3.

Seungmin se serait fait un sang d'encre pour pas grand-chose : Chaeli était en pleine forme, avec toutes ses dents, et son cœur bien à sa place. Du moins, on pouvait biologiquement être sûr qu'elle en avait un.

C'était plutôt le brun lui-même qui semblait patraque. Après avoir descendu les marches de la boulangerie, sa cadette, debout à la caisse s'était étonnée de le voir ici. Surtout, comment avait-il pu apparaître depuis l'étage ? Dans ses souvenirs, son frère ne savait pas voler.

Ils s'étaient assis tous les deux dans la réserve, et à demi-mots Seungmin lui avait demandé si elle allait bien. Sourcils froncés, regard inquisiteur, Chaeli comptait terminer son service pour aller pleinement profiter de la fête avec madame Cesari et d'autres assistantes. Bien que tout de même, l'attitude un peu passive de Seungmin était étrange.

Ils avaient discuté quelques minutes, puis avec sa délicatesse légendaire -qu'elle ne réservait qu'à sa famille bien évidemment-, elle perdit patience.

— T'es complètement dans la lune ma parole ! Il t'est arrivé quoi ? On t'a ensorcelé ?

Seungmin déglutit, les images lui revinrent doucement, presque comme un mirage.

— J'ai juste croisé la route de quelqu'un...

Quelqu'un, c'était tout ce qu'il pouvait dire, puisqu'il ne connaissait même pas son nom. A ce murmure, Chaeli papillonna des yeux. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre, et sans réellement lui sourire, son visage s'adoucit et elle posa une main sur le bras de son frère.

— J'aimerais vraiment être contente pour toi Seungmin, souffla-t-elle. Mais en ce moment, avec tout ce qu'on a à gérer, je ne crois pas qu'on puisse se permettre ce genre de rencontre.

Seungmin secoua la tête, vivement. Ce n'est pas ce que tu crois !

D'une certaine façon, Chaeli aurait voulu en savoir un peu plus sur cette rencontre. Car avec les années, elle avait observé son frère, elle l'avait observé regarder des gens, des personnes. Seungmin, il s'imprégnait parfois du monde autour, des gens qui le composaient, et certains avec une petite étincelle un peu plus ardente. Personne ne cherchait vraiment à se mêler de sa vie privée. Pourtant, il fallait le dire, si Seungmin ne portait lui-même pas grande importance à sa vie relationnelle, les rares fois où quelque chose brillait un peu plus fort dans ses prunelles, face à lui pouvait se tenir une belle femme, ou un bel homme. Tout simplement.

— Eh bien, se permit-elle d'ajouter. Une chance que ce ne soit pas le mage Hyunjin. Il t'aurait dévoré le cœur !

— Ça ne risque pas d'arriver, il n'y a que les jolies filles qui l'intéressent.

Chaeli leva les yeux au ciel, et Seungmin parut désinvolte. Comme il le disait, face à ce mage un peu trop libertin, presque sulfureux même, il n'avait rien à craindre.

Tout de même, avec ce qu'il a vécu aujourd'hui, il espérait sincèrement ne jamais croiser sa route.

Seungmin n'était pas venu pour parler de lui, au contraire même, il avait fermé la boutique pour s'assurer qu'il n'était rien arrivé à sa petite sœur. Mais voilà que pris d'un élan de crainte, il se mit à lui raconter son altercation avec la garde royale. Il n'avait pas beaucoup évoqué le jeune mage, il ne voulait pas qu'on s'y intéresse trop car il ne pourrait répondre à aucune question. Et même si cela lui donnait une sensation étrange, quelque chose en lui essayait de lui faire comprendre qu'il valait mieux que cette rencontre reste un simple souvenir.

— Tu es inconscient, s'énerva-t-elle. Tu penses que parce que tu es un homme, rien ne peut t'arriver ?

— Je n'ai jamais dit ça..., tenta-t-il de se défendre.

— Quelque chose de très grave aurait pu t'arriver !

