Chapitre 1 - Le Contrat
Silas fit une pause et s'étira, appréciant la brise chargée de rosée qui accompagnait l'aube.
À ses pieds s'étendait la Vallée du Roi, une coulée de verdure traversée par un village aux toits colorés. Plutôt charmant pour un endroit aussi paumé. Il n'avait jamais compris pourquoi les gens s'obstinaient à aller s'enterrer au fin fond de la campagne où il était impossible de trouver un tailleur correct et très probable de finir sa vie dans l'estomac d'une bestiole. Enfin, c'était toujours plus de travail pour lui...
Le village avait l'air plutôt prospère, cela dit. Chaque maison ou presque possédait son propre jardin. Les balcons débordaient de fleurs, les façades scintillaient sous l'effet des reflets sur les baies vitrées et les larges fenêtres, les rues semblaient correctement pavées et une impressionnante fontaine trônait sur la place centrale. Malgré l'heure matinale, on pouvait déjà voir des enfants courir dans les rues tandis que leurs parents discutaient, balayaient le perron ou ouvraient les volets. Quelques-uns se préparaient à se rendre au marché de la bourgade voisine, à en juger par les charrettes emplies à ras bord de caisses, de sacs et de tonneaux.
Silas suivit des yeux la route principale, qui s'éloignait de lui en ligne droite. Il n'eut pas à chercher longtemps avant de trouver le manoir où il devait se rendre, de l'autre côté du village. Il haussa les sourcils, à la fois surpris et impressionné par les colonnes de marbre qui gardaient l'entrée, le jardin aux buissons impeccablement sculptés et les statues qui s'élevaient presque aussi haut que les quatre étages de la bâtisse.
Un peu prétentieux à son goût, mais il n'allait pas s'en plaindre. Il détestait faire affaire avec des gens fauchés.
Sa cible repérée, il leva encore un peu les yeux et s'arrêta, enfin, sur la forêt.
Un frisson désagréable le traversa. Son instinct lui criait que cet endroit était dangereux, et l'on ne devenait pas le meilleur chasseur de monstres du continent sans écouter son instinct.
Les arbres étaient immenses. À côté, le manoir évoquait une maison de poupée. Leurs troncs sombres se dressaient comme des piliers, si proches qu'ils formaient presque une muraille, un ultime avertissement – ne vous aventurez pas plus loin. L'automne faisait rougeoyer les cimes, tachées ici et là de zones nues, plus sombres, striées de branches tordues. L'obscurité s'étendait sous les ramages tel un voile de ténèbres.
— Dix contre un que le truc que je dois trucider se trouve dedans, grommela Silas en commençant à descendre la pente menant au village.
Pourquoi ses contrats l'amenaient toujours dans des endroits pourris ? Pourquoi les monstres n'allaient-ils pas se tapir dans un joli salon de thé, pour changer, ou une belle bibliothèque ?
Enfin, avec un peu de chance, ce contrat serait assez juteux pour qu'il puisse se ranger du métier et cette forêt boueuse – elles étaient toutes boueuses à cette période de l'année – serait la dernière dans laquelle il crapahuterait.
Tout en marchant, il défit son chignon serré et ramenée sur sa poitrine. Il passa un mouchoir sur son visage pour être certain de ne pas se présenter trop sale – ni trop propre, tout de même, il cultivait une certaine image d'explorateur – et tourna le premier bouton de sa chemise pour activer le sort qui allongeait sa cape afin qu'elle puisse marquer théâtralement le moindre de ses mouvements. Il ajouta un anneau d'or à son oreille droite et une bague à sa main gauche. Il avait pris soin d'enfiler une tunique sombre qui épousait bien son corps, un pantalon moulant et des bottes assez hautes pour souligner ses mollets musclés. Pas de maquillage aujourd'hui, son client n'était pas assez bien né pour y avoir droit. Et puis, de toute façon, il savait que ses traits bien dessinés, ses lèvres charnues, sa peau de bronze, ses grands yeux bruns et ses longs cils n'avaient pas besoin d'artifices pour séduire. Il n'était pas seulement le plus efficace des tueurs de monstres, il était aussi le plus beau et en tirait une certaine fierté.
