La Dynamique des états transitoires
Akin avait déplié le journal devant lui, mais le lire ne lui faisait toujours pas envie ; quant à la radio, elle diffusait l'interview d'un écrivain.
« Nous recevons Prospero, l'auteur de La Dynamique des États transitoires. Monsieur Prospero, vous vous êtes beaucoup intéressé à la perte du langage et sa manipulation, son travestissement. Comment vous est venue cette idée ?
— Eh bien, vous le savez, nous vivons dans un monde où le langage est de plus en plus objet d'influence. Pas seulement d'imitation et de caricature, mais bien de modifications subtiles. Qui manipule le langage manipule aussi l'âme humaine, c'est le principe fondamental de la Novlangue. Or les poètes ont toujours cru être les plus grands manipulateurs de sentiments humains, et ils n'ont compris que trop tard qu'on les avait déjà dépassés. Le langage fait et défait les empires, il légitime les guerres, et il les gagne au regard de l'histoire ; il détermine ce qui est bien et ce qui est mal.
— C'est effarant, monsieur Prospero. Effrayant.
— Certes, mais une fois que nous nous rendons compte de cela, rien n'est perdu. Si nous devinons, derrière chaque mot, la manipulation émotionnelle dont nous sommes l'objet, nous pouvons nous libérer de ces influences.
— Et donc, de là découle votre cœur de métier, à savoir l'écriture automatique.
— Cela n'est-il pas fascinant, que de voir l'esprit s'échiner à chercher du sens dans les mots qui n'en ont pas ? Oui, même le plus creux des langages renferme encore pour nous quelque chose. Nous ne faisons pas qu'être manipulés, nous sommes acteurs de cette manipulation. Cela il faut le reconnaître, et agir.
— Mais quel genre de langage, quel genre d'humanité vous promettez-nous ?
— Je ne vous promets rien.
— Le langage est aussi mensonge et sentiments. Si nous omettons tout cela, que pouvons-nous encore faire ? Ou bien, faut-il que nous soyons hypocrites ? Conscients de mentir et d'entendre des mensonges, mais agissant néanmoins comme avant ?
— Je ne sais pas. La seule chose dont je suis certain, c'est qu'il n'est jamais bon de voir l'homme prisonnier de ses propres mots.
— Peut-être cela tient-il à la nature de l'homme. Il serait présomptueux d'espérer quelque chose que nous ne pouvons atteindre. Il est illusoire de vouloir changer l'homme ; en réalité, nous ne voulons pas intellectualiser nos réactions. Les émotions nous contrôlent et le langage les canalise, certes, cela veut simplement dire que le langage de quelques-uns permet de contrôler les émotions de tous les autres – ce n'est après tout qu'une dictature sans violence. Une société parfaite dans laquelle les rapports de force sont tous présents, mais tous invisibles. Une société à notre image. »
« Vous ne voulez pas chercher votre portefeuille ? Demanda le gérant.
— Pardon ?
— Si vous l'avez perdu, il est peut-être tombé dans la rue. Vous devriez faire le tour des magasins, voir si quelqu'un l'a ramassé par terre. »
Bonne idée. Peut-être que marcher l'aiderait à se remémorer.
Lorsqu'il sortit, il trouva la petite place et la rue qui la traversait bien similaires à son souvenir, avec les bancs de fonte écrasés par le soleil, la fontaine et son poisson, les petits pavés. Elle aurait été mieux avec l'ombrage de quelques arbres, songea-t-il. Il arrivait à se représenter facilement l'idée.
Son regard fit le tour des commerces. Le cordonnier semblait fermé, restaient le serrurier, la boulangerie et le luthier. Il ouvrit la porte du serrurier.
Le magasin était plongé dans le noir, à l'exception d'un cercle de lumière sur une table de travail. Deux mains s'y agitaient, manipulant de microscopiques engrenages. Tout autour s'étalaient de grands panneaux de bois où les clés, petites et grandes, s'alignaient comme une collection d'insectes, nommées et classifiées ; ainsi que des machines à poncer, des cartons remplis d'outils qui ressemblaient à des instruments de torture.
Le serrurier leva la tête de son ouvrage. Ses yeux luisaient dans la pénombre.
« Vous avez encore perdu la clé ? Demanda-t-il.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, rétorqua Akin, prêt à s'enfuir.
— Tout le monde finit tôt ou tard par oublier la clé. C'est comme les lunettes. On la pose quelque part, en se disant qu'on la reprendra aussitôt ; puis on l'oublie. On ne se souvient pas de l'avoir oubliée. On ne se souvient pas du tout de son existence, en fait, pendant un moment ; jusqu'à en avoir de nouveau besoin. La seule solution serait de ne plus en avoir besoin. Oublier aussi qu'il y a une porte, et quel est son rôle.
Il fut pris d'une quinte de toux. Ses épaules voûtées tressautèrent, la sciure et la poussière de métal autour de lui volèrent dans le champ de la lampe.
— Que voulez-vous ? Grogna-t-il. Vous avez encore perdu la clé ? Je ne peux rien pour vous. Je ne peux pas refaire la clé d'une telle serrure.
— Je ne vois vraiment pas...
— Vous ne vous souvenez pas, voulez-vous dire. Mais les choses disparaissent. Quelque chose qui a disparu, personne ne s'en souvient. Quelque chose dont on se souvient n'a pas encore disparu.
— Il y a un docteur là-bas, il dit... qu'il s'agit d'une sorte de guerre silencieuse.
— Ha ! Il n'en sait pas plus que vous et moi, le corniaud. Des hypothèses, toujours des hypothèses. Non, mon bonhomme, en réalité, ce sont les gens comme lui qui nous ont foutu dans le pétrin ; pour l'ignorer tout en gardant la face, il vaut mieux trouver un bouc émissaire. Un ennemi invisible, c'est toujours mieux que pas d'ennemi du tout – car s'il n'y a pas d'ennemi, il faut s'en prendre à soi-même, et personne n'aime se faire du mal. Et vous ? Vous en pensez quoi ?
— Rien. Je veux juste retrouver mon portefeuille et partir d'ici.
— Portefeuille ? Vous rigolez ? Ce n'est pas ce que vous devriez chercher.
— Alors dites-moi.
— Votre bouquin. La transitoire des états dynamiques, là. Vous l'avez retrouvé finalement ?
— Mais je ne l'ai jamais perdu.
L'homme s'esclaffa, un ricanement rauque qui montait de sa gorge et se muait en toux.
— Vous savez ce qu'on dit, camarade. « Nous sommes perdus ». Eh bien je vous le confirme. C'est irrémédiable.
Akin recula jusqu'à la porte.
— La serrure est cassée », remarqua-t-il.
L'homme ne lui répondit pas. Il avait repris son travail.
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