19. Les soldats du coeur
19.
Le premier jour qui suivit le départ de Hyunjin fut morne, personne ne parlait vraiment autour de la table. Pendant le petit-déjeuner, le silence brouillait les derniers vestiges de légèreté. Calcifer et Jisung étaient habitués à voir Hyunjin prendre la porte pour quelques jours. Tellement habitués, qu'ils avaient fini par oublier qu'en réalité, c'était dangereux et qu'il n'était pas invincible.
La venue de Seungmin, qui avait quelque peu changé le noiraud, venait de leur rappeler qu'eux non plus, n'avaient pas envie de le perdre dans ces batailles aussi sottes.
— Je te promets qu'il va revenir, lui confia Jisung en tapant sa paume sur la table d'un air déterminé.
Seungmin leva les cils de sa tasse de thé, et en se cherchant une place parmi toutes ses incertitudes, il parvint à sourire.
— Il reviendra peut-être, ajouta Calcifer d'un air un peu plus sombre. Mais il repartira encore, et encore, et encore.
— Calcifer ! s'énerva Jisung. J'essaye de voir le bon côté des choses !
Il fallait dire que l'esprit du feu aussi, était à fleur de peau. Calcifer, certes, formait un élément essentiel à cet habitacle, il était aussi un démon. Les démons n'ont jamais été connus pour avoir la langue dans leur poche.
— Le bon côté des choses, répéta-t-il en roulant des yeux. Si Hyunjin meurt je meurs avec lui, et j'attends sans cesse que Seungmin brise ce lien qui nous lie.
Seungmin se tourna lentement dans sa direction. Si ça avait été Jisung à sa place, le gamin se dit qu'il l'aurait insulté de tous les noms pour faire preuve d'un tel égoïsme. Mais le chapelier ne dit rien, il se contenta de regarder Calcifer sans réelle fluctuation sur le faciès. Ce visage monotone, eut de quoi faire taire ce dernier, dont les flammes finirent par se rétracter contre le reste de sa masse, tel un enfant qu'on venait de gronder.
La journée avança, Jisung gérait la boutique comme à son habitude et en arrière-plan, Seungmin passait le balai et le chiffon dans les coins. Calcifer rêvassait, les nuages parcouraient le ciel, comme une horloge blanche et bleu, parfois grise. Le soleil passait au zénith, Jisung ne travaillait qu'à Magnecourt cette fin de matinée, marchandant ses flacons en faisant les louanges du magicien Pendragon.
Vers une heure encore jeune de l'après-midi, Seungmin alla prendre un peu l'air. Magnecourt n'était pas son endroit préféré, il y avait trop de gens, de rires haut perchés dans les hauts bâtiments de briques. Et depuis la boutique qui était leur leurre pour survivre, il pouvait aussi voir les barrières immenses qui menaient vers la cour royale.
Il se demandait quelle allure avaient ces rues de nuit, ici, si les gravures dorées étaient aussi majestueuses, ou si elles courbaient l'échine face à l'arrivée des coups de feu. Parce que la nuit, les rires devenaient hurlements, la bruine sentait la poudre à canon, le matin chassait juste les restes de terreur. La nuit, des gens se battaient, d'autres fuyaient, d'autres tombaient dans le chaos.
Il ne savait même pas dans quelle catégorie il se trouvait. Caché dans son cocon ambulant, c'était à croire que la guerre, il ne la connaîtrait pas.
Alors il retourna dans le château sans un mot, la capitale lui rappelait que les gens, ce n'étaient que des pions.
***
Seungmin remarqua qu'il n'y avait plus de clients depuis un moment déjà. Deux heures étaient passées, Jisung flânait dans le salon et voulait essayer une recette de gâteau au beurre. Le chapelier le regardait d'un œil distrait, juste pour s'assurer qu'il ne fasse pas de bêtises. Il avait proposé de l'aider, mais le bambin lui avait interdit l'accès à la cuisine, il voulait s'en charger tout seul.
— Il te fait sûrement un gâteau pour te remonter le moral, conjectura Calcifer en grignotant les coquilles d'œufs qu'on lui avait laissé sur le côté.
Seungmin pivota depuis le canapé, fermant le livre qu'il lisait pour observer Calcifer. Il soupira, touché par l'attention du petit garçon qui se pliait toujours en quatre quand il était d'humeur morose. Il ne voulait pas montrer que la situation l'affectait particulièrement, qu'il s'inquiétait et qu'il n'arrivait pas à passer outre les mauvais scénarios qui grouillaient dans sa tête.
Jisung semblait si concentré, mais bel et bien déterminé à venir à bout de ce périple par lui-même. Quand il n'arrivait pas à atteindre les ingrédients dans les placards, au lieu d'appeler Seungmin, il grimpait sur un tabouret et se mettait sur la pointe des pieds. C'était mignon.
— C'est étonnant qu'il n'y ait pas de clients, à Magnecourt les gens sont nombreux à demander les produits de Pendragon.
— Nous ne sommes pas à Magnecourt, le corrigea Calcifer.
— Oh.