Peut-être aurait-il dû mettre un peu de noir sur ses paupières, tout de même... Bah, trop tard pour regretter.
Sans ralentir, il rangea dans sa sacoche, enchantée pour pouvoir contenir l'équivalent d'une cave, la plupart des armes qui pendaient à sa ceinture, c'est-à-dire trois lames de jet, un sabre court, une sarbacane et trois boules explosives. Il ne garda apparents qu'un couteau et un arc. Il avait également glissé une lame de jet à l'arrière de ses bottes et un poignard dans chaque manche, fixés à ses avant-bras par des étuis qui lui permettaient de les faire jaillir d'un geste. Sa bague dissimulait aussi un dard empoisonné ayant déjà éliminé deux clients désagréables par le passé.
On n'était jamais trop prudent.
Comme il s'y attendait, on le vit arriver bien avant qu'il n'atteigne les premières maisons et un groupe de curieux se réunit pour l'accueillir. Il piocha dans le répertoire du « mystérieux étranger séduisant » pour se composer une voix suave, rassurante, presque hypnotique. Ces hypocrites étaient pourtant bien heureux de se débarrasser des bêtes qui dévoraient leurs moutons et leurs enfants...
Il cibla un jeune homme à l'air un peu hébété et lui sourit. Le pauvre piqua un fard.
— Bonjour, salua Silas en lui offrant une œillade dévastatrice. Pardonnez-moi de vous déranger de si bon matin. Je suis ici à la demande du seigneur Gaston de Rochedure. Seriez-vous assez aimable pour m'indiquer la route menant à sa demeure ?
Comme s'il était assez stupide pour ne pas avoir vu l'énorme manoir accroché à l'arrière du village. Mais il fallait gagner leur confiance et récolter un minimum d'informations avant de parler avec son client.
— C'est... heu... C'est par là, bredouilla le jeune homme en tendant un doigt. Je peux... heu... Je peux vous y conduire, si vous le désirez...
— C'est fort aimable à vous, répondit Silas avec un sourire éblouissant.
Du coin de l'œil, il vit deux femmes échanger des murmures ponctués de gloussements et un homme déglutir distinctement.
La beauté est une arme, souffla dans l'esprit de Silas la voix de Deirdre, sa défunte maîtresse d'armes. Aiguise-la, utilise-la, change-la en outil mortel.
Les sens toujours aux aguets, il suivit son guide à travers le village.
— Et là-bas, c'est le lavoir ! ajouta le jeune homme avec un enthousiasme disproportionné par rapport à l'envergure dudit lavoir. C'est le seigneur Gaston qui l'a fait construire, comme... eh bien... presque tout. Il possède toute la Vallée, en fait, et même les villages qui nous entourent. Il est tellement riche qu'il traite directement avec les rois et les reines, vous savez.
Le chasseur hocha la tête et lui sourit en notant soigneusement ces informations. Son guide rougit.
— D'ailleurs, balbutia-t-il, je... Enfin, je m'appelle Franck...
— Fascinant, répondit Silas en mettant juste ce qu'il fallait d'intérêt dans sa voix pour cacher le fait qu'il n'en avait rien à faire. Sais-tu pourquoi je suis là ?
— Eh bien, je suppose que vous venez pour les bêtes...
Les bêtes ? Personne n'avait parlé d'un contrat impliquant plusieurs cibles !
— Précisément, confirma-t-il tout de même. Que peux-tu me dire à ce sujet ?
Le garçon lui adressa un regard plein d'effroi.
— Elles rôdent, messire... Elles ont toujours rodé, juste à la lisière de la forêt... On les aperçoit parfois, les soirs de pleine lune, des... des choses décharnées et des voix... presque humaines. Avant, elles se contentaient d'observer, mais maintenant... La vieille Sam était persuadée qu'une d'entre elles avait enlevé son enfant. Elle était bûcheron, pas du genre fragile. Elle est partie dans les bois... Et on ne l'a jamais revue.
