5. Et v'là le feu qui cause
5.
Il entendit un gargouillis étrange, comme si autour de lui une voix tentait de lui parler. Pourtant, il n'en comprenait aucun mot, juste le ton, pressé et râleur. Seungmin voulut bouger, pour gagner une position plus confortable alors que ses yeux étaient clos. Au moment où il essaya de se tourner, il se rendit compte qu'il n'était même pas allongé, son dos reposait contre une piètre chaise. Il s'était affalé et endormi sur une chaise, c'était une première.
— On ne se gêne pas à ce que je vois !
Seungmin fronça les sourcils, et un courant d'air froid voyagea jusque dans sa nuque. Un flash bref lui revint, forçant ses paupières à se relever lentement -pas comme si son corps ne fonctionnait pas déjà au ralenti-.
— Hé grand-père, railla cette même voix, plus distinctement. Tu comptes roupiller ici encore longtemps ?
Le courant d'air fut presque balayé, laissant autour de lui une ambiance plus chaude. Le vieil homme se vit perturbé par les mots criards dès le réveil. Il posa une main contre sa hanche, sa nuit a été mouvementée et il avait des courbatures. Il vit la lumière du jour pénétrer ses pupilles, douloureusement, et ses doigts se rabattirent contre ses cils.
Mais peu après, il put discerner un plafond au-dessus de lui, pas le plus clair et le plus propre des plafonds, mais il n'avait pas dormi dans les méandres d'une montagne ensorcelée. C'était déjà ça.
Seungmin se souvint avec virulence de la veille et se redressa, grimaçant au bruit peu flatteur de ses os qui craquèrent. Il eut à peine le temps de s'accommoder au reste du décor, ses yeux tombèrent d'eux même sur le drôle de personnage planté devant lui.
Seungmin ouvrit la bouche, elle était pâteuse, alors que quelques braises voltigeaient d'un bout à l'autre de la pièce. Il n'eut pas tout de suite une expression choquée, il semblait plus désabusé qu'autre chose.
— Et v'là le feu qui cause.
Deux yeux et une bouche flottaient dans un amas de flammes, le tout posé sur un tas de cendres et de buches à demi-consumées. Dans un monde où les chaudières des familles les plus riches fonctionnent sous le commandement d'esprits et de familiers, ce n'est pas chose absurde de tomber sur certains farceurs comme celui-là. Les esprits de maison ont la langue bien pendue, car ils n'ont pas grand-chose à faire de leur journée, de toute façon.
Mais quelque chose d'un peu plus lourd émanait de cette chose. Vexé par ce que Seungmin venait de dire, le feu rétracta ses tentacules embrasés contre le reste de sa matière, devenant une petite boule compacte, légèrement bleutée.
— Tu es sérieux ? fulmina-t-il. On a parlé pendant au moins dix minutes hier soir avant que tu pionces ! Tu ne te souviens même pas ?
Beaucoup de mots en un matin aussi éprouvant, faisant suite à une nuit toute aussi éprouvante, n'était pas le mieux pour le vieil homme. Seungmin souffla avant de s'adosser plus fort à la chaise, elle grinça. Il regarda ses mains et soupira, effectivement, il était encore un vieillard.
— Je ne suis plus tout jeune mon cher, le ton du garçon était exagéré, il se moquait de l'esprit. Ma mémoire me joue des tours.
Le feu lui sourit.
— On m'la fait pas, je sais que tu es sous l'influence d'un maléfice.
Seungmin haussa un sourcil, se penchant un peu plus en avant. De nouvelles bribes de la veille lui revinrent, mais bien vite ils se rendit compte qu'elle n'a pas été des plus productives. Seungmin avait débarqué dans une maison vagabonde en mauvais état, s'était étonné d'y rencontrer un feu qui parle, et lui avait parlé.
— Oh... Tu n'es pas juste un simple esprit, parvint à articuler l'homme.
— Je suis un démon, pour te rafraîchir ta mémoire de sénile : je m'appelle Calcifer. Nous avons fait un marché toi et moi, tu me libères de Hyunjin et je déjoue ton maléfice.
Hyunjin. C'est vrai. Je suis entré dans le château du mage Hwang Hyunjin.
Seungmin eut un rire un peu sarcastique, tout en terminant de totalement se réveiller.
— Je m'en souviens, je n'ai jamais accepté ton marché.
Il se leva, s'étira difficilement, puis tourna sur lui-même pour observer les alentours. Le château n'était plus en mouvement, il se sentait même bizarre, comme sur un bateau où la mer est tout à coup trop calme.