Seungmin soupira, s'adossant aux futs derrière eux. Il leva les yeux vers le plafond, peut-être qu'il devait effectivement être plus vigilant. On pouvait blâmer les vagabonds et la garde autant de fois qu'on le voulait, mais une part ne pouvait sortir des rues, et l'autre avait le pouvoir de tout effacer.

Quand Seungmin rentra à la chapellerie, le silence fut un peu plus bruyant. La nuit tombait et il avait hâte de retrouver la familiarité de ses murs.

Il verrouilla la porte derrière lui, éreinté de cette journée. L'effervescence du défilé avait fortement décru, les rues marchandes étaient désormais vides. Il risqua un dernier regard à travers la vitre, avant de lui tourner le dos. Seungmin était encore seul dans la boutique, les autres reviendraient sûrement un peu plus tard. Il tourna les talons, alluma la lampe à gaz et le chandelier sur la table. Une lueur, incandescente, teinta les murs bleuâtres d'un peu plus de chaleur.

— Quelle journée étrange, parvint-il à dire.

Les mains sur la table à observer les couleurs, il fut pris d'un sursaut quand le carillon de la boutique tinta. Sans avoir le temps de répondre, la porte vitrée s'ouvrit au moment même où il se retourna.

— Veuillez m'excuser madame, déclara-t-il avec surprise. Nous sommes fermés.

Il était sûr d'avoir verrouillé, alors pourquoi une élégante femme se tenait face à lui, chapeau baissé. Juste son sourire carnassier était perceptible sous les lueurs des bougies.

Elle leva la tête. Cette femme était belle, elle semblait riche également. Imposante et bien en chair, son aura dégageait une assurance presque machiavélique, Seungmin en fronça les sourcils. Il n'y avait rien de chaleureux dans son regard, rapidement, le brun se sentit de nouveau dans la peau d'une proie.

— Quelle boutique de pouilleux, fit-elle avec un ricanement moqueur.

Agacé, malgré l'appréhension qui grandissait en lui, Seungmin invita cette femme à sortir, elle et son impolitesse. Seungmin était attaché à cette chapellerie, elle maintenait sa famille unie malgré tout. L'insulter n'était pas quelque chose qu'il allait laisser passer. Alors il lui passa devant et lui ouvrit la porte.

— Je vous prierais de vous en aller !

Elle pivota, lentement, comme si elle savait parfaitement comment les choses allaient de finir et qu'elle en savourait chaque instant. Face à elle, il fallait dire que Seungmin n'en menait pas large, quelque chose d'incroyablement malsain émanait de ses yeux, maquillés d'un vert émeraude, cela accentuait cette essence reptilienne. Un peu fou, un peu trop jovial, son sourire lui mangea la moitié du visage.

— Petit sot, tu as osé défier la sorcière des landes ? Quelle témérité.

Les yeux de Seungmin s'écarquillèrent, et aussitôt il la vit foncer sur lui. Comme une onde immatérielle, quelque chose qu'on ne peut prédire, sans bruit ni réelle contact, elle lui passa au travers. Telle une brume étouffante, une brûlure scinda son corps et Seungmin vacilla. C'était brutal, la sensation le clouait sur place. Il crut voir les ombres, les mêmes qui les suivaient plus tôt, lui et le jeune mage de Marché-aux-copeaux.

Elle lui avait jeté un sort, c'était indubitable. Seungmin avait l'impression qu'on lui avait pris un souffle de vie, ses poumons étaient lourds. Il sentit son dos se cambrer, ses jambes devinrent faibles, et quand il tenta de geindre du soudain inconfort de ses mouvements, sa voix lui parut rocailleuse, pleine de graviers. Et la dernière phrase qu'il entendit ne l'aida pas à comprendre la raison de cet acharnement envers lui.

— Tu ne pourras jamais parler à quiconque de ce maléfice. Transmets mes amitiés à Hyunjin.

Elle disparut, les ombres avec.

Seungmin tomba à genoux, les paumes contre le tapis de velours. Il eut du mal à reprendre son souffle, il avait même l'impression d'être grippé.