La vieille Sam aurait dû laisser ça à un professionnel, songea Silas avec consternation. Les gens sont stupides.
— Quelle tragédie.
— Et l'autre jour, c'est le jeune Yvain qui s'est volatilisé, continua Franck. Avec son fiancé. Les pauvres... On n'a retrouvé d'eux qu'une chaussure.
Silas grimaça. S'il devait choisir entre ne rien laisser de lui à sa mort et laisser une chaussure, il choisirait la première option sans hésiter. Il avait sa fierté.
— Pas d'inquiétude, le rassura-t-il d'un ton professionnel. Vos problèmes seront bientôt résolus.
Son guide lui adressa un regard adorateur, mais il l'ignora. Il était enfin arrivé au manoir Rochedure.
— Je vous laisse, souffla Franck. Si jamais vous vouliez me reparler pour...
— Oui, oui, l'interrompit Silas en marchant vers la grille. Tu m'as été très utile. Au revoir.
Les barreaux métalliques, décorés de faux lierre en fer forgé, étaient deux fois plus haut que lui. Une femme patientait devant, immobile, aussi pâle qu'une morte. Elle était vêtue d'un uniforme pourpre qui faisait ressortir la musculature de ses épaules carrées. Une grosse clé argentée pendait autour de son cou.
Elle le regarda s'approcher sans un mot.
— Je suis Silas, se présenta simplement le chasseur. J'ai rendez-vous avec monseigneur Gaston de Rochedure.
— On ne vous attendait pas avant au moins une semaine, répondit-elle d'un ton froid, vaguement réprobateur.
— Que voulez-vous, répliqua-t-il avec un sourire en coin, je ne suis jamais là où on m'attend.
Elle hocha la tête, comme si cela expliquait tout, et se retourna pour ouvrir les grilles à l'aide de sa clé. Les deux énormes battants pivotèrent sans le moindre grincement.
Elle commença à marcher sans rien ajouter et Silas la suivit à l'intérieur, surpris par tant de décorum. Les petits nobles de campagne étaient rarement autant à cheval sur le protocole.
Et les petits nobles de campagne avaient rarement des jardins qui ressemblaient à ça.
, dragon, griffon, ours, serpent... Leurs yeux vides et leurs gueules figées surplombaient les invités comme autant de menaces muettes.
— Notre maître aime la chasse, déclara soudainement la femme en lui adressant un long regard par-dessus son épaule.
Il eut vaguement l'impression qu'il s'agissait d'un avertissement.
Le manoir en lui-même était aussi ostentatoire que ce qu'il avait estimé. Ils grimpèrent en silence les marches de marbre menant au perron, croisèrent la statue d'un géant en armure pourfendant une créature inidentifiable, dépassèrent une rangée de colonnes et arrivèrent enfin à la porte principale du bâtiment, entièrement plaquée d'or.
Elle s'ouvrit silencieusement devant eux, dévoilant la silhouette d'un homme à la même livrée pourpre que la femme l'ayant accueilli. Le serviteur hocha la tête, se retourna et s'enfonça dans le hall. Comprenant qu'il changeait de guide, Silas prit sa suite sans protester.
Un silence étouffant régnait à l'intérieur du manoir. Même le bruit de leurs pas était étouffé par l'épaisseur des tapis. Des parfums coûteux avaient été dispersés dans l'air, mais d'autres fragrances, plus subtiles et plus étonnantes, se devinaient dessous, mélange de poussière, de moisi, de fleurs sauvages, de champignons et de terre humide, comme si la forêt avait étendu son emprise invisible jusqu'ici.
Rien n'avait été construit à mesure humaine. Le plafond était si haut que Silas distinguait à peine les visages grimaçants, sculptés dans les clefs de voûte, et les tableaux recouvrant les murs avaient des allures de fresques. C'étaient principalement des représentations de chasse ou de bataille sublimées. Des flots de sang vermillon s'échappaient des corps artistiquement contorsionnés et les cieux s'ouvraient pour illuminer les vainqueurs.
