
13 L'âge des choix (1/3)
Dans les larges couloirs du palais d'Estalis, Bôfang trottinait sans prêter attention aux courtisans qui chuchotaient sur son passage. Elle restait focalisée sur la robe qu'elle portait, car, en tant qu'esclave, elle n'avait jamais revêtu de jupes aussi longues. Ici, on lui avait dit que ce serait différent du château de Nar'y, que la cour y restait aussi longtemps qu'elle le désirait, que personne ne devait comprendre qu'elle était une esclave. On lui avait longuement expliqué que sa maîtresse serait en danger, si cela venait à se savoir. Et elle ne voulait, sous aucun prétexte, lui causer du tort !
Au Brasier, les servantes portaient des robes simples aux couleurs pâles, mais longues, dont le bas se faufilait entre les jambes et menaçait de les faire chuter à la moindre inattention. Ce qui lui paraissait au début n'être qu'une contrainte, se révéla bientôt un vêtement qu'elle appréciait. À côté des vieilles guenilles dont on l'affublait ordinairement, cette tenue lui donnait presque des airs de noblesse. Elle se sentait humaine. Et c'était mal. Parce qu'elle était juste une esclave.
Ses débuts en tant que servante, bien qu'elle fût depuis toujours la suivante de la princesse Annya d'Arcane, avaient été difficiles. Ici, les serviteurs bavardaient et bravaient avec une effronterie affichée les ordres de leurs maîtres, sans toutefois risquer le fouet. Certains se moquaient sans vergogne de la noblesse, et jamais ils n'étaient punis ! Elle avait aussi vu des servantes repousser les avances de nobles éméchés, sans en être inquiété. À Nar'y, c'était chose impossible. Bôfang avait beaucoup de chance, sa maîtresse la protégeait de ces dangers qu'elle aurait difficilement fui autrement.
Les bras chargés de linge, elle se trottinait vers les appartements de la princesse. Elle était depuis plusieurs jours de fort mauvaise humeur. Depuis leur arrivée, en réalité. Une dame de la cour avait pris à partie sa maîtresse, mais comme son brasien était encore trop mauvais, elle n'avait pas compris un mot. Il avait été apparemment question de son mariage avec le beau prince Celtica, mais elle avait tout gardé pour elle. La future impératrice parlait peu, et elle ne parlait jamais de ce qui se passait dans son cœur ou dans sa tête.
Bôfang s'arrêta pour reprendre son souffle devant une des fenêtres qui donnaient sur le majestueux jardin impérial. C'était un très bel endroit, très coloré et calme. Et avec l'approche de l'automne, les feuilles des arbres muaient du vert au brun, passant par toute une palette de rouges et de jaunes chatoyants. C'était magnifique. Ce serait un cadre parfait pour le mariage de sa maîtresse !
Des pas résonnèrent, elle s'écarta de ses rêveries et se remit à trottiner. La princesse avait besoin de ses toilettes, et il ne fallait pas la faire attendre !
Elle atteignit rapidement la porte des appartements de la dame, et les franchit prestement, sans attendre de s'y faire inviter. Sa maîtresse détestait qu'elle se montre timorée, alors qu'elle avait reçu ses ordres. Alors qu'elle avançait dans l'antichambre, une voix effrayante lui parvint. Elle la reconnaissait, cette voix, et l'entendre ne pouvait signifier qu'une chose : c'était une affaire d'une importance capitale. Elle entra enfin dans le petit salon où la maîtresse des lieux accueillait ses prestigieux invités.
La princesse se tenait de dos, dans une longue robe vert jade, surmonté d'une veste d'un vert plus soutenu et brodé de petites feuilles, serrées à la taille par une large ceinture de soie noir. C'était Bôfang qui lui avait brodé la veste. C'était un grand honneur que de toucher une étoffe aussi fine, et surtout destinée à épouser les courbes de son royal corps. C'était beaucoup trop pour une simple esclave, elle avait passé des journées et de longues nuits blanches à y travailler, tout en subissant la jalousie de certaines servantes qui lui avaient mené la vie dure. Mais le résultat compensait largement tous ces désagréments. Elle avait créé un chef d'œuvre ! Non ! Elle ne devait pas le croire, elle n'était qu'une esclave ! Elle n'avait pas le droit de créer d'œuvre. C'était interdit.
