Cette visite s'annonçait plutôt de bon augure. Depuis plus d'un mois, Cléon s'ennuyait et tournait en rond, seule chez elle. Les visites de Falmin et de Kwen restaient ses principales sources de joie. Quant à Rivalis... Elle ne pouvait même plus approcher les écuries sans subir les critiques de la palefrenière. Elle profitait de l'absence du chef pour cracher son venin à tout-va !
La jeune fille jeta un coup d'œil sur la table et constata que son repas l'attendait toujours. Elle conclut alors que l'aubergiste ne se cachait pas derrière la porte. Kwen s'inquiétait beaucoup ces derniers temps, peut-être venait-il simplement vérifier son état de santé. Entre ses blessures et sa féminité, son corps souffrait pas mal.
La porte s'ouvrit sur une gargouille. Malingre et pâle dans sa robe grise, ses yeux perçant dégageaient moins de chaleur qu'une couche de verglas. À bien y songer, ce n'était pas une gargouille, mais un aigle ! Ses lèvres pincées lui rappelaient étrangement quelqu'un... Peu impressionnable, Cléon appuya sa main contre le chambranle de la porte, leva un sourcil interrogateur.
— Tu dois être Cléon, déclara-t-elle.
Sa voix, tout le charme d'une roue mal huilée !
— Et tu es... ?
— Tu lui ressembles tant...
L'inconnue retira son gant pour caresser la joue de la jeune fille. Cléon fit un bond en arrière, prête à mordre. Encore un pas, un seul, et elle le regretterait... L'étrangère partit d'un grand rire.
— Tu n'as rien à craindre, mon enfant ! Je suis Leina de Larive, la sœur de ton père. Ta tante.
— Quoi ? J'ignorais qu'il avait une famille...
— Mais tout le monde en a une, ma petite ! Et si tu me laissais entrer, histoire que nous discutions plus confortablement ?
Cléon inspecta de pied en cap cette... tante sortie de nulle part. Des cheveux grisonnants coincés dans un hideux chignon, une robe austère et ample, pas de trace d'arme d'aucune sorte...
— Je ne vais pas te mordre !
— Je suis pas sûre que mon père apprécie ce genre de visite en son absence.
— Je suis venue te rencontrer, toi. Pas ton père.
Cléon jeta un œil derrière la visiteuse. Mais force est de constater que cette femme piquait sa curiosité. Son style vestimentaire ne laissait pas de doute quant à sa classe sociale. Lui permettre d'entrer reviendrait à lui permettre de s'immiscer dans sa vie. Heureuse telle qu'elle l'était, Cléon n'éprouvait pas le besoin de connaître cette famille qui ne s'était jamais manifestée. D'un autre côté, son père cultivait tant de zones d'ombres que cette entrevue lui parut alléchante.
— Allons ailleurs, dans ce cas...
— Non, je veux voir dans quel environnement évolue ma nièce.
Cléon hésita. Elle avait beau se présenter comme sa tante, sa présence ne la mettait pas à l'aise. Pouvait-elle seulement lui dire non ? En toute discrétion, la jeune fille scruta la rue, dans l'espoir d'y voir Kwen ou Falmin. Mais ni l'un ni l'autre ne daignaient se montrer. L'euphorie de sa participation à la vie du port s'envola, comme si elle n'avait jamais existé. Son humeur s'accordait au temps : maussade.
Comme elle ne se décidait pas, Leina fit un pas vers elle, lui retirant tout droit de décision. Avant même de s'en apercevoir, Cléon était piégée.
— N'aurais-tu pas quelque chose à me proposer ? De quoi manger ou boire ?
— Juste de l'eau, répondit Cléon. J'ai pas le droit de cuisiner, et Papa garde pas d'alcool à la maison.
Leina montra d'un signe de tête le plat posé sur la table.
— Qu'est-ce que cela ?
— Un ami cuisine pour moi. Y'en a pas assez pour deux, et je suis trop égoïste pour céder ma part.
— Soit, concéda la dame, amusée. Mais discutons au moins dans un endroit confortable !