Il leva la tête vers le cadran coloré situé au-dessus de la porte, lequel se trouvait maintenant sur la couleur verte. Magnecourt, rouge. Les landes, bleu. Le repère de Hyunjin, noir. Porthaven, vert.
— On est à Porthaven ?
Calcifer ne répondit rien, mais Seungmin crut le voir sourire. Un sourire mystérieux, qui flottait dans ses flammes. Un peu triste aussi, piégé entre plusieurs ressentis contradictoires.
— On a fait quelques petits changements... se contenta-t-il de lui dire.
Seungmin inclina la tête sur le côté, peu sûr de comprendre. Qui était ce « On » ?
— Donc, nous ne sommes pas à Porthaven ?
Jisung était bien trop pris par sa besogne pour venir l'éclairer. Ce ne fut que lorsque le carillon tinta, pour la première fois depuis plusieurs heures, que Seungmin se rendit compte dudit changement.
Une jeune femme entra dans la bâtisse, suivit de près par une autre. A la façon dont elles parlaient entre elles, il devait s'agir de bonnes amies. Elles ne remarquèrent pas tout de suite la présence de l'adolescent qui venait de se lever pour s'incliner face à leur venue. Seungmin avait passé sa vie à aider à la gestion d'une chapellerie, mais il était très rare qu'il soit en contact avec les clients de Jenkins ou de Pendragon. C'était Jisung qui s'en chargeait, alors sur le coup il se sentait un peu mal à l'aise, il n'aurait même pas su comment les guider si elle avait besoin d'un breuvage spécifique.
— Je ne savais pas qu'une nouvelle boutique avait ouvert, constata l'une d'entre elle.
Elle portait un grand chapeau de paille, orné de breloques vertes et bleues. Son sourire fut rayonnant quand elle parcourut les diverses babioles présentes dans le séjour.
— C'est un commerce de potions magiques ? demanda-t-elle.
Seungmin fut malheureusement la première personne à entrer dans son champ de vision. Le jeune homme se tendit, avant d'approuver d'une voix qu'il espérait suffisamment claire : « Oui madame, c'est bien cela », il fallait dire que niveau social il se sentait légèrement rouillé. En l'observant, il put alors voir le visage de la cliente se figer, un unique instant.
Elle se mit à froncer les sourcils. Ce n'était pas méchant, juste inattendu.
— Tiens, s'étonna-t-elle. Je n'ai jamais eu vent de cet endroit, mais vous, j'ai l'impression de vous avoir déjà vu.
Un instant passa, sans grande fluctuation. Après le passage éclair de l'information, Seungmin ouvrit de grand yeux et brassa l'air de sa main, comme s'il chassait une idée idiote. Il était bien conscient d'être sous son apparence la plus juvénile, la personne ne parlait donc pas d'un vieillard croisé au hasard dans la vallée des Méandres.
— Ce n'est pas possible, lui répondit-il en secouant la tête. Je n'ai vécu qu'à-
Il se figea, clignant des paupières plusieurs fois. Sa propre phrase se perdit dans son esprit, quand une autre pensée vint s'en mêler, le tout brouillé par le rire silencieux de Calcifer en fond.
L'autre jeune femme, n'ayant pas l'impression de voir quoi que ce soit qui l'intéresserait dans cet endroit, salua simplement le gris avant de tourner les talons. Elle tira sur son gant de velours pour le remettre en place, et le cliquetis de son bracelet de perles sembla ramener Seungmin à lui.
— En attendant que tu termines, confia-t-elle à son amie, je serai en train de prendre un thé chez Césari.
Ce fut ainsi que tout fit sens dans ses méninges. D'un seul coup, tout repris place et alors que ses yeux s'écarquillaient, les mains de Seungmin se mirent à trembler.
— Césari ... ?
Il essaye de capter le regard de Calcifer, mais dans tout ce trop plein d'informations, le sourire satisfait du familier lui fut à peine discernable.
Il porta la main à son torse, là où son cœur se mit bien vite à battre la chamade. En une simple impulsion, il s'élança vers la porte d'entrée, dépassant les demoiselles en un coup de vent. Elles glapirent sous la surprise, Seungmin se posta à leurs côtés avant d'attraper la poignée.
— Excusez-moi !
Et quand le bois coulissa, une onde de lumière pénétra les murs, puis du vent et la musique des rues marchandes. Le jour en avance, Seungmin chercha à distinguer les gravures, les sentiers en galets et le ciel toujours trop bleu.
Mais au final, la première chose qui resonna dans sa poitrine, fut le bruit. Le bruit quotidien qui venait faire vibrer les vitres des maisons, qui noyaient les nuages, qui donnaient un peu de mouvement à cette ville qui marchait parfois au ralenti, parfois bien trop vite. Le bruit, et le sifflement sourd sous le pont recourbé.
La locomotive.
La locomotive de Marché-aux-Copeaux.
Seungmin était à Marché-aux-Copeaux, sa ville.
Il tourna sur lui-même, le vent s'infiltra dans ses cheveux gris et ses yeux brillèrent de ce trop plein d'émotions. Les lèvres entrouvertes sous la stupeur, les pupilles aussi grandes que l'éther qui volait autour de lui, il reconnaissait, il voyait.
