l'abri du soleil ? Peut-être qu'ils nous tueraient tous. J'ignore s'ils sont cruels.
Ils sont sans doute méchants, pour remettre en cause l'autorité de Père, qui est un bon roi. Mais tous ces gens qui se battent contre nous étaient de bons sujets pendant des dizaines et peut-être même des centaines d'années. Ils peuvent être cléments. Je ne sais pas ce qui leur est passé par la tête pour qu'ils se rebellent. Personne ne m'explique rien sur rien.
Nola a terminé son ménage et met la table : c'est l'heure du repas. Aussitôt j'oublie toutes mes préoccupations et je m'assoie en trépignant d'impatience. Elle veille à ce que je me tienne bien, comme une princesse, mais j'ai souvent du mal à me retenir. J'ai si faim !
A tâtons, Nola vérifie ma posture. Jusque là, ça va. Puis elle sort la viande de son sac. Un morceau aussi gros que ma tête, dont l'odeur sanglante m'affole. Surtout, ne pas bouger... Elle pose la nourriture sur le plat et m'en découpe une tranche, une seule, il faut que j'attende et je serre les dents pour ne pas me jeter sur le repas.
Une fois la viande dans mon assiette, je n'ai pas le droit de la prendre avec les mains ni de l'engloutir d'une seule bouchée, il faut que je la découpe soigneusement, avec le couteau et la fourchette, avant de manger. Je dois mâcher et ne pas avaler tout rond. Et surtout, ne pas faire de bruits. Une princesse ne grogne pas en mangeant, c'est mal élevé. Et si un jour je parviens à avoir des invités, je dois paraitre bien élevée.
Ne pas casser la fourchette avec les dents, non plus. Prendre la précieuse nourriture, délicatement, la poser dans la bouche, mimer deux mouvement de mâchoire pour que Nola me laisse tranquille, piquer un autre morceau, enfin avaler.
Mon estomac gronde. Encore un morceau, puis un autre, la tranche est terminée et Nola m'en coupe une autre. Le cérémonial est interminable, pour elle qui me surveille comme pour moi qui m'applique, et les tranches deviennent de plus en plus épaisses.
Enfin c'est fini, je suis bien calée et je retiens de justesse un rot. Je reste à table le temps que Nola desserve, les mains bien posées sur la table. Et c'est l'heure qu'elle reparte.
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