
23 La lettre (3/3)
Cléon se glissa hors de l'auberge. Où était passé Soh Yuun ? Falmin insinuait qu'elle savait, pour la lettre. Ce n'était pas impossible, elle-seule venait lui rendre visite à la maison. Si cette lettre existait, c'était chez elle que Celtica l'aurait déposée. Donc...
La jeune fille courut en direction du Vaillant du Sud. Sa cabine était son seul espoir !
Le navire se dressait, fier et majestueux sur une mer paisible. Ses mats s'élançaient haut dans le ciel, comme un signe de l'insubordination de son capitaine. Mais Cléon ne s'en émouvait pas. Elle repéra le ponton et le franchit en quelques pas. Elle ne craignait pas qu'on la chasse, ils la connaissaient très bien. Elle venait souvent rendre visite à Shiraad, avec son père la plupart du temps.
L'équipage avait presque déserté le bâtiment, si bien qu'elle se retrouvait seule. Tant mieux. Elle fonça dans la cabine de Soh Yuun, où fort heureusement la jeune femme ne se trouvait pas.
Joliment décorée, la pièce restait petite. Le parfum de la pirate flottait, lourd, suffocant. Le lit, défait, était repoussé contre la cloison, de l'autre côté, sous la fenêtre, se trouvait un bureau. Une petite armoire complétait l'ameublement sommaire, sur lequel se trouvaient quelques livres déposés pêle-mêle. En cas de roulis, ils risquaient de tomber...
Cléon déplaça aussitôt le tabouret vers l'armoire et grimpa. Elle s'empara de tous les livres, s'assit sur le lit et les secoua un à un. Elle n'avait aucune idée à quoi pouvait bien ressembler cette lettre, mais rien ne saurait réfréner sa frénésie ! Cette lettre lui était devenue vitale. Il fallait qu'elle sache ! D'elle dépendait presque tout ! C'était idiot, mais la nécessité de la retrouver, de la lire lui tordait l'estomac. Peu importe ce qu'elle racontait, il s'agissait du dernier signe de Celtica pour elle !
Rien dans les livres. Bon sang ! Elle bondit en direction du bureau, essaya d'ouvrir les tiroirs. Fermés ! À clef ! Elle se passa une main dans les cheveux, étudia le fatras qui trônait sur le plateau, trouva des outils de crochetage. Ça, elle savait le manier ! C'était peut-être l'une des seules choses qu'elle savait faire. Elle l'avait appris de Falmin, dans le dos de son père et de son frère.
Elle crocheta le premier tiroir et découvrit des papiers. Elle les sortit tous, éplucha chacun des documents. Toujours rien ! Elle commençait à perdre patience. Et si Soh Yuun l'avait détruite ? Elle ne saurait jamais ce que Celtica avait encore à lui dire. L'idée de lui en vouloir sans raison valable lui serrait le cœur.
Il fallait qu'elle sache !
Au moment où, accroupie, elle s'attaqua au deuxième tiroir, la porte s'ouvrit à la volée.
— Je peux t'aider ?
La pirate se tenait dans l'embrasure, ombre menaçante dans le halo de lumière que projetait le soleil dans son dos. Cléon se releva doucement, déposa les outils sur le bureau. La colère, et un cruel sentiment d'injustice étouffèrent toute honte. Elle était dans son bon droit, puisqu'elle lui cachait une chose vitale !
— Où est cette lettre ? articula-t-elle.
Soh Yuun fit un pas dans la pièce, laissa la voie libre.
— Sors d'ici. Tout de suite.
Cléon serra les poings, mais ne bougea pas. Elle voulait sa réponse, et elle l'aurait ! Agacée, la pirate l'attrapa fermement et la poussa hors de sa cabine. Cléon se retourna aussitôt mais la porte se referma sur son nez. Elle étouffa un juron et actionna furieusement la poignée. En vain. La porte refusait de s'ouvrir.