Certains artistes gagneraient à visiter un véritable champ de bataille. Silas, qui l'avait déjà fait plusieurs fois, se souvenait surtout des charognes, de l'odeur à vomir et des bouts de cadavres éparpillés.
Sur plusieurs tableaux revenait le même personnage, un homme musclé – trop pour être crédible – aux courts cheveux sombres et aux sourcils broussailleux. Le chasseur n'eut pas besoin de légende pour comprendre qu'il s'agissait du propriétaire des lieux. Les nobles étaient toujours pareils.
Ils tournèrent plusieurs fois sans croiser âme qui vive et s'arrêtèrent devant une imposante porte métallique.
Le serviteur ferma la main sur un lourd heurtoir – un heurtoir dans un manoir ? – et frappa deux coups. La porte s'ouvrit lentement. Silas entra sans y être invité.
Il s'agissait d'une sorte de gymnase. Au milieu de la pièce ronde, éclairée par de larges baies vitrées, un homme et une femme combattaient à l'épée. Elle portait la livrée des serviteurs tandis qu'il était torse nu.
D'un mouvement que Silas jugea parfaitement bien exécuté, quoique inutilement frimeur, l'homme désarma son adversaire. L'épée vola à travers la pièce et renversa un pantin.
— Tu ramollis, Tanzine ! s'exclama celui qui ne pouvait être que le seigneur Gaston de Rochedure en éclatant de rire.
Son adversaire inclina la tête d'un air contrit et s'écarta pour ramasser son épée.
— Monseigneur ? lança Silas, qui ne comptait pas attendre la fête du printemps pour avoir un peu d'attention.
Le noble se tourna vers lui. Il était un peu plus vieux que sur ses portraits, atteignant facilement les cinquante ans, mais l'âge n'avait visiblement pas diminué sa force. Son menton était carré, ses lèvres fines, ses sourcils et ses cheveux d'un noir d'encre. Il souriait, mais quelque chose dans son expression trahissait son caractère froid et implacable. Son torse imposant était couvert d'une épaisse toison bouclée, mis à part l'endroit où trois griffes l'avaient blessé, zébrant ses pectoraux de cicatrices boursouflées. Il était beau, d'une certaine façon, même si Silas préférait les individus un peu plus raffinés.
— Eh bien, lâcha le seigneur en s'épongeant le front, je dois dire qu'il s'agit d'une surprise...
Il frappa dans ses mains. Les serviteurs disparurent.
— Vous êtes Silas ? Je n'ai envoyé un message à Pyrh qu'il y a deux semaines, je ne vous attendais pas avant encore un bout de temps.
— J'ai coupé par les Marais D'Éther, répondit le chasseur avec nonchalance. Votre demande ayant piqué ma curiosité, je ne voulais pas vous faire attendre.
Gaston écarquilla légèrement les yeux sous l'effet de la surprise. Les Marais D'Éther étaient réputés maudits et mortellement dangereux. En vérité, Silas les avait déjà traversés plusieurs fois, il suffisait de savoir où on mettait les pieds et d'être prêt à trucider deux ou trois serpents géants lorsqu'il le fallait. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose.
— Je vois que j'ai fait appel à la bonne personne, se félicita le noble avec un sourire vaguement inquiétant.
— Vous avez demandé le meilleur, monseigneur. Je suis le meilleur. Je n'ai jamais échoué à remplir le moindre contrat.
C'était faux, il avait déjà échoué, une fois, mais il évitait généralement d'y penser et n'en faisait pas spécialement la publicité.
— Suivez-moi, lança Gaston.
Il se dirigea vers une porte, l'ouvrit et l'invita à entrer dans un bureau tapissé de rouge. Un énorme portrait de lui-même trônait au-dessus d'une cheminée. Le reste des murs était orné de têtes d'animaux empaillées. Silas dissimula une grimace désapprobatrice en reconnaissant plusieurs créatures magiques inoffensives, ou n'ayant en tout cas pas mérité d'être exhibées comme des objets. Il donnait peut-être la mort, mais jamais pour la chasse ou le plaisir.