L'hôte de sa maîtresse s'enfermait toujours dans une armure étrange. Elle portait un masque de femme, dorée, une sorte de chevelure en fil de fer noire, une fleur de métal rose au dessus de l'oreille. Le bas de son armure consistait en un jupon de soie rose sous une jupe en côte de maille à large anneau. C'était une pièce qui n'aurait jamais dû voir le jour, une sorte d'alliance contre nature entre le monde mortel et le monde divin, qui la mettait mal à l'aise.
Cette visiteuse se promenait toujours en compagnie de deux femmes d'une beauté rare, vêtue comme des poupées de porcelaine, mais aussi inexpressives que des poupées de chiffon. Jamais elles ne prononçaient un mot, jamais elles ne bougeaient sans un ordre précis. Plus esclaves que des esclaves. Et elles n'étaient jamais les mêmes, à chaque fois que la dame de métal venait, elle amenait de nouvelles servantes.
Les deux femmes se tournèrent d'un même mouvement, à peine surprises, vers la petite Orphalienne, et retournèrent à leur conversation. Elles devisaient en arcans. De toute manière, Bôfang ne comprenait pas grand-chose à ces mots compliqués, à ces formules alambiquées. Elle alla déposer le linge sur une chaise et entreprit de le ranger dans une armoire finement ouvragée, en prenant bien garde à ne pas paraître intéressée par l'échange entre les deux femmes.
Néanmoins, elle remarqua que sa maîtresse se tenait près de la fenêtre, une tasse fumante à la main, et que la dame de métal avait pris ses aises dans l'un des trois luxueux fauteuils. La princesse était nerveuse.
— En êtes-vous certaine ? siffla la noble dame.
— Absolument. Mes sources sont fiables.
Annya se retourna vivement, Bôfang sursauta. Elle était en colère, et elle ne savait pas pourquoi. Et elle détestait ne pas comprendre son humeur. Comment la servir au mieux, alors ?
— Ne vous inquiétez pas, votre futur cher et tendre n'est pas réputé pour sa lubricité. Une chance pour vous, en un sens.
La princesse étrécit les yeux, la petite esclave tremblait. Ce n'était jamais bon signe.
— Je me fiche bien de son caractère libidineux ou non, s'agaça-t-elle. Si par malheur, il prenait enfin conscience qu'il est un homme en pleine possessions de ses moyens, et qu'un fruit non désiré arrive au monde, je serais dans une bien fâcheuse situation !
La dame de métal agita son éventail d'acier devant son visage. Il sifflait sinistrement dans l'air, comme une lame menaçante. Bôfang fut parcourue d'un terrible frisson. Mais elle ne risquait rien, sa jolie maîtresse veillait sur elle. De toutes ses esclaves, c'était elle qu'elle avait emmené dans ses bagages.
— Faut-il que je joue les chaperonnes ?
— Et pourquoi le feriez-vous ? répliqua la jeune femme, incisive. Qu'avez-vous à y gagner ?
— Et pourquoi ne le ferais-je pas ? Vous aurez le pouvoir d'ici peu, il me semble tout à fait sensé de vous servir, et de m'assurer une place de choix à la cour.
Annya vint déposer délicatement la tasse qu'elle tenait sur la table basse et prit place dans le second fauteuil. Puis, elle garda le silence. La petite esclave orphalienne ne savait pas quelles pensées passaient par la tête de sa maîtresse, mais elle savait que son mutisme était quelque chose d'important. Alors, elle se fit aussi discrète que possible, et commença à faire les poussières sans un bruit. Pendant qu'elle s'agitait, elle sentit le regard glaçant de la dame de fer peser sur sa frêle personne. Elle n'osa pas se retourner pour vérifier la véracité de ses impressions.
— Puis-je vous poser une question ?
— Faites, soupira la princesse.
— Pourquoi avez-vous pris le risque d'emmener cette esclave avec vous ?
— Bôfang ? Elle est utile, et plus dégourdie que les autres. Et elle m'est d'une fidélité irréprochable.
— Si quelqu'un l'apprenait...
— Et je doute que cela arrive.
— Vous sous-estimez le Secret, ma Dame.
— Son Excellence a mieux à faire que s'occuper de mes gens, répliqua sèchement la princesse.
— Si vous le dîtes. Mais n'oubliez pas que vous ne connaissez pas l'identité de ses membres.
— Pas encore. Après mon mariage, je connaîtrai non seulement leurs noms, mais aussi leurs visages.
— À moins que votre époux ne souhaite le garder pour lui. Songez que même Exodica n'en avait rien dit à Yéline. Et vos relations avec le seigneur Celtica ne sont pas au beau fixe.