Quelle tête de mule ! Qu'est-ce que ça pouvait lui faire, qu'elle ait cette lettre ou non ? Elle posa le front contre la porte, et laissa échapper un long soupir. Il fallait qu'elle voie cette fichue lettre... Elle entendit quelque chose racler sur le plancher, comme si Soh Yuun déplaçait un objet lourd. Désespérée, Cléon chercha une ouverture, un interstice quelconque qui lui permettrait de voir ce qu'il se passait à l'intérieur. Rien, évidemment !
La fenêtre qui donnait sur sa chambre était son unique chance. La jeune fille enjamba la balustrade, sans penser une seule seconde aux vagues qui caressaient la coque du navire. Elle trouva un rebord pour ses pieds, et une corde pour ses mains. Elle ignorait à quoi elle pouvait bien servir, mais elle l'emmènerait jusqu'à la fenêtre.
L'humidité ambiante rendait le bois glissant. Le pied de Cléon dérapa, la jeune fille se cogna durement contre le flanc du bateau. Elle eut l'impression que ses bras se disloquaient en tombant, tant elle s'agrippait de toutes ses forces. Son souffle se coupa, et elle envisagea fugacement de se laisser tomber à l'eau, puis rejoindre le quai à la nage.
La lettre ! Son évocation lui redonna des forces, elle se hissa tant bien que mal sur son perchoir, puis continua son parcours, plus prudente que jamais. Elle atteignit enfin la fenêtre, et se figea, blême.
— Non... souffla-t-elle.
Soh Yuun enflammait un papier ! Son sang ne fit qu'un tour, Cléon se jeta à l'intérieur, renversa tout le fouillis du bureau, bondit sur la pirate. Elles luttèrent quelques instants, Cléon parvint à arracher l'objet de ses désirs de ses mains.
— Non ! hurla Soh Yuun.
Avant que Cléon ne se brûle, la jeune femme fit un geste, la flamme s'éteignit. La fille d'Aljinan comprit alors qu'elle venait de faire usage de la magie. Le papier, désormais humide, lui mouillait les doigts, mais il ne semblait pas abîmé. Elle espérait que son contenu serait tout aussi sauf. Son nom était écrit au dessus d'un sceau intact, qu'elle reconnut aussitôt. Le Qirin d'argent qui figurait sur la chevalière de Celtica.
— Tu es complètement folle ! rugit la pirate.
— Folle ?
Cléon glissa la lettre dans sa poche.
— Cette lettre m'est destinée ! De quel droit tu me prives de mon courrier ?
— Ton courrier ? Ce n'est pas un simple courrier ! Ce garçon fait que t'apporter des ennuis ! Tu as failli mourir, par sa faute !
— Si c'était à refaire, j'hésiterais pas une seule seconde ! Je l'ai sauvé !
— Et t'as failli le payer de ta vie. Il mérite pas ton sacrifice ! Personne !
Cléon serra les poings et se dirigea avers la porte. Soh Yuun s'y adossa, croisa les bras.
— Tu ferais mieux de l'oublier, lâcha-t-elle.
Cléon planta ses yeux dans les siens. Elle ne la craignait pas. Maintenant qu'elle avait enfin ce message, elle se sentait pousser des ailes.
— Je peux repartir par la fenêtre, si tu préfères.
La pirate roula des yeux, tourna la clef et ouvrit la porte.
— Je veux que ton bien, Cléon. Cet homme te rendra malheureuse.
La jeune fille ne l'écouta pas. Qu'importe ce que pouvait lui dire Soh Yuun, elle avait obtenu cet ultime message, c'était tout ce qui comptait. Qu'en savait-elle, d'ailleurs ? Elle ne le connaissait pas, elle n'avait pas non plus décacheté la lettre. Peut-être se cachait-il en son sein le désespoir, peut-être lirait-elle des choses méchantes, cruelles. Mais il s'agissait de sa vie, son histoire ! Elle ne tolèrerait plus que quiconque s'immisce dans sa vie privée. Elle n'était pas qu'une fille malade, elle n'était pas que la fille d'Aljinan. Elle était un être humain à part entière. Et s'il fallait qu'elle en souffre, qu'il en soit ainsi !