Cléon haussa les épaules, tira une chaise et s'y installa. Les seules pièces confortables étaient les chambres et le bureau de son père. Pas question de la laisser y pénétrer ! Elle croisa les bras et les jambes, insolente.
— Je vois, marmonna la dame.
Elle s'assit à son tour. Elle laissa par terre son parapluie, insensible au tapis qui se gorgeait des gouttes. Il serait sans doute irrécupérable après cela, il ne datait pas d'hier... Leina promena son regard tout autour d'elle, sans omettre un seul détail. Apercevait-elle la toile d'araignée dans le coin ? Sans doute. Elle y avait élu domicile quelques jours après le départ de son père, et Cléon n'eut pas le cœur à la déloger. Depuis, elle lui parlait tous les jours, lorsque la solitude se faisait trop insupportable.
— Bien, parlons un peu de toi.
— Qu'est-ce que tu veux savoir ?
— Voyons... Ne vivez-vous que tous les deux, ton père et toi ?
— J'ai un frère...
— J'ignorai que Jinan s'était remarié...
— Jinan ?
— Ton père. Jinan.
— Il s'appelle Aljinan.
Leina secoua la tête avec douceur, comme si elle s'adressait à une petite fille. Cléon fit la moue, dubitative. Jinan n'était pas le nom de son père.
— Aljinan... C'est un nom qu'il s'est attribué seul. Il s'appelle Jinan Marchemonde. L'ignorais-tu ?
— Et alors ? s'agaça la jeune fille. C'est qu'un fichu nom...
La dame écarquilla les yeux. Elle ouvrait et fermait la bouche, tant et si bien que Cléon s'imaginait converser avec une truite sortie hors de l'eau.
— Je suppose qu'il n'y a pas de femme dans cette maison, finit-elle par lâcher. Qu'est-il arrivé à la seconde ?
Cléon étrécit les yeux.
— Y'en a eu qu'une, ma mère. Mon frère a été adopté quand j'étais petite.
— Ou alors il s'agit d'un de ses bâtards.
L'insulte la gifla. Comment osait-elle parler ainsi de sa famille ? Cléon évalua la distance qui la séparait de la porte. Bien que sa tante soit une brindille, elle restait plus grande qu'elle, et probablement plus forte. La forcer à sortir lui parut absurde. Oh comme elle regrettait son hésitation !
— Mon frère est originaire d'Iyu, il a failli devenir esclave !
— Ce n'est pas une situation à plaindre, il aurait été nourri, logé, et bien à l'abri du besoin. L'esclavage n'est pas une prison, mais une bénédiction. Qu'aurait-il fait, là-bas, chez lui ? Le fils d'une ribaude ne peut guère envisager d'avenir digne de ce nom, l'esclavage balaie les doutes et les tourments. Il n'aurait jamais eu faim ou froid, ses maladies auraient été soignées avec le plus grand soin. Il est souvent malade, n'est-ce pas ?
— Y'a pas d'esclave ici, grinça Cléon.
— Il fait simplement passer son fils naturel pour un fils adoptif. L'honneur est sauf. Passons.
Non, ne passons pas ! Cléon ressentit une vague de dégoût à l'encontre de l'étrangère. Son père, fréquenter des lieux de charme, et puis quoi encore ? Rien que cette évocation lui donnait la nausée.
— Ta mère... était une femme fascinante, poursuivit Leina sur un ton plus conciliant.
— Tu la connaissais ? s'étonna Cléon, dévorée par la curiosité malgré elle.
Sa mère ne hantait aucune de ses discussions avec son père. Elle savait juste qu'il avait été fou d'elle. Tout le monde le disait, et souriait à ce souvenir. Mais personne ne semblait disposer à parler d'elle. Comme si Aljinan les avait tous menacés, un par un, pour être certain qu'ils ne divulguent jamais rien. Malgré les insinuations honteuses de sa tante, elle attendait, avide, les détails. La teinte particulière de ses yeux, c'était à sa mère seule qu'elle la devait. Et c'était tout ce qui lui restait d'elle d'organique. Pas une image, pas une voix ne lui étaient associées. Cléon caressa son bracelet, y puisa son réconfort.