Il sentait l'air marin, différent de celui de Porthaven. Ici, c'était la mer qui frôlait le port et le marché, entre les cafés lumineux et le cadre pittoresques d'un monde dépaysé. C'était chez lui, l'endroit qu'il avait fui et qu'il voulait et ne voulait pas retrouver.
Les bâtisses s'élevèrent et quelques oiseaux passèrent au-dessus de lui. C'étaient les mêmes couleurs et la même essence. Il ne rêvait pas.
— Bon sang...
Il n'arrivait pas à y croire, son corps était en feu, il se sentait sur le point de s'écrouler. Homme à terre, il ne l'avait pas vu venir. Mais au lieu de ça, Seungmin fit un pas. Hésitant, vacillant, comme un nouveau-né qui se perdait dans le monde, la démarche brouillonne.
— Bon sang !
Puis son cri fut plus fort, de quoi faire se retourner plusieurs têtes dans la cohue déjà hérissante. Le jour était comme ça, à Marché-aux-Copeaux, les paroles volaient dans tous les coins de rue, rien n'était silencieux. Il ne savait pas, à quel point ce genre de bruit, pouvait lui manquer. Mais Seungmin se mit à courir.
Il fut saisi d'une force inconnue, quelque chose de transcendant, qui frémissait dans la totalité de son être. Au beau milieu de sa course, il crut alors l'entendre, ce murmure peu sûr, qui provoqua le soudain déclic dans un village qui s'était apparemment mis en pause depuis son départ.
— ... Seungmin ?
Quelqu'un d'autre fit volte-face :
— C'est Seungmin ?
— Oh mon Dieu ! Seungmin est revenu !
Parce qu'il était le fils du défunt chapelier de la ville, le frère ainé de Chaeli et Nahei, l'enfant d'Eunha. La famille Kim avait son nom sur beaucoup de paires de lèvres ici. La disparition de Seungmin n'a pu qu'avoir fait du bruit.
Pour la première fois depuis très longtemps, il ne voulait et n'allait pas reculer.
Il se mit à remonter les ruelles, se mêler à la foule, la plèbe qui s'amasse. Pourtant, les murmures étaient aussi rapides que lui, et d'allées en allées, il entendait déjà son nom être crié comme une apparition divine.
Jusqu'à ce qu'il atteigne son dernier point.
Il était maitre de sa vie, il était le seul à pouvoir la mener.
Ses derniers pas furent les plus durs, il sentit le souffle lui manquer. Dans les commerces voisins, les marchands et les enfants se collaient aux vitrines pour regarder. Le fils du chapelier, qui au bord du malaise, atteindrait les portes de sa chapellerie.
Seungmin avait les joues rouges et la tête au bord de l'implosion. Et pourtant, dans ce chaos sans fin, il y avait une lueur sur son visage, même sans sourire, il ramenait avec lui tous les rayons les plus lumineux de son voyage.
Il poussa les portes avec force, et de l'autre côté, deux silhouettes sursautèrent. L'une appartenant simplement à un client. Et l'autre, assise gracieusement sur un tabouret haut, il la reconnut.
— C'est pas vrai ! C'est qui ce barbare !
Cette voix aussi, il la reconnaîtrait entre mille.
Et aussitôt, tenu devant elle, les mains sur ses genoux pour se remettre de son dernier périple, il respira encore plus fort.
Quelque chose percuta le sol, comme si les mains délicates de la femme qu'il revenait voir, n'avaient plus la force de tenir quoi que ce soit. La chapellerie toute entière se tût, un unique instant avant que le premier murmure, celui d'Eunha, ne vienne flotter dans le néant :
— Seung... min...
Seungmin leva les yeux. Sa mère, après un instant qui parut durer toute une vie, le vit lui sourire.
Il scruta le regard de cette dernière, interloquée, stupéfaite. Il put voir pendant un bref instant, qu'elle s'était tout bonnement paralysée. Figée devant la silhouette qu'elle pensait irréelle, ayant peur qu'il ne s'agisse que d'un rêve. Pendant des jours, elle avait fait ce rêve dans lequel son fils passait cette porte, pour rentrer à la maison. Elle avait juste peur que comme les autres fois, il ne s'agisse à ce moment que d'un songe.
Alors, Seungmin déclara alors, la voix enrouée et les cils pleins de brume.
— Je suis là, maman.
Eunha comprit, son visage se tordit et elle fut prise d'un hoquet.
Elle poussa un hurlement, se levant soudainement, sans toute la grâce et l'élégance qui la constituait. Et quand elle se jeta dans les bras de son fils, s'accrochant à son cou, ce dernier manqua de peu de basculer contre les graviers. Il lui rendit son étreinte au centuple, la soutenant en passant ses bras dans son dos pour la serrer contre lui quand elle éclata en sanglots.
— Tu es rentré... mon chéri...
Ses mots étaient hachés, elle reniflait bruyamment en ayant juste peur de le lâcher. Seungmin ferma les yeux fort en humant son parfum, mordant sa langue pour se retenir lui aussi de pleurer.
— Oui maman, je suis rentré.
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