Calcifer poussa une gueulante, les flammes s'effilèrent comme une boule de laine avec laquelle joue un chat survolté.
— Papy ! Je ne sais pas comment tu as pu entrer ici mais si je te parle j'aimerais que tu m'écoutes !
— Vous pouvez pas la fermer ?
Seungmin sursauta en entendant cette deuxième voix. Et Calcifer se tut, boudant. Ses yeux flottants roulèrent jusqu'à la silhouette qui remontait le perron avec une petite fille dans ses pas. Il s'agissait d'un autre vieillard, mais il était minuscule, à peine plus grand que la gamine qui battait des cils en pénétrant dans le séjour bordélique. En voyant son froncement de nez face à l'état négligé de l'habitation, Seungmin put en déduire qu'elle ne vivait pas ici.
Le mini vieillard passa devant Seungmin, non sans l'affubler d'un regard plissé. Il ne l'avait pas vu la veille, mais nul doute que ce dernier s'était rendu compte d'une nouvelle présence au petit matin, en descendant de l'étage. Malgré sa réelle surprise, il ne l'avait pas réveillé pour autant, il était déjà débordé par la venue imminente des clients.
Il se dirigea ensuite vers une table au milieu de la cuisine -du moins Seungmin supposait que c'en était une-, dégageant des flacons à moitié vides de la main et des parchemins jaunis. Il attrapa des fioles en bon état, les inspecta d'un œil aiguisé avant de les mettre précautionneusement dans un sac en papier. Il s'arma d'une plume et inscrivit quelques caractères sur le bout d'une feuille.
— Pas plus de trois prises par journée, s'il en faut encore, reviens la semaine prochaine.
Seungmin observa les deux petites paires de mains s'échanger la marchandise contre quelques pièces.
— Bien, merci.
Elle se pencha, le sac contre sa poitrine. Puis elle fit demi-tour, ses grands yeux croisèrent le visage de Seungmin un instant, et ils se concertèrent avec une expression quelque peu confuse. Voilà ce dont Seungmin avait l'air : d'un étranger.
— Qui êtes-vous ?
Nouveau soubresaut, il pivota vers l'autre vieillard, ne pouvant que baisser le menton pour que ses yeux soient à hauteur des siens. Il se tenait à un pas, mains sur les hanches, sa longue barbe lui camouflait les trois quart de la face et presque tout le corps. Il tapait du pied, attendant la réponse.
Mais la porte s'ouvrit pour laisser la petite fille s'en aller, et d'un coup d'œil furtif, Seungmin crut reconnaitre les rues marchandes de Magnecourt, la capitale d'Ingary.
Le vendeur de fioles s'apprêta à répéter sa question de manière plus ferme, mais sa voix se perdit quand Seungmin le devança.
— Vous êtes le mage Hyunjin ?
Il eut un silence, durant lequel l'ancien chapelier observait son minuscule vis-à-vis. Il lui fallut quelques longues secondes avant de soupirer, et de tirer sur sa cape épaisse. Seungmin en fut totalement décontenancé, le survêtement de l'homme tomba au sol, entrainant toutes ses fioritures, elles présentèrent au fugitif ce qui n'était pas un vieux marchand, mais un jeune garçon d'à peine neuf ou dix ans.
— Il est arrivé des Landes ? fit-il en ignorant la question. Comment il peut savoir qu'on est chez maître Hyunjin ?
Le garçon se tourna vers Calcifer, les bras croisés. Le feu tressauta avant de s'indigner.
— J'y suis pour rien moi ! Il s'est invité tout seul !
En réalité, j'ai été aidé par un épouvantail.
— Vous n'êtes pas un sorcier j'espère ? revint l'enfant en se postant devant Seungmin.
Il avait des cheveux brun clair, presque châtain. De grands yeux qui exprimaient autant la curiosité que la méfiance. Et sa petite bouche était pincée, analysant le vieil homme sous toutes les coutures.
— Un sorcier n'aurait pas pu entrer ici, renchérit Calcifer depuis sa cheminée.
Ah oui, Calcifer ne pouvait pas se déplacer.
— Donc je répète ma question, qui êtes-vous et que faites-vous ic-
On frappa à la porte, coupant le gamin. Il soutint le regard de Seungmin qui ne savait pas où se mettre. Etonnant, qu'il ne sache même pas tenir tête à un enfant. Les coups se répétèrent, au point où Calcifer dut intervenir.
