Le survivant
Le vent soufflait paisiblement et pourtant il faisait chaud. Le soleil brillait dans le ciel, ce point blanc insensible. Les arbres se balançaient doucement sur l'île.
Au loin, on voyait la mer et son bleu turquoise qui continuait jusqu'à l'horizon.
D'ici on apercevait Saint-Pierre entre les arbres mais aussi de nombreuses plantations.
La Guadeloupe s'étalait comme un Paradis inexploré.
Les kikiwis chantaient dans les arbres et leurs vocalises montaient dans les airs, une mélodie calme et douce.
Maimoun se trouvait là, sur les pentes de la Souffrière, en haut du monde et pourtant si bas.
Il avait les cheveux coupés de près et les yeux tristes d'un homme perdu. Ses pas l'avaient mené là. Il avait la même douleur en lui que 46 ans auparavant. Cette douleur qui le rendait insensible au paysage qui s'étalait devant lui, le paysage de son île.
Il avait peut-être un peu trop bu, un peu trop fumé, un peu trop pleuré.
Il avait cet air dépareillé qui aurait fait de lui un fou aux yeux de n'importe qui.
Maimoun se tenait sur ce rebord de pierre où Solitude avait l'habitude de l'emmener, cet endroit discret à l'écart des regards, sous la lumière tamisée de la lune.
Cet endroit qui l'avait tant rendu heureux. Mais sans la femme qu'il aimait ce lieu devenait un sinistre cimetière.
Maimoun aurait aimé sauter.
Oui, il aurait aimé mettre fin une fois pour toute aux tourments qui le rongeaient.
Prendre son envol, oublier. Rejoindre les Kikiwis qui tourbillonnaient dans les airs.
Il tenait dans sa main droite la dernière chose qui lui restait de Solitude : un petit cahier.
Un petit cahier dont il n'avait jamais été capable de décrypter l'écriture.
La calligraphie, les belles lettres tracées à l'encre avaient toujours été son plus triste mystère. C'est comme si Solitude se tenait devant lui mais qu'il ne pouvait pas la toucher.
Elle était un fantôme impalpable, faite de souvenirs qu'il ne pouvait s'arrêter de voir dans tout ce qui l'entourait : des arbres grands et forts au chant du Kikiwi.
Maimoun avait ce sentiment qui le suivait sans cesse depuis les évènements du 28 Mai 1802. Depuis la dernière fois qu'il avait vu Solitude. Depuis qu'il avait appris la mort de celle-ci. Il ne lui restait rien. Tous ses amis étaient morts. Tous. Il était le seul à avoir survécu assez longtemps pour voir enfin l'esclavage être aboli à nouveau. Il ne restait que des tombes de leur combat contre Richepance, contre la société, contre Napoléon.
Tout le monde avait oublié la Mulâtresse Solitude, on l'avait effacé de l'histoire et Maimoun était comme le dernier dépositaire de la mémoire de cette femme qui avait représenté sa vie. Il était le dernier et ça, il lui semblait que personne ne pouvait le comprendre.
Il s'était doucement refermé sur lui même comme une coquille.
Il se sentait stupide d'avoir survécu.
Il inspira un grand coup. Il suffisait qu'il se laisse pousser. Pendant quelques secondes il eut presque l'impression de déjà tomber dans une chute sans fin, sans haut ni bas.
Il serra le petit cahier dans sa main.
Un kikiwi se posa sur son épaule. Il le regarda avec surprise, il n'y avait quasiment pas de kikiwi : ces oiseaux aux ventres jaunes préféraient la ville, pas les pentes des volcans.
Alors il eut l'impression de l'entendre dans le chant du petit oiseau :
"Kimbé rèd."
"Tiens bon."
Il serra un peu plus les pages qu'il avait fait lire par un vieil homme et se détourna du vide attirant en se remémorant la dernière page du cahier, atroce, mais raison pour laquelle il n'avait pas sauté 46 ans auparavant.
29 Novembre 1802
Je vais mourir dans quelques heures. Il a finalement été décidé que je serai pendue. Je sais déjà ce qui se passera alors : un public d'une centaine de personnes peut-être, d'autres prisonniers pour qui je servirai d'exemple et puis le sourire de Dacross qui aura retrouvé sa position de capitaine général de Guadeloupe.
Je marcherai la tête droite comme Toto. Je serai forte.
La corde entourera mon cou, le chanvre irritera ma peau, ma nuque se brisera.
Je sais déjà et il est bien plus facile de penser à cela qu'au reste.
Mais, après tout, pour l'histoire de la sorcière mulâtresse qui servait Delgres, il faut bien une fin tragique, non ?
Mon enfant est né dans la nuit du 28 Novembre.
Je n'ai aucune idée de comment j'ai pu survivre. La douleur m'a parut tellement forte que j'ai cru plusieurs fois mourir.
La nuit n'a été que souffrance, avec comme compagnie les monstres de mes délires.
L'enfant est né... Il était minuscule.
C'est là que j'ai compris. Cet enfant, il allait vivre la même vie que moi et que tant d'autres, seul face au monde, les poignets enchainés, le dos courbé.
Cet enfant, mon enfant, allait être un esclave et c'était le seul destin que ce monde lui offrait.
Moi vivante, jamais.
J'ai simplement pris un tissu. Il ne s'est même pas débattu.
Seule dans la prison du malheur j'ai tué mon fils en pleurant toutes les larmes de mon corp.
Dans quelques heures je serais morte et seul dieu peut juger les morts.
J'espère juste que toi Maimoun tu as survécu, que tu trouveras un jour ce cahier et que tu sauras ce qui est arrivé à ton fils. Ce que ton amante a fait dans sa folie. J'espère que tu es libre Maimoun, toi et tes rêves. J'espère que tu vis pour moi. J'espère d'un espoir bien vain que le monde a changé. J'espère que tu as appris de mes erreurs : j'espère que tu as appris à vivre, arrêter cette course à la survie. Tu ne sais pas à quel point je t'aime.
"Kimbé Rèd"
"Tiens bon."
Dans quelques heures je serai morte.
Maimoun pleurait à présent en se remémorant les paroles du vielle homme lorsqu'il traduisait cette dernière lettre d'adieu.
Les larmes coulaient sur ses joues et s'écrasaient au sol, elles semblaient vouloir créer un lac de regret.
Mais Maimoun se détourna, s'écarta du rebord.
Oui, pour la femme qu'il aime encore et toujours il peut vivre.
Oui pour elle, il essaiera chaque jour de vivre pour survivre.
Pour elle, il sortira de sa douleur, deviendra peut-être ami avec ces trois hommes qui jouent toujours aux dominos sous le grand manguier.
Pour elle, il serait allé chercher la lune.
Il regarda le monde. Il vivra.
Le Kikiwi chante.
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