
31 Le Conseil des Anciens (2/3)
Dépassé, Celtica chercha des explications auprès d'Arkh. Mais elle ne le regardait pas, perdue dans ses pensées. Elle caressait avec négligence le pendentif qu'elle portait au cou. Puisqu'elle vivait dans un total dépouillement, il n'avait soupçonné la présence d'un tel bijou.
— Asseyez-vous, tous les trois, reprit la doyenne. Prenons les problèmes les uns après les autres. Nous n'avancerons pas en les affrontant tous à la fois. Certes, nous devons leur porter assistance. Certes, nous devons privilégier Nidhogg. Mais le Gardien est ici, et Ironie est là-bas, quoi que nous fassions, nous ne pouvons le faire dans les temps.
— Nous abandonnons un familier ? s'étrangla une nouvelle voix.
— J'ai envoyé Jinan à la rescousse de Méliade, intervint Arkh. Nous pouvons lui faire confiance. S'il la libère, elle pourra révoquer Nidhogg et la sauver d'Ironie.
— Mais rien ne nous garantit qu'il y parviendra !
— Comme rien ne nous garantit qu'ils utilisent le pouvoir d'annihilation d'Ironie.
Les deux Anciens se rassirent. La discussion devait donc être close. Celtica admira la retenue dont faisaient preuve ces hommes et ces femmes. Ils luttaient farouchement contre la panique et restaient courtois là où d'autres auraient explosé. Rien ne ressemblait à Port Lumis !
Cependant, leur apparent calme quant à la situation malheureuse de Méliade l'étonnait. L'abandonneraient-ils à son sort ? Quitte à sacrifier Aljinan dans sa tâche ? Il fixa Arkh, écœuré. Avait-elle conduit son ami à la potence ? Était-ce dont là le prix de leur amitié ? Leur cruauté ?
— Vous vous demandez sans doute pourquoi nous nous inquiétons autant pour Nidhogg, le fit sursauter Palar'rrèn. Ne croyez pas que la situation de Méliade ne nous tracasse pas, bien au contraire. Mais les familiers sont nécessaires aux Anciens.
— Oui, il allonge votre espérance de vie, répondit-il, âpre.
— Oui, mais là n'est pas l'essentiel. Je doute que vous sachiez pourquoi les Anciens sont une espèce à part. Nous naissons dans tout le genre Homo : Humain, Sorcier, Walkyrie. Et ce en dépit de l'affinité magique. Quand un Ancien meurt, quelque part dans le monde, un bébé naît et reçoit ses dons ailleurs. Ce phénomène englobe toutes les strates sociales, sans distinction culturelle. Ainsi, il y a un nombre inchangé d'Ancien, mille très exactement. Même avec le meurtre de Mrèk'ran, nous sommes toujours mille à fouler le monde. Ce n'est possible que parce qu'il y a mille familiers disséminés à travers les plans.
— Un familier pour chaque Ancien, un Ancien pour chaque familier, résuma Celtica. Mais Arkh m'a appris que certains d'entre vous ne se lient jamais.
— L'état psychologique de nos compagnons est sans doute la raison majeure de cette situation malheureuse. Ils ont leur caractère, et la douleur du deuil leur est parfois si insupportable qu'ils refusent tout appariement pendant deux ou trois générations.
Celtica hocha la tête. Le jour où Arkh disparaîtrait, Cerbère serait sans doute inconsolable. La fusion entre ces deux-là était parfaite. Mais rien n'expliquait le sacrifice d'Aljinan et de Méliade !
— Pour revenir au cas de Méliade, si elle décède, seul son corps disparaîtra ; ses souvenirs, ses expériences, ses actes, tout restera bien vif dans la mémoire de Nidhogg. Elle vivra éternellement à travers elle, et participera à l'avènement de son successeur, jusqu'à la mort de celui-ci et ainsi de suite. Être un Ancien, revient à participer à une boucle infinie, toujours plus dense. Le poids de nos responsabilités s'alourdit à chaque liaison. Il est aujourd'hui colossal.