— Que voulez-vous dire ? s'impatienta Annya.
— Que vous n'êtes pas le fort inébranlable que vous prétendez être. Vous êtes pleine de failles. Et celle-ci en est une grossière.
Annya se leva doucement, prête à exploser. Bôfang sentit la peur courir dans ses membres, rendre gourds ses petits doigts. Elle s'en prendrait à elle, forcément. C'était toujours ainsi que cela finissait, et elle l'aurait à nouveau mérité. Quoi qu'elle eût fait.
Mais au lieu de cris et de coups, Annya l'appela d'une voix terne et lui ordonna de sortir chercher des petits gâteaux en cuisine. Prestement, la petite esclave se précipita à l'extérieur, ravie d'échapper au courroux ravageur de sa maîtresse.
Bien qu'installées depuis quelques jours seulement, Bôfang connaissait parfaitement le palais. Elle avait même mit un point d'honneur à mémoriser son plan, dès la première heure où elle en avait foulé le sol. Elle s'y sentait bien. Elle n'avait plus à se méfier des hommes nobles, car ici, ils n'essayaient jamais de lui pincer le postérieur à la moindre occasion ! Elle n'avait pas encore croisé la famille impériale, mais cela ne saurait tarder. Elle connaissait bien le prince Celtica et elle l'aimait beaucoup. Il était un bon maître, et n'avait jamais levé la main sur elle, même le jour où elle lui avait taché ses beaux vêtements. Elle avait hâte de le revoir !
Frôlant les murs pour se faire la plus discrète possible, elle traversait les couloirs comme un courant d'air. Bôfang ne se détourna pas une seule seconde de sa mission. Elle n'avait à cœur que de servir sa maîtresse, que de plaire à sa maîtresse. Rien d'autre ne saurait plus la combler de joie que de devancer ses plus profonds désirs. Et bientôt, elle servirait deux maîtres ! Quel beau couple ils formaient ! Leurs enfants seraient les plus beaux de tout le pays, et elle, elle aurait de nouvelles responsabilités. Ce n'était pas aux esclaves de s'occuper des enfants, mais elle ne pourrait certes pas négliger ces nouveaux venus.
— Bôfang ? souffla une voix douce et masculine.
Elle sursauta et se plaqua contre un mur, alors qu'un beau jeune homme aux longs cheveux bleu nuit se précipitait vers elle. Il ne s'arrêta qu'à quelque pas. Il avait l'air paniqué.
— Que fais-tu ici ? Quelqu'un pourrait te voir !
Il regarda à droite et à gauche, puis lui saisit les épaules. L'esclave se tendit mais ne se défendit pas. Elle n'en eut pas même la présence d'esprit. Elle n'était qu'un meuble, à quoi bon résister ?
— Elle a osé... siffla-t-il, furieux.
Il était doux, mais ferme. Bôfang tremblait comme une feuille, son estomac se tordait par l'appréhension. Elle ne connaissait pas cet homme, mais lui, si. Qu'allait-il lui faire ?
— Laisse-là, Risha, tu lui fais peur et c'est insupportable.
Cette nouvelle voix était aussi celle d'un homme. Mais elle sonnait différemment. Peut-être parce qu'il se cachait lui aussi dans une boîte en fer. Noire et luisante, son armure tirait légèrement sur le violet. Elle était comme segmentée, sur son heaume était accroché un énorme dard, et au bout de ses bras, des pinces tout aussi impressionnantes cachaient ses mains sans pour autant le rendre impotent. Il ressemblait à un grossier scorpion.
— Depuis quand tu me suis, Lesath ?
Le gros scorpion haussa les épaules.
— Je te suis sans te suivre...
Risha fit la moue.
— Ah ! Très bien ! lâcha Lesath. C'est ton frère qui m'a chargé de te « protéger », comme il dit... Il est pas un peu lourd, ton frangin ?
— C'est mon frère, répliqua le jeune homme aux longs cheveux. Je l'aime comme ça.
Le Scorpion se tourna vers l'esclave.
— Laisse-la, elle se souvient pas de toi... Du toi d'avant. Tu te fais du mal pour rien.
Risha baissa les yeux, comme accablé par un profond chagrin. Ses mains lâchèrent la petite esclave qui fila sans attendre. Sans jeter un seul regard en arrière.
Lesath posa une main compatissante sur son épaule.
— Je sais ce que c'est, murmura-t-il. C'est douloureux, et je te conseille de t'y habituer le plus vite possible.
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