Le procès
Face à elle se tenait le cube, noir et profond. Il semblait encore avoir grandi. Elle savait qu'il ne lui suffisait que de quelques pas pour entrer. Ou pour sortir, comme le lui auraient rappelé tous les autres.
« Entre, dit le cube.
— Je ne peux pas, répondit-elle.
— Qu'est-ce qui t'en empêche ? Ce ne sont que deux pas.
— J'ai peur du noir, se justifia-t-elle.
Le cube laissa s'écouler un instant, qui sonna comme un bref soupir.
— Je te comprends, jeune Alice. Tu as peur de ce que tu ne vois pas. Mais tu sais déjà ce que je suis. Ce cube est vide. Ce cube ne contient rien. Rien que le néant qui te précède et qui te suit.
Je peux t'aider à vaincre le néant, Alice. En devenant l'univers pour toi, en devenant toi. Il n'y aura plus que toi, tu seras tout ce qui aura existé et qui existera de tous temps.
— Autrement dit, je serai seule.
— Seule et éternelle dans ton monde. La solitude est-elle un délit, Alice ? C'est une manière de vivre. »
Elle étendit la main vers le cube, mais une intense lumière l'aveugla.
Les projecteurs de l'amphithéâtre se braquaient sur elle. Leur œil se tourna aussi vers le Président, de l'autre côté de l'estrade, qui écrasait un microphone dans sa main puissante. Une perruque inconcevable dégoulinait de son chef, sur ses épaules de taureau.
« Chers amis ! Lança-t-il.
Avec des sifflements de serpent, des chaînes s'enroulèrent autour des poignets d'Alice, tétanisée.
— Chers amis ! reprit le Président, surmontant les cliquetis frénétiques de l'armée de squelettes qui observait la scène. Ce procès vous est présenté par la cire épilante Zorlax ! Pour une peau plus douce que jamais !
Un vent de silence souffla sur l'auditoire. Les projecteurs éclairaient maintenant à égalité Alice et l'orateur.
— Je vous souhaite la bienvenue à ce procès, reprit-il d'une voix plus mesurée. Aujourd'hui, nous jugeons la prévenue que voici ! Sans plus attendre, commençons !
Le Président observa l'assistance avec un air de confidence conspirationniste. Il déroula un parchemin invraisemblable sur lequel s'emmêlaient des graffitis sombres.
— Hum. La prévenue est coupable de... je veux dire, accusée de corrompre cette maison avec son indécision permanente.
Il attendit que les squelettes en tremblent de peur ou d'étonnement, lui répondant par un concert de xylophones pour enfants.
— Accusée, reprit le Président d'une voix plus forte, de nous menacer de l'oubli, de refuser tout progrès, d'être étrangère à elle-même, oui, d'être une étrangère ! En cette maison ! Accusée, d'être une étrangère camouflée sous des apparences trompeuses, et je dirais même plus, j'accuse, oui, j'accuse, je vois derrière cette face simiesque et vaguement interrogative l'œuvre sombre d'un Snark ! »
Ce fut bientôt le chaos dans l'amphithéâtre. Pour faire plus de bruit, les squelettes lançaient leurs propres os en direction de la scène. Phalanges, carpes et fémurs tombèrent aux pieds d'Alice. Galvanisé, le Président se félicitait.
« J'ai été le Président de toute cette maison, dit-il. Je vous ai compris ! J'ai entendu vos voix ! Le but de ce procès est que la jeune prévenue revienne sur le chemin qui est le sien. Car personne ne devrait s'arrêter sur le chemin du Progrès, personne ne devrait ralentir dans cette course impitoyable qu'est la vie. Oui, qu'Alice grandisse de nouveau ! Make Alice great again ! Mais pas trop, car toute personne de plus de deux kilomètres de haut doit quitter le tribunal.
Les squelettes s'étaient arrêtés, projectiles à la main, en essayant vaguement de comprendre ce qu'il disait. Mais le Président lui-même se perdait dans son discours.
— Souviens-toi ! reprit-il confusément. Esto memor ! L'empire n'a jamais pris fin !