— Si peu. Elle était une femme de caractère. Il faut bien cela pour supporter Jinan ! Elle n'était pas Arcane, ni Brasienne d'ailleurs. Hormis cela, j'ignore d'où elle venait, et quelle était sa classe sociale. Ton père ne t'a-t-il rien dit ?
— Il parle pas de Maman. Je crois qu'il en est pas capable... Tu peux m'en dire plus ? Décris-la-moi !
— Je me souviens d'une femme exotique. Grande. Il est étonnant que tu sois si petite avec des parents si grands ! Elle avait un accent prononcé dont j'ignore l'origine, une voix un peu cassée. Elle n'avait pas la langue dans sa poche ! Elle n'avait aucune grâce, aucun charme, mais pour une raison ou une autre, elle dégageait un certain magnétisme. Tous les hommes se retournaient sur son passage. Et presque toutes les femmes aussi. Ils étaient assortis, tes parents. Tu dis que ton père ne s'est jamais remarié, n'est-ce pas ? Hé bien, je crois que personne ne pourrait se remarier après avoir partagé la vie de quelqu'un comme elle.
— J'aurai tant voulu la connaître...
— Je la détestais. Je ne pouvais supporter ni de la voir ni de l'entendre. Elle m'avait pris mon frère, après tout, et elle l'avait détourné du droit chemin.
— Du droit chemin ?
— De son héritage. Du tien.
Cléon haussa un sourcil. De quoi parlait-elle, bon sang ?
— Je comprends rien à c'que tu dis ! D'abord, pourquoi est-ce que tu t'intéresses à moi aujourd'hui ? Pourquoi tu t'es jamais manifestée ? Tu sais même pas que Papa est célibataire et que j'ai un frère ! Tu surgis de nulle part pour dire n'importe quoi, t'essaie de m'embobiner ?
— À cause de ta mère. Nous nous sommes fâchés avec ton père, il ne m'a plus permis de venir te visiter. Je profite de son absence pour venir faire ta connaissance.
Tout ceci devenait nauséabond. Cléon en avait assez entendu, mais comment se débarrasser de cette femme ? Elle regrettait que Falmin lui ait déjà apporté son repas. Il aurait pu l'aider ! Il gardait toujours tout un tas de bonnes idées en réserve !
— Laisse-moi te regarder, reprit sa tante. Allez, lève-toi !
À défaut d'une idée, Cléon obtempéra. Peut-être qu'en lui donnant ce qu'elle voulait, elle finirait par partir d'elle-même... Elle pensa alors au bureau de son père... Et aux trésors qu'il renfermait ! Leina de Larive était peut-être une espionne au service du roi !
Sa tante se leva à son tour et posa les mains sur les épaules de la jeune fille. Elle joua avec ses cheveux, lui redressa le menton pour la forcer à la regarder dans les yeux. Une ride se creusait entre ses sourcils et trahissait sa concentration. Elle étudia chaque détail de son visage, Cléon s'empourpra. Son parfum de fleur vola jusqu'à ses naines, léger et printanier. Leina devait au moins appartenir à la bourgeoisie pour se permettre cette extravagance.
Après son visage, elle s'intéressait à ses épaules, sa poitrine, ses hanches. Cléon la repoussa d'un mouvement sec.
— Qu'est-ce que tu veux, à la fin ?
— Tu n'es pas vilaine. Tu ressembles tant à ton père que c'en est un miracle ! Mais tu es trop maigre, trop étroite. Ce n'est pas bon pour porter des enfants.
Quelque chose se dessinait... et cela ne sentait pas bon du tout ! Cléon s'efforça de calmer l'inquiétude qui se dressait en elle tel un serpent prêt à bondir.
— Mais tu es jeune et tu auras tout le temps de t'épanouir.
Sa tante lui prit la main et l'invita à s'asseoir.