» À l'inverse, si Nidhogg trépasse, la boucle se rompt. Méliade, tout ce qu'elle est, tout ce qui fait d'elle Méliade, sombrera dans le néant. Comme si elle n'avait jamais existé. Elle sera un trou dans la mémoire des autres familiers, puisque nous l'avons tous connue. Le nombre d'Anciens tombera à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, et rien ne pourra faire revivre le millième d'entre nous. Et il y en sera de même dans les millions d'autres mondes Rêvés par les dieux. Nous ne sommes que mille à cette époque, dans ce monde, mais nous sommes en vérité des milliards dans la mémoire des familiers.
» C'est pourquoi il est indispensable de les protéger, quitte à sacrifier l'un des nôtres. Il faut que vous compreniez. Comprenez-vous, Illis ?
Celtica tressaillit. Il n'aimait jamais qu'on emploie son second prénom, qui lui paraissait chargé d'une énergie propre, mais lorsque la doyenne le faisait, elle lui ôtait toute liberté. Exactement de la même manière qu'Araane.
— Je comprends, s'entendit-il répondre, blanc comme un linge. Je comprends.
Il baissa les yeux sur ses mains, caressa ses cicatrices. Honteux, il s'aperçut de sa grossière erreur. Il ne s'agissait pas de sacrifier l'un des leurs ou un ami, mais de préserver leur mémoire. De cette mémoire jaillissait-il leur puissance ? Et ce désir de préserver la vie, au détriment de la leur ? De nombreuses rumeurs relataient leur inclination au don de soi. Ils ne se plaignaient jamais de leur incarcération injuste, ne se débattaient jamais au moment de leur exécution.
Idiotie la plus triviale ou compréhension absolue du sens de la vie ? Celtica penchait pour la seconde raison. Des êtres si rares, si exceptionnels, si extraordinaires ne pouvaient obéirent aux mêmes lois que le reste des mortels.
— Comment Ironie peut-elle tuer ? Je me suis simplement blessé avec elle une seule fois seulement.
— Ironie a trois noms. Ironie, l'épée des contradictions et la Déicide.
Celtica n'en crut pas ses oreilles. La Déicide ? Ironie était une épée déicide ? Voilà qui expliquait l'existence du Chant ! Sans doute le Verset du Feu, par la même occasion. Et amplifiait ses malentendus avec Araane !
— Mais Ironie est brisée ! Arkh'rrèn m'a affirmé qu'elle ne pourrait plus mordre personne !
Un sourire attendri se répandit sur les lèvres des Anciens. Palar'rrèn lui tapota gentiment la cuisse.
— Vous interprétez mal ses mots. Dans cet état elle ne peut plus mordre, c'est à dire prendre un nouveau gardien si vous mourriez. En revanche, elle n'est pas inoffensive. Elle garderait son pouvoir même si on la réduisait en poussière.
Une lourde cloche retentit dans son esprit. Une solution, ultime, désespérée se forma dans le clos de sa conscience, impérieuse, quoiqu'encore brumeuse.
— Et si je disparaissais ?
Un silence de plomb remplaça les sourires. Mal à l'aise, les Anciens ne le regardaient plus. La doyenne elle-même fuyait son attention.
— Ironie perdrait son pouvoir tant qu'elle ne sera pas restaurée, lâcha un homme au second rang.
— N'y pensez même pas ! gronda Arkh. Votre mort est inenvisageable !
Les Anciens approuvèrent d'un hochement de tête. Celtica afficha un piteux sourire.
— L'idée ne m'a même pas effleuré l'esprit.
Il marqua une pause. Oui, Ironie avait déjà tué. Tué un Ancien. D'après Sabik, ce n'était encore jamais arrivé. Se manifestait-il par là un lien entre les dieux et les Anciens ? Et si l'enfant d'Araane se trouvait ici, dans cet amphithéâtre ? Aljinan connaissait son identité, il en était persuadé. Mais il refusait d'en parler. De plus, le prince l'avait déjà rencontré. Et si... Il tourna son regard sur Arkh.
Et si Arkh était cet enfant ?
— Comment Ironie peut-elle s'attaquer à un Ancien si elle est une arme déicide ?
— L'épée des contradictions se nourrit d'essence magique. Elle est mortelle pour les Anciens, les familiers, les démons et les dieux.
Celtica s'humecta les lèvres. Arkh s'opposait à lui apprendre l'identité de l'enfant qu'il risquait de tuer, mais il pourrait peut-être obtenir de nouveaux indices. Ou confirmer son intuition.