— Cette folle... Qu'est-ce qu'elle m'a fait ?

Les yeux plissés, il les ouvrit lentement. Ses paupières aussi, étaient lourdes, c'était à croire qu'il fonctionnait au ralenti, telle une tortue de cent dix ans, ou plus. Il n'avait jamais vu de tortues, il ne pouvait pas réellement comparer. Et même s'il en avait vu, il ne savait pas ce que c'était d'en être une.

Il vit ses mains, et son souffle se coupa. Son cœur cogna contre ses côtes.

— Seigneur...

Fripées, ses mains étaient totalement fripées. Pas parce qu'il avait pris un bain pendant des heures, mais pleines de plissures et de rides, le genre qui ne partirait pas en quelques minutes. La bouche entrouverte, il se releva, et entendit ses genoux craquer. Une grimace le prit, plus à cause du bruit que d'une réelle douleur. Seungmin voulut courir jusqu'au miroir, pourtant, son cerveau et ses membres ne se coordonnaient pas comme il le fallait. Il se sentait à la traine, mon Dieu, qu'est-ce qu'il était lent !

La glace grandit, signe qu'il approchait. Il n'était pas non plus devenu impotent, mais même si d'ordinaire il n'était pas des plus vifs, là, c'était absolument frustrant.

Il parvint finalement à voir son visage.

Et son expression déboussolée se muta en terreur. Il ne savait pas qui lui faisait face, qui portait le masque dans son reflet. La vision était trop brusque, trop déconcertante, il n'arrivait pas à la graver dans ses neurones, son cerveau le niait.

Seungmin leva la main, elle tremblait sous ses yeux, de même que dans le reflet. Ses doigts se plaquèrent à son visage, s'incrustant sans délicatesse dans la peau ridée, creuse. Un vieillard, aux yeux palis par les années, aux cheveux blancs, aux joues tombantes. Il ne parvenait même pas à se tenir droit, son dos avait écopé de sa propre vision de sa gravité.

Il passa ses mains dans ses cheveux, les tira. Et Seungmin poussa un cri, sans réussir à reconnaitre sa voix, ce n'était pas la sienne, elle avait pris soixante ans, peut-être un peu plus.

Pourquoi ? Quelle était la raison pour quelque chose comme ça ?

Des choses arrivaient dans ce monde, aux autres, pas à lui. Pourquoi maintenant ? Et qu'est-ce que ça avait à avoir avec le mage Hyunjin ?

Seungmin sentit une nausée foudroyante monter en lui, il allait vomir. Il se précipita dans les toilettes de la boutique. Enfin, il fit son possible pour se déplacer le plus vite. La porte claqua, et après qu'il eut rendu son déjeuner, ce fut un sanglot désemparé qui habilla le silence. Il ne comprenait rien.

***

— Pourquoi m'avoir appelé en urgence ?

— Madame Kim !

Eunha arriva dans la boutique avec un air courroucé, ses boucles blondes ramenées en un chignon presque impeccable. Presque, car elle travaillait d'arrache-pied, et ne pouvait pas systématiquement se retrouver à la chapellerie.

Junha, horrifiée, se précipita à sa rencontre. La mère de famille comprit que quelque chose était arrivée quand elle l'incita à prendre un siège, et qu'elle sentit sa main être pressé dans celle de son assistante.

— Que se passe-t-il Junha ? fit-elle avec moins d'assurance.

La boutique était silencieuse, le personnel à la tâche n'osa dire mot et les clients ne savaient rien, mais l'ambiance lourde les empêchait de bavarder trop fort.

Ce fut un murmure, ce fut hérissant. Seungmin était un garçon responsable et sur qui on pouvait compter. Alors, quelque chose de bien plus grave a dû être arrivé.

— Seungmin s'est enfui cette nuit, sa chambre est vide et certaines de ses affaires ont disparu.

***

NDA : A partir de maintenant j'écrirai un peu plus au feeling, puisque la base est posée.