— Tes cheveux ne sont pas assez longs, mais ils restent corrects. Ma petite, ce port n'a rien à t'offrir ! Tu vivras dans la peur d'abus et de coups, tu vendras peut-être même tes charmes et, un jour, Sa Majesté perdra patience et anéantira ce que tu connais. Tu mourras. Viens avec moi. Je saurai te montrer quelle vie une femme digne doit mener. Cléon, tu es d'ascendance noble, une femme du monde !
Un coup de tonnerre. Cléon éclata d'un rire soudain. C'était si... absurde ! Elle ne comprenait pas son but, mais elle ne pouvait s'empêcher de rire. Ce n'était qu'une vaste blague, même pas drôle en plus ! Non seulement elle insultait son père, mais en plus elle lui inventait une vie fantasmée, à des lieues de la réalité !
Pour toute défense, elle ne disposait que de son hilarité. Elle riait, incontrôlable, au point d'en avoir mal aux joues, des larmes aux coins des yeux. C'était tellement improbable ! Même son esprit dans un sommeil agité n'aurait pu monter situation plus farfelue !
— Ris autant que tu veux, mais je compte bien te mettre dans le droit chemin. Je reviendrai, et ce jour-là, tu entreras dans le vrai monde. Il est tant que tu participes au rayonnement de la famille.
— Mais je t'appartiens pas ! s'insurgea Cléon.
— Oh si. Une femme arcanne appartient à sa famille.
— Je suis pas Arcanne !
— Lumissienne, n'est-ce pas ? Et le Lumis n'est-il pas en Arcane ? Allons, Cléon, soit raisonnable ! À cause de son obstination, ton père a perdu ses droits sur toi en même temps que son héritage ! À présent, cesse de poursuivre ce travail de honte que Jinan a entrepris, et obéis ! Je te laisse y réfléchir, je reviendrai. J'ose espérer que ta réponse sera positive, je serai navrée d'user de la force. Réfléchis, un homme, noble, riche et bien vu de la couronne concède à t'épouser en dépit de ton père et son statut de rebelle. Sans dot ! Que tu sois vierge ou non !
Cléon cessa de rire. Une terreur glacée lui gelait les entrailles.
— C'est une blague ?
— Oh non, ma fille. La famille manque de femmes, je ne peux faire l'impasse sur toi. Nous nous reverrons.
Leina se leva, récupéra son parapluie dégoulinant d'eau et ouvrit la porte. Elle s'arrêta juste avant de sortir et se retourna.
— D'ici là, apprends à surveiller ton langage. C'est vulgaire.
Et elle traversa le seuil. Son sang ne fit qu'un tour, Cléon attrapa un verre et le jeta de toutes ses forces sur la femme. Elle ne lui adressa pas même un regard, le verre éclata contre la porte et se répandit en tout petits débris sur le sol.
Comment osait-elle ? Venir la menacer dans sa maison ! Mais la dame était noble. Elle possédait sans doute des hommes armés, et peut-être même le soutien du roi. Pourquoi venait-elle la tourmenter ? Sa vie était déjà suffisamment compliquée ainsi, inutile d'en rajouter ! Il faudrait se montrer prudente. Peut-être avait-elle déjà investi le port.
Cléon monta les escaliers et s'engouffra dans sa chambre. Elle jeta un œil par la fenêtre, mais sa tante avait disparu. Quelque chose n'allait pas. Essayait-elle de piéger son père par son intermédiaire ? Ce pouvait être une solution, mais éliminer la tête de Port Lumis ne l'emmènerait nulle part. Ou alors, il s'agissait d'une tentative de vengeance. Si la moitié de ce qu'elle lui avait appris se révélait vrai...
Dépitée, Cléon se laissa tomber sur son lit. Elle jeta un coup d'œil sur la table de chevet, où trônait la lettre de Celtica. Elle s'en empara et admira le lilas. Que faisait-il, là où il se trouvait ? Était-il toujours avec son père ? Étaient-ils tous les deux en sécurité ? Elle reposa le dessin et retourna au rez-de-chaussée.
Il lui restait des codes à percer et des montagnes de connaissances à interroger.
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