Sur le coup de l'énervement, il déchira ses papiers et les jeta à la volée en hurlant à pleins poumons :
— Snark !
Raccrochée à un concept phare, l'assistance retrouva avec bonheur son joyeux tumulte.
— Snark ! rugit le Président. Sus aux Snarks ! Prenez ce Snark au collet ! Coupez la tête à ce Snark ! Expulsez-le ! Étouffez-le ! Pincez-le ! Coupez-lui les moustaches ?
Il désignait un point au hasard dans l'assistance. Mais les orbites vides se fixaient sur son index rageur, pointé comme une malédiction divine.
— Peu importe ! beugla le Président. J'appelle notre premier témoin !
Il remit sa perruque en place. On chercha le témoin du regard, le Président reprit son micro en main et y cracha :
— Oui, votre Honneur !
Il était le premier témoin.
— Votre Honneur, je vous confirme les soupçons qu'a cette salle envers la probité de la prévenue. Elle a fait preuve de la plus grande pusillanimité envers sa future carrière. Qui se permet encore, de nos jours, un tel dédain face à son futur ? Je vous le demande ! Et les drones ! Qu'une superbe carrière de drone s'offre à elle, et elle ne l'accepte pas. Comme s'il fallait choisir ce que l'on va faire. Mais lorsqu'on n'a pas de choix, votre Honneur, on s'en invente, on s'abêtit face à la télévision ! Puisqu'on veut avoir du choix, tiens, qu'on choisisse donc à quelle sauce dissoudre son esprit critique ! Que voulez-vous votre Honneur, dans un esprit faible, le doute s'installe ; lorsque le doute est installé, voici que suivent les Snarks. Votre Honneur !
— Oui, abrégez, dit le Président.
— Votre Honneur ! Seuls les drones peuvent nous sauver encore. Seul l'ordre d'une société fondée sur les échanges économiques optimaux, mise au pas par un système de contrôle de l'information circulante, organisée par des réseaux sociaux privilégiant la formation de groupes d'opinion homogène dont les citoyens se font l'extension et les avatars cohérents...
— Abrégez ! dit le Président.
— Vivent les atomes libres ! Vive la mécanique du pont ! Vive la physique crochue !
— Silence ! brailla le Président.
Il abattit un maillet sur sa propre tête avec un bruit sourd, puis la secoua – sa perruque perdit des morceaux.
— J'appelle notre deuxième témoin ! lança-t-il, la voix éraillée.
Le médecin bondit sur l'estrade. Il s'avançait légèrement voûté, sa tête rentrait dans ses épaules, et ses tubes oculaires se projetaient en avant – à tous points de vue, il ressemblait à un énorme cafard.
— Votre exquise Honneur, chuinta-t-il. Soyez sûr que le secret médical...
— On s'en balance !
— Le rôle d'un médecin est de soigner le mal, dit l'insecte géant en se déplaçant sur le parquet avec des petits pas qui claquaient. Or ici j'ai vu un mal. Dans les yeux, votre Horreur.
— Les yeux ! répliqua-t-il avec dégoût.
— Oui, les yeux. Car Alice a toujours refusé son opération d'oculoectomie. Malgré l'absence totale de danger. Voyez-vous, le rôle d'un médecin est de se conformer à la volonté de son patient.
— Foutaises !
— Jusqu'à, reprit le médecin, jusqu'à ce que la volonté de son patient aille contre le bien de son patient.
— Abrégez !
Chacune des invectives avait le bruit et la surprise d'une bulle qui éclate subitement à la surface de l'eau.
Le médecin se tourna vers Alice.
— Je soupçonne que tout vient de là, votre Honneur. Lorsqu'on retarde de trop l'oculoectomie, il est possible que des Snarks s'introduisent par les yeux et colonisent ensuite le cerveau. Ils se font discrets, mais prennent progressivement contrôle de tout. L'être se met alors à ressentir d'étranges impressions... des sentiments, je dirais... oui, des sentiments presque humains.