— Jisung, ce sont des hommes de la garde royale.
— Nom d'un bousier !
Seungmin eut un frisson à l'évocation de la garde. Et l'interpelé rattrapa son costume pour de nouveau se fondre dans la peau de son personnage. En réalité, même dans un monde baigné de magie, il était surprenant de tomber sur un enfant à la tête d'un commerce de sortilèges et de potions.
« Jisung » descendit les marches du petit perron intérieur pour atteindre le seuil de l'entrée. Il ouvrit la porte en articulant de nombreux « J'arrive, j'arrive ! », car les coups se répétaient.
Des visages apparurent, lumineux mais formels, dans des habits brillants de rouge et de bleu.
— Bonjour mon bon monsieur, fit l'un d'eux en s'inclinant. Nous venons donner cette invitation au maitre Pendragon.
Une lettre lui fut tendue, Seungmin put y voir le sceau royal sur les pliures. Jisung la prit sans plus de cérémonie et se pencha en signe de respect.
— Je la lui ferais parvenir, mes amitiés à sa majesté.
Après un dernier salut commun, la porte se referma et Jisung se dévêtit de nouveau en soupirant.
— J'ai bien trop de travail pour m'occuper de vous, grogna-t-il. Restez tranquille et ne faites pas de bêtises.
Il cala l'enveloppe dans un gros grimoire et s'éclipsa à moitié dans un coin du salon, ouvrant quelques tiroirs d'où s'échappaient bien trop de feuilles volantes.
Seungmin prit la mouche : un môme n'allait quand même pas le traiter comme quelqu'un qui ne peut même pas se gérer. Il était vieux, pas impotent.
— Votre maison est dans un piteux état, alors ne me parlez pas de responsabilités.
Il ne savait pas pourquoi de toutes les remarques cinglantes qu'il aurait pu sortir, Seungmin avait choisi celle-là. Mais en même temps, les seules informations qu'il avait pu emmagasiner jusque-là, était le sérieux coup de plumeau à passer sur les murs et le fait que ce Jisung n'était pas le mage Hyunjin. Et aussi que ce mage se cachait sous différentes identités. Comme ce Pendragon.
Puisque Jisung ne relevait pas sa dernière phrase, et que Calcifer bougonnait encore dans le vide, Seungmin serra la mâchoire et se dirigea d'un pas rapide vers la porte d'entrée. Il aurait pu tout simplement partir d'ici, comme si de rien n'était. Mais il était troublé de se savoir à Magnecourt, la capitale était bien loin des Landes. Compte tenu de l'allure du château, une nuit n'aurait pas suffi pour y atterrir.
Il rouvrit la porte au moment même où une voiture rasa la chaussée, suivie de quelques pigeons qui volèrent et de chevaux plus loin. Les rues de la capitale étaient plus vives, plus bruyantes, avec bien plus de mouvements que dans Marché-aux-Copeaux. Seungmin s'attarda plusieurs secondes sur les immenses bâtisses qui se dressaient aux loin, témoignant sans plus aucun doute de l'appartenance des lieux à la plus haute sphère économique du pays.
Il fit un pas, méfiant mais curieux. Seungmin n'aimait pas cette part de lui, celle qui se faisait aussi facilement distraire par la curiosité. Le château ambulant ne l'intriguait pas spécialement, pas plus que son résident dont le nom et les prouesses coulaient comme du miel sur les lèvres, surtout sur celles des femmes. Quand son nom effleurait la bouche des hommes, il y avait parfois de l'admiration, mais bien plus de venin et de jalousie.
Ce qui l'intrigua fut de savoir que depuis la rue, le château ambulant n'était pas un château ambulant, mais une simple boutique de potions magiques implantée parmi des dizaines d'autres boutiques. Les murs étaient solides mais vieillots, la pancarte simpliste, le nom de Pendragon était gravé dans la pierre et paraissait avoir déjà essuyé plusieurs années de service. Perdu, Seungmin rentra de nouveau dans l'habitacle et ferma derrière-lui. Les yeux perdus dans le vague, il put entendre le ricanement taquin de Calcifer depuis sa cheminée de fortune.
— Essaye donc de tourner la poignée à ta droite.