— Existe-t-il un lien entre les Anciens et les dieux ?
Arkh eut un sourire en coin. Elle croisa les bras et se recula sur son siège. Devinait-elle le cheminement de ses réflexions ?
— Nous sommes les créatures Rêvées par Yimasii, nous entretenons un lien privilégié avec lui. Les familiers ont accédé à l'immortalité, grâce aux dieux. Les démons sont assimilables aux dieux, dans une certaine mesure.
— Se pourrait-il que les Anciens naissent des dieux ?
— Vous cherchez l'identité du Sacrifice, n'est-ce pas ? Arkh nous a parlé de votre rencontre avec Araane. Il n'est pas parmi nous. Pour répondre à votre question, aucun Ancien n'est né d'une union d'un dieu et d'un mortel. C'est le seul cas impossible pour notre espèce.
Celtica ne masqua pas sa déception. Retour au point de départ !
— Quoi qu'il en soit, reprit-il, je dois reprendre Ironie.
— Nous sommes tous d'accord sur ce point-là. Si vous disparaissiez sans l'avoir retrouvée, Mérénos pourrait se fâcher car vous auriez trahi le Verset du Feu. Ramenez l'épée au Brasier, concevez un héritier ou désignez un successeur dans votre entourage direct, puis vous pourrez mener votre vie comme vous l'entendez.
— Admettons que je décide de rentrer chez moi, en laissant toute cette affaire ainsi...
— Vous ne ferez que retarder l'inévitable. Et votre règne tournera au cauchemar.
Donc, il était piégé. Oh, il n'avait pas l'intention d'abandonner l'épée, loin de là ! Mais la marge de manœuvre n'existait pas.
— Pourrais-je connaître l'identité du Sacrifice ?
Chose rare, un murmure se propagea dans les tribunes. Les chapeaux s'agitaient, l'énergie crépitait. La confusion se diffusait dans l'air, jusque sur la peau du prince qui frissonna. Depuis la réparation de sa ligne, Celtica peinait à s'habituer aux auras des uns et des autres. À présent, les êtres vivants lui paraissait plus denses, plus animés, plus volumineux. Il se sentait souvent écrasé par leur prestance, tant et si bien qu'il doutait de la légitimité de sa place. En serait-il encore ainsi, auprès des Humains ?
— Nous pouvons le lui dire, lança une vois au milieu de la marée de couvre-chefs.
— Non ! Ce ne serait pas lui rendre service, les dieux sont vicieux, ils pourraient provoquer un accident.
— C'est par la main du Gardien, que le Sacrifice doit périr pour que le Chant s'accomplisse.
— Pas nécessairement, reprit un autre. Nous ne nous basons que sur une traduction !
— Je suis d'accord. J'ajouterais même que les dieux nous offrent un large éventail d'interprétations ! Ils ont tendance à jouer sur les mots, souvenez-vous-en !
— Ce n'est pas faux, beaucoup de familiers ont atteint l'immortalité dans ces conditions.
— Mais lui laisser connaître l'identité du Sacrifice pourrait jouer en notre défaveur ! Imaginez qu'Illis cause un accident, le Sacrifice trouverait la mort quand même par sa faute.
— Attendez ! s'écria Celtica. Vous connaissez tous son identité ?
Palar'rrèn écarta les bras et ramena le calme. Les Anciens qui avaient pris la parole se rassirent, l'air cessa de picoter. Celtica respira plus librement.
— Nous connaissons chaque enfant divin. En vérité, un seul d'entre eux pourrait devenir le Sacrifice, mais un seul d'entre eux nous inquiète dans l'immédiat. Le seul que vous ayez rencontré, et il vous relie à Araane.
Ainsi donc il en existait plusieurs... La liste de problème s'allongeait à l'infini ! À nouveau, il passa en revue toutes les personnes qu'il connaissait. Compte tenu de tous les indices, il ne retint que deux noms. Eickœs et Cléon. Le premier était son ennemi mortel, la seconde... ne pourrait jamais être ce qu'il désirait.
— Dites-moi au moins s'il s'agit d'une fille ou d'un fils !
— J'ai fait une promesse, rétorqua Arkh, et j'entends l'honorer.