— Quelle honte ! s'exclama le Président.
— Je ne vous le fais pas dire, votre Horreur. Cependant, en ma qualité de médecin, je vous propose une solution. Oui, s'il plaît aux jurés, nous pouvons encore sauver cette jeune personne. Nous pouvons pratiquer l'opération ici même. Ce ne sera pas long.
— Excellente idée ! dit le Président. Excellent ! Applaudissez !
Les squelettes applaudirent, mais leurs mains se brisèrent sous le choc. Les os éclatés atterrirent encore sur l'estrade, déjà bien encombrée.
— Nous ferons cela à l'issue du verdict, dit le Président. Témoin, rasseyez-vous et prenez un remontant. Le café est offert par le tribunal.
Le Président rapprocha le micro de sa bouche, et dans un souffle microscopique, mais exhalant le vice, il dit par-dessus les crachotements de la saturation :
— J'appelle notre dernier témoin. »
Sésame atterrit sur la scène.
Sous les projecteurs, il resplendissait d'un éclat métallique caractéristique. Ses bras étaient deux ailes de harpie, son visage un masque d'acier, et tout le reste de son corps déformé pour devenir celui d'un drone. Il n'avait plus de jambes, il roulait sur le sol. Ses épaules élargies portaient deux mitrailleuses.
« Applaudissez ! dit le Président.
Mais les squelettes n'avaient plus de mains ; ils cassèrent leurs avant-bras sur les sièges poussiéreux.
— Incapables ! hurla le Président. Témoin, parlez !
Sésame se tourna vers Alice, et d'un timbre métallique, dit :
— Est-ce que tu l'entends d'ici ? L'horloge. Le bruit de l'horloge. En face de la porte, l'horloge que tu as arrêtée, sciemment. Le mouvement inutile du balancier, car les aiguilles ne progressent plus, elles sont bloquées par ton artifice. Pourquoi fais-tu cela, Alice ? Que veux-tu ? Si tu ne veux rien, pourquoi n'acceptes-tu pas que l'on veuille à ta place ?
Ses ailes de métal bruissaient.
— Pourquoi te laisses-tu déconcentrer par tout ce qui t'entoure ? Pourquoi ne veux-tu pas sortir de cette maison ?
— Je veux sortir d'ici ! s'exclama Alice.
— Silence ! dit le Président en jetant son maillet sur le parquet. Si-lence !
— Il n'y a qu'un seul chemin hors d'ici, dit Sésame.
Alice chercha ce qu'il lui restait. Il n'avait plus d'yeux. Ses yeux étaient partis en premier. Le reste de son corps avait suivi ; il s'était mêlé aux images des drones, il était devenu un mirage.
— Tu es mort, dit-elle.
— Silence ! éructa le Président, cherchant son maillet.
— Que veux-tu dire ? l'interrogea Sésame.
— Tu es mort et tu ne le sais pas.
— Sil...
— Silence ! l'interrompit Sésame, laissant le Président pantois.
Ce dernier se mit à quatre pattes, fouillant les ossements étalés sur l'estrade en quête de son maillet.
— Que veux-tu dire ? reprit-il. Quelle supercherie as-tu inventée ? »
Elle regarda en arrière, dans les ombres alanguies des projecteurs. Le cube se tenait là, pesant et silencieux. Le chat aussi ; il se léchait la patte.
Il marcha jusqu'à elle et donna un coup de griffes sur les chaînes qui la maintenaient. Les anneaux de métal se rétractèrent en grinçant. Elle était libre.
Sésame la regarda sans bouger, comme si la situation échappait à son entendement. Le Président avait retrouvé son maillet et il se tourna vers elle. Alice se précipita vers la porte qui l'avait amenée ici, traînant l'aura du projecteur.
« La prévenue s'enfuit ! hurla le Président. Gardes ! Attrapez-la ! Faites quelque chose ! Courez ! Volez ! Vengez-nous ! Mangez-la ! »
Pour montrer l'exemple, il s'élança, et se prit les pieds dans la marée d'ossements. Alice était déjà sortie.
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