Elle voulait tomber. Mais tomber seule, pour se relever avec ses propres forces !
Le soir était agréable. La nuit claire dévoilait une lune opaline rayonnante. L'odeur de la mer flottait jusqu'à ses narines, âcre et entêtante. Sur les quais, on pouvait percevoir les joyeux fêtards qui riaient et chantaient dans les rues. Port Lumis n'était pas une cité calme, mais un bouillon d'énergie. Il ne connaissait pas le repos, même lorsque la nuit dominait le monde sans partage.
Assise sur le bord d'un ponton, Cléon observait l'éclat de la lune à la surface de l'eau. Elle tournait et retournait la lettre entre ses mains, incapable de se décider à briser le sceau. C'était ridicule. Elle s'était disputée avec Soh Yuun, et presque battue avec elle pour ce papier !
Des pas sur le ponton la firent se retourner.
— Falmin ! T'abandonne l'auberge ? se moqua-t-elle.
Il rit et vint s'asseoir près d'elle. Puis, il alluma une cigarette, dont l'odeur aigre remplaça celle de la mer.
— Ils sont sages ce soir, je peux les laisser seuls un moment.
Falmin baissa les yeux sur la fameuse lettre.
— Alors, qu'est-ce qu'elle dit ?
Cléon étouffa un ricanement, dépitée.
— J'ose pas l'ouvrir. C'est bête, hein ?
Il lui ébouriffa affectueusement les cheveux, un petit sourire en coin.
— Sa Majesté laisse personne indifférent, je vois.
— Dis pas n'importe quoi ! grommela-t-elle.
Falmin rit de plus belle, Cléon s'empourpra. Elle ne voulait pas en parler. En fait, elle n'était même pas sûre de ce qu'elle ressentait. Ou de ce qu'elle espérait.
— Ça sera difficile, si t'es pas claire avec toi-même.
— Falmin, s'il te plaît...
— Ouvre-la ! Je reste, si tu veux. Ou je peux l'ouvrir moi-même.
Cléon le gratifia d'un regard noir. Lui, l'ouvrir, et puis quoi encore ? C'était son nom à elle qui y était écrit, pas le sien ! Elle prit une grande inspiration et glissa son index derrière le sceau. Quelque chose d'important y était écrit. Elle en était persuadée.
D'un geste tremblant, elle brisa la cire et déplia le papier. L'écriture était fine, élégante. Mais il ne figurait qu'une phrase, et un énorme dessin.
« Je suis désolé».
Ses yeux contemplaient désespérément ces trois mots, comme si d'autres pouvaient surgir du néant. Mais il n'y avait que ce dessin, cette branche de lilas, certes magnifique, mais si... insignifiante ! La déception lui enserra le cœur. Qu'avait-elle espéré, de toute façon ?
— Alors ? demanda Falmin, un peu trop curieux à son goût.
Elle lâcha un soupir et lui montra la lettre. Un sourire étira les lèvres de l'aubergiste, ses yeux pétillaient. S'il cherchait à la railler, ce n'était pas le moment ! Oh, comme elle aurait voulu être seule pour pleurer son amertume ! Elle se sentait si stupide !
— Quel coup de crayon ! commenta l'aubergiste d'une voix enjouée. Précis, souple, le prince a un grand talent. Regard la gestion des couleurs !
Malgré elle, Cléon reposa ses yeux sur le dessin.
— Plus clair à l'extérieur, plus sombre à l'intérieur. C'est pas une espèce très commune, il pousse pas à Port Lumis. C'est une espèce du nord. D'Estalis. Ca veut dire qu'il l'a réalisé de tête ! Quel talent ! Tu trouves pas ?