Le prince inspira profondément. Ils étaient tous si entêtés ! Il s'agissait de l'avenir de la sphère mortelle, et ils continuaient à palabrer ! Un furieux désir de les secouer montait en lui, comme une tempête.
— Est-ce qu'un enfant divin pourrait tenir Ironie ? Sans se tuer avec ?
— Elle pourrait le blesser, si l'envie l'en prenait. Et le tuer. Une simple blessure suffit. Elle vous a marqué de la même manière, par une simple blessure.
— Mais je n'en suis pas mort.
— Parce que vous n'êtes pas d'essence magique !
— Les enfants divins le sont-ils ? Je croyais qu'ils n'avaient rien de divin !
— C'est bien le cas. Mais leur constitution est très proche de la nôtre, ce qui les rend particulièrement vulnérables à Ironie.
Celtica écarta d'emblée Cléon de son esprit, non sans un immense soulagement. Leur ressemblance avec les Anciens devait faire d'eux des magiciens hors pair. Il ne restait qu'Eickœs, et la perspective d'un prochain affrontement ne l'enchantait guère. Surtout avec la menace que faisait peser Araane.
— Savez-vous comment Ironie a été brisée ? demanda-t-il.
— Vous le devez au Capricorne, répondit Palar'rrèn. Il est le seul à ne pas craindre la puissance d'Ironie, grâce à son lien avec Mérénos. Il y a deux morceaux, le plus gros, le principal, a été caché, le second, la pointe, réside dans les mains de l'Épervier. C'est lui qui menace Méliade et Nidhogg.
— Il est complètement fou, marmonna Celtica. Il a déjà failli me tuer. Sans l'intervention de Cléon, Ironie l'aurait choisi comme Gardien...
— Comprenez-vous ce rôle ?
— Je... crois que je commence à saisir. Le Verset du Feu engage ma famille auprès des dieux...
— De Mérénos, corrigea la doyenne.
— ...de Mérénos, parce qu'Ironie est capable de les anéantir...
— Annihiler.
— Annihiler ? Cela revient au même, non ?
— Non, on ne peut anéantir un dieu. Si cela était possible, on se souviendrait tous de ceux que Mérénos a bannis. Les dieux déchus perdent leur nom, leur essence, leur existence. Le Frère Tombé du Chant est un dieu déchu, banni par Mérénos. Mais nous sommes incapables de prononcer son nom, ou même de reconnaître quelles ont été sa fonction et son apparence. Nos familiers n'ont de cesse de nous le rappeler, mais c'est comme s'ils parlaient une langue étrangère... ou comme si nous cherchions en permanence nos mots. Par contre, nous savons qu'il arpente toujours ce monde, sans quoi le Chant ne serait plus une menace.
— Le Chant... Qu'est-ce que le Chant, plus précisément ? Un conte ? Une prophétie ?
— Une arme et un conflit entre les dieux et le Frère Tombé. Ce monde est leur champ de bataille.
— Donc, récapitula Celtica, le Frère Tombé a été banni par Mérénos. Par esprit de revanche, il aurait entonné le Chant et forgé Ironie, qu'importe si le monde brûle. Pour se protéger, Mérénos a passé un contrat avec les Noblargent, a qui il a confié l'épée.
— Vous y êtes presque, fit un homme au milieu de la salle. Nous savons que le Frère Tombé a forgé Ironie, le Verset du Feu a bien été élaboré par Mérénos, mais le Chant découle des dieux eux-mêmes. Le Chant est une arme pour piéger le Frère Tombé, pas pour condamner les mortels. Bien que cela revienne au même.
— Pourquoi sacrifieraient-ils un de leurs enfants ? Cela n'a pas de sens !
— Les dieux n'ont pas la fibre parentale très développée, répondit un autre.
Celtica croisa les bras.
— Je suis donc un bouclier, le dernier rempart contre l'annihilation des dieux... Que se serait-il passé si Ironie m'avait ignoré ?
— Tant qu'elle ne se trouve aucun gardien, elle reste inerte, répondit une femme. On aurait pu la brandir face à n'importe quelle créature d'essence magique sans qu'elle ne soit une menace.
— On a eu de la chance qu'elle vous ait mordu vous, plutôt qu'un autre. Elle était désireuse de s'éveiller, un accident aurait pu arriver.
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