L'espièglerie transparaissait dans sa voix, il retenait son rire. Et Seungmin le fixa d'abord avec un air inquisiteur, la main tendue sur ladite poignée. Pas la poignée de la porte en elle-même, c'était plus un appendice, quelque chose qui y avait été ajouté exprès. Seungmin la tourna, et retint un cri d'affolement lorsqu'au-dessus de sa tête, un cadran coloré se mit à faire un quart de tour brutal. Il ne l'avait pas vu au début, mais un peu plus haut que la porte, quatre couleurs, vert, bleu, rouge et noir étaient peintes sur une surface cyclique. Comme une horloge, sans chiffres, avec une unique aiguille immobile, découpé en quatre quartiers au lieu de douze. Là, elle tourna pour que l'aiguille se plante dans le quartier bleu.
— Ouvre la porte ! s'enthousiasma Calcifer.
Mais Seungmin resta figé. Alors encore une fois, l'esprit râla de tout son soûl.
— Quels trouillards ces humains !
La porte s'ouvrit d'elle-même, arrachant à Seungmin un glapissement. Il voulut reculer, mais la surprise fut si grande qu'il ne put que rabattre ses bras autour de son corps, tentant vainement de se protéger de quelque chose.
Puis, à la vue du paysage qui était loin de lui être inconnu, sa bouche s'ouvrit, le brouillard frôla la devanture, le seuil moisi se détailla parmi la brume et les jambes de fer furent enfin visibles.
Le voilà, le château. Le château ambulant, dans l'épais brouillard des Landes, camouflé.
Ils étaient de retour dans les falaises enchantées, en un clin d'œil. Incroyable.
— Le château ne se déplace que dans les Landes, conclut Seungmin. Les zones de commerces sont une diversion, vous vivez parmi nous.
— Tourne encore la poignée.
Cette fois débarrassé de sa peur, Seungmin eut même l'esquisse très faible d'un sourire quand il répéta l'action. Ils vacillèrent vers une nouvelle destination, le cadran roula vers la couleur verte. A la hâte et des étoiles dans les yeux, Seungmin sentit l'air marin enfler dans ses narines.
Il poussa le battant, les maisonnées bien plus modestes s'espaçaient pour donner sur la mer. Ils se trouvaient maintenant à un port, la boutique n'était plus celle du mage Pendragon mais du sorcier Jenkins. Le cadre était moins riche, moins extravagant, plus pittoresque. Cet endroit lui fit penser un petit peu à Marché-aux-Copeaux, à comment Nahei aimait danser sur la place à l'aurore, quand lui-même partait d'un pas plus neutre chercher leur petit-déjeuner. Il eut un pincement au cœur et n'entendit pas Calcifer, puis Jisung qui semblait revenir de sa tâche inconnue.
— Le minimum, grand-père, déclara le garçon, ce serait au moins que vous nous disiez votre nom ?
Arraché à ce morceau de nostalgie, Seungmin secoua la tête et pivota pour peut-être enfin leur offrir une réponse. Mais dans le sursaut de tous, la porte se ferma de force, presque avec violence. Le château fut pris d'une brève secousse et Calcifer toussota.
— Décidément, siffla-t-il. Même pour rentrer il en fait des tonnes.
Un peu de poussière tomba du plafond et Seungmin recula d'un pas. Pendant un instant, il sentit quelque chose de très lourd peser sur sa poitrine, et son cœur s'en affola sans qu'il ne sache pourquoi. Il serra le tissu de son habit, il avait envie de s'enfuir, et encore une fois, il ne savait pas où.
Une silhouette se dessina sur un paysage plus sombre, dont les détails furent indiscernables. Un corps grand, mince, élégant mais épuisé, s'avança dans la maison. La tête basse, pleine de cheveux blonds, trop de cheveux blonds, son visage n'était pas encore visible, il le gardait orienté vers le sol comme s'il allait s'écrouler.
— Tiens... ?
Seungmin entendit son murmure, alors que les yeux du nouvel arrivant étaient verrouillés sur ses chaussures usées. Alors, lentement, comme une image au ralenti, le faux vieillard vit le faciès se lever. Le visage, la peau claire, les yeux bleus, comme les fonds marins, comme le cobalt, qui sur le moment se mirent à scintiller de surprise.
— Maitre Hyunjin, on ne vous attendait plus.
La voix de Jisung fut la seule à percer ce silence, Seungmin ne parvenait pas à bouger le plus petit orteil, et le regard du blond était aussi fatigué que confus quand il se planta dans le sien.
— A qui ai-je l'honneur ?
Même dans un autre monde, dans une autre réalité, jamais il n'aurait imaginé que lui, le grand Hwang Hyunjin, était le jeune homme qui quelques jours plus tôt lui avait sauvé la vie.
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