— Vous pouvez m'appeler Gaston, déclara le noble en le détaillant d'un air ostensiblement appréciateur.
— Et vous pouvez m'appeler Silas, répondit le chasseur en cherchant le juste ton entre la séduction et le professionnalisme.
Cet homme ne l'attirant pas, il n'avait pas le moins du monde envie de se faire sauter dessus.
Gaston sourit. Ils savaient tous les deux que le seigneur ne se serait pas gêné pour l'appeler par son simple prénom, de toute façon.
— Avez-vous une spécialité, Silas ? demanda Gaston en se saisissant d'une carafe.
Il remplit à ras bord deux verres de vin et en tendit un à son invité, qui l'accepta par politesse.
— On ne peut pas avoir de spécialité lorsqu'on est bon dans tous les domaines, se vanta tranquillement le chasseur. Je n'ai que deux conditions pour accepter un contrat. Je dois être payé et la cible doit être un monstre.
— Oh, pas d'humains ?
— Je n'ai pas dit cela. Un monstre peut prendre toutes les formes.
— Je vois, s'amusa Gaston. Et pourquoi que les monstres ? Cœur tendre ?
Silas laissa échapper un rire sincère.
— Non, pas vraiment. Je ne désire simplement pas de complications. Personne n'aime les monstres, alors personne ne cherche à les venger et tout le monde est soulagé de les voir disparaître. On ne fait pas longue carrière lorsqu'on assassine des personnes populaires. Et cela s'applique aussi aux créatures magiques, avant que vous me le demandiez. Je ne tuerai pas de fée bienveillante ou de dragon protecteur.
— Intéressant, marmonna le noble en se frottant le menton. Et comment déterminez-vous qui est un monstre ?
— Comme je l'ai dit. Personne ne les aime, personne ne cherche à les venger et tout le monde est soulagé de les voir disparaître.
Ce qui s'appliquait aussi à lui, mais cela faisait partie des sujets auxquels il évitait de penser.
Ce fut au tour de Gaston de rire. Il se tapa sur la cuisse, vida sa coupe d'un trait et la reposa bruyamment sur son bureau.
— Vous me plaisez, Silas !
Il avait dit ça comme un compliment, mais le chasseur dut dissimuler une grimace. Ce n'était pas le type d'homme auquel il voulait plaire.
— Pour en venir à la raison de votre présence ici, reprit Gaston, je peux vous assurer que ma proie est bien un monstre.
Il désigna d'un air sombre les cicatrices qui traversaient son torse.
— Il m'a fait cela alors que j'essayais de sauver la gamine qu'il était en train d'enlever. Il a toute une armée de créatures à son service. J'ai tenté plusieurs fois de pénétrer au cœur de la forêt pour atteindre son repaire, mais hélas, j'ai toujours échoué.
Le mot « échoué » semblait lui arracher la gorge.
— Plus le temps passe et plus les créatures sont nombreuses et téméraires, continua Gaston. Mais elles sont idiotes, à peine plus évoluées que des animaux, mentalement parlant. Je suis certain que si quelqu'un parvenait à tuer la Bête, leur chef, elles seraient désorganisées et faciles à abattre.
— Entendons-nous bien, clarifia Silas. Vous voulez que je m'introduise dans la forêt et que je tue cette Bête, c'est cela ? J'éliminerai peut-être quelques-uns de ses sbires en passant, mais nous sommes d'accord que ce n'est pas dans le contrat. Vous vous débrouillerez avec les conséquences de sa mort.
Les lèvres de Gaston lu dessinèrent un sourire carnassier. Il lui tendit la main.
— Nous avons un arrangement. Cinq cents pièces d'or pour que vous me rapportiez la tête de la Bête, et mille si vous réussissez avant la fin du mois, ce qui vous laisse trente jours.