— Tout ça pour un lilas...
C'était un arbre qu'elle appréciait... en temps ordinaire. Mais elle avait la vague sensation d'être insultée.
— C'est pas un lilas. C'est le lilas.
Falmin écrasa sa cigarette sous sa chaussure et ramassa ce qu'il en restait pour le mettre dans un étui métallique.
— Laisse-moi te raconter quelque chose. Au Brasier, à la cour surtout, les fleurs délivrent des messages. On apporte à nos morts des bouquets de roses jaunes, on se marie avec pivoines rouges, on offre aux nouvelles mères des jonquilles, on salue nos soldats avec des lys...
— Et le lilas ? C'est la fleur d'Araane.
— Pas que. Elle est la fleur du secret, des sentiments dissimulés.
Cléon s'empourpra d'un coup. Qu'insinuait-il ? Que fallait-il qu'elle croit ? Et s'il se trompait ? Que fallait-il espérer ? Elle ignorait ce qu'elle voulait entendre.
— Ce lilas, continua-t-il avec un large sourire, est une déclaration.
— Mais...
— Il te demande rien. Rien du tout. C'est pas une demande, encore moins une proposition. Il t'ouvre une porte, à toi de décider de la franchir ou non.
Falmin lui rendit le message avec un clin d'œil et se leva, s'étira.
— Je sais que ta maladie est un fardeau, que ton père, ton frère, Kwen, et tous les autres te couvent comme un poussin. Mais je crois que tu peux faire tes choix. Que tu dois faire tes choix. Si je devais te donner qu'un conseil, c'est de foncer. En mettant de côté sa noblesse et sa position, c'est un homme respectable, d'après les rumeurs. Et un bel homme, en plus ! T'arrête pas à ces détails, on a qu'une vie, autant la mener comme on veut !
Sur ce, il s'en alla d'un pas lent, comme s'il voulait encore profiter de la douceur de cette nuit d'automne. Cléon baissa à nouveau les yeux sur le dessin. Elle admira les teintes des fleurs, les jeux d'ombre et de lumière. Celtica connaissait bien son affaire, il n'avait rien laissé au hasard. Elle passa le bout de ses doigts sur les petites fleurs, combien de temps y avait-il travaillé ?
La frustration, envolée, laissait sa place à la honte et au trouble. Comment avait-elle pu se conduire aussi puérilement ? Son travail méritait l'admiration, pas son mépris. Évidemment, elle aurait aimé qu'il vienne lui parler, qu'il lève cette ambiguïté. Mais ce dessin la touchait.
Cléon se leva et respira l'air à plein poumons. Rien n'était encore clair, mais elle savait une chose : elle désespérait de le revoir. Ce message sonnait comme un adieu, si douloureux. Elle ne pouvait rien attendre de lui, quoi qu'elle décide. Ils n'appartenaient pas au même monde, mais les jours passés ensemble n'avaient aucun prix. Cléon était enfin Cléon. Pas une poupée de porcelaine, pas une malade. Une jeune fille, avec ses doutes et ses espoirs. Une jeune fille qu'on regardait enfin !
Son cœur fit un bond. Une fille qu'on regardait enfin... Qu'il regardait ! Le soir où ils avaient affronté Eickœs, ne s'était-il pas penché sur elle ? Si Vlad et Fédra n'étaient pas descendus, comment se serait terminée leur conversation ? Une petite idée dansait dans son esprit, et elle devait bien l'admettre, elle ne lui déplaisait pas. Elle eut un sourire idiot.
Elle voulait le revoir. Lui parler. L'écouter. Elle en était certaine. Si Falmin avait raison, rien n'était encore perdu. Elle pouvait se battre. Une fois encore.
Mais cette fois-ci, la récompense pourrait être bien plus douce.
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