Le président
Alice arriva un peu après Sésame. Salle ramassée sur elle-même, qui sentait l'accumulation de chaleur malsaine et le renfermé, l'amphithéâtre voyait une vague de fauteuils rouges se heurter à une scène de parquet briqué comme l'océan contre la digue.
Un homme gigantesque, couvert d'un manteau noir et coiffé d'un chapeau de feutre, invectivait la salle toute entière. Le Président n'avait pas besoin de micro ; la puissance proverbiale de ses poumons suffisait à emplir l'atmosphère.
À première vue on aurait cru la salle des conférences noire de monde, mais le public, hormis Alice et Sésame, n'était qu'une armée de squelettes vissés à leurs sièges. Ils contemplaient béatement la scène, à travers leurs orbites devenues vides, approuvant en silence.
« Les Snarks ! » hurla le Président lorsqu'Alice se glissa dans un des rares sièges vides.
Comme dotées d'une volonté propre, ses épaules se soulevaient et s'affaissaient erratiquement, telles les pistons d'un moteur à explosion. Il crachait tant de postillons qu'un écosystème était né sur les premières rangées. Une mousse tenace nappait les squelettes, incrustés d'un âpre lichen. Un écureuil roux y gambadait discrètement.
« Ils sont parmi nous. Ils nous observent. Ils nous manipulent. Ils nous guettent. Ils sont là, vous dis-je, peuple incrédule ! Public de pacotille ! Ils se rient de nous, tapis dans l'ombre.
Là ! cria-t-il plus fort, désignant un point aléatoire de la salle, qu'un projecteur illumina.
Là n'étaient que des squelettes, qui ne bronchèrent pas.
— Là ! » répéta le Président, certain de trouver quelque chose.
Alice eut l'impression que la lumière tomberait sur elle et qu'elle serait prise au piège, insecte sous un verre retourné offert aux yeux avides du public Mais ce ne fut pas le cas. Et le Président, s'emparant d'une énorme bouteille d'eau, y planta les dents et la but à grosses gorgées, avant de la jeter en direction de la salle.
La pluie fut la bienvenue pour les lichens, mais l'écureuil manqua d'être écrasé par le projectile.
« Les Snarks n'auront de cesse de cacher leur existence. Pourquoi je le sais ? Quelle question. Vous le savez tous. Tous, au fond de vous, vous savez que lorsque quelque chose ne va pas, lorsque vous avez cette impression que l'on conspire contre vous, eh bien... ils conspirent réellement. Oui, ce sont eux qui cherchent sans cesse à vous détruire. Ils veulent votre mort. Non, pire. Ils veulent vous voir errer comme une âme en peine, ils veulent vous voir perdus. Ils se repaissent de votre désespoir, de votre errance. Entendez leurs dents qui s'entrechoquent, le bruit ignoble de ces mâchoires entre lesquelles dégouline la salive du prédateur affamé, et bientôt, votre sang ! Oui, peuple crétin, armée de Panurge, assemblée de cloportes, conglomérat de poussière immonde. Le Grand Punta, le créateur de Tout, vous a créé vous aussi ! Eh bien ! S'il y a une chose dont on est sûr, c'est bien qu'il existe, et que ses voies sont impénétrables, tout comme vos cervelles de moineaux ! Regardez les choses en face.
Leur empire n'a jamais pris fin ! tempêta-t-il.
Le Président reprit son souffle et déclama, moins tonitruant mais toujours aussi agressif :
— Mon devoir, notre devoir, votre devoir est de débusquer les Snarks. Nous les chasserons. Nous les trouverons. Nous les vaincrons. Non seulement cela donnera un sens à notre État, mais aussi un sens à vous, petits insectes rampants qui en faites partie et que je suis obligé de prendre sous mon épaule. Après vous avoir nourri de mon sang, de l'argent qui coulait dans mes veines, nourrissez-moi du votre. Engagez-vous. Rejoignez-moi. Donnez-moi ce que vous avez. Ce que vous êtes. Changez de vie. Devenez des Snarks.
Sa bouche s'ouvrit, son visage grossier se déforma en une stupeur de défaite. Il blêmit et se rattrapa beaucoup trop tard :
— Devenez des drones. Devenez – des – drones ! » brailla-t-il comme un cochon qu'on égorge.
Une immense affiche se déversa derrière lui. Comme sur le dessin d'Alice, ils étaient écrasants par leur nombre, fascinants par leur ordre de bataille. Rangés comme des dominos, prêts à se déverser sur les ennemis de l'État, fussent-ils hypothétiques. Ils étaient l'État. Ils étaient le Président. Ils étaient le pouvoir fantasmé et devenu corps.
Elle y voyait quelque chose de beau. Mais cela ne la satisfaisait par pour autant, car les visages d'acier des drones, les certitudes du Président, le sourire forcé de Sésame étaient autant de couvertures faciles, de mensonges mielleux et de trompe-l'œil.
« Voici que viennent – les drones ! beugla le Président, pétaradant comme une moto de course.
Sésame se tourna vers elle. Ses deux cercles noirs, les tubes de vision qui remplaçaient ses yeux, la retrouvèrent en un instant dans la foule impassible, et elle frémit.
— Voici que – s'avancent – les drones ! éructa le Président, redevenu fier de son discours.
Sésame lui sourit.
— Voici que triomphent – les drones ! » lança le Président.
Un applaudissement retentit, à la fois sonore et douteux. Le Président s'enorgueillit, ôta son chapeau ; une perruque blanchâtre déborda de son crâne. À pas discrets, Alice quitta l'amphithéâtre.
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