Silas fit semblant de réfléchir, comme si cette récompense n'était pas dix fois plus élevée que ses prix habituels. Avec mille pièces d'or, il pourrait directement prendre sa retraite ! Est-ce que cette chienne de vie lui souriait enfin ?
— Entendu. Je dois littéralement vous rapporter la tête ?
— Oui, comme preuve. Mais je veux que le corps soit parfaitement intact. J'irai le chercher moi-même.
Il sourit, une étincelle féroce au fond des yeux.
— J'adore accrocher mes trophées.
— Très bien, concéda Silas en se retenant diplomatiquement de signaler qu'il s'agirait de son trophée. De quelles informations disposez-vous sur cette Bête ? Des descriptions ? Des lieux où elle apparaît souvent ?
Gaston attrapa un épais rouleau appuyé contre son bureau et l'ouvrit sur la table, dévoilant une carte. En bas à droite, la Vallée du Roi était représentée par une reproduction du manoir Rochedure. Des routes commerciales partaient vers le haut, entrecoupées par le nom de quelques relais.
Le reste de la carte était entièrement occupé par la forêt. Un anneau d'arbres vert clair en faisait le tour, progressivement remplacé par une teinte plus foncée. Silas songea fugitivement aux profondeurs de l'océan avant de s'attarder sur les endroits marqués de croix ou de symboles. La plupart se trouvaient dans la zone claire, mais certains s'enfonçaient jusqu'au cœur de la forêt. Plusieurs têtes de mort, des blasons anonymes, de simples croix...
Il sut où Gaston allait poser son doigt une seconde avant qu'il ne le fasse. Évidemment, le repaire de la Bête se trouvait pile au milieu de cette satanée forêt.
— Un château ? s'enquit Silas en reconnaissant la forme d'une tour.
— Ce sont de vieilles ruines, lui apprit Gaston. J'ai réussi à traquer la Bête jusque là avant qu'elle ne parvienne à me blesser. Elle est très forte et mesure au moins deux mètres de haut. Son corps est étrange, difforme... Enfin, vous verrez. Elle peut se déplacer silencieusement et escalader les arbres et les murs à une vitesse stupéfiante. Elle ne paraît pas particulièrement féroce, , car elle peut décider soudainement d'égorger tout ce qui se trouve à sa portée.
— J'ai l'habitude. Des pouvoirs magiques ?
— Pas que je sache.
— Depuis quand habite-t-elle là ? Que fait-elle exactement ?
— Elle rôde depuis des décennies, même si les disparitions ne sont devenues alarmantes qu'assez récemment. Pour ce qu'elle fait, eh bien... dévorer les gens, je suppose. On a retrouvé plusieurs cadavres à moitié... Disons plutôt plusieurs moitiés de cadavres. Ça ressemble à quelque chose que vous connaissez ?
Un gros truc méchant qui bouffe des gens ? songea ironiquement Silas. Non, jamais entendu parler d'un phénomène aussi rarissime...
— Peut-être, répondit-il d'un ton professionnel. Aucune information supplémentaire ?
— Non. Ça vous suffira ?
— Évidemment.
Le noble remplit de nouveau son verre et le porta à sa bouche sans quitter Silas des yeux. Sa langue passa lentement sur ses lèvres. Le chasseur vérifia que sa bague au dard empoisonné était bien accessible – juste au cas où. Le regard lubrique de son client lui faisait l'effet d'une traînée de limace baveuse. La beauté est toujours une arme à double tranchant.
— Vous pouvez vous reposer un peu ici avant de commencer votre traque, susurra le noble en s'approchant pour le coincer entre le bureau et lui.
Mais si Gaston pensait qu'il pouvait le piéger aussi facilement, il se fourrait le doigt dans l'œil jusqu'au coude. Silas se retourna gracieusement, fit un pas à gauche et, dans le même mouvement, reposa son verre vide à côté de la carafe.
— Je ne mélange pas les affaires et le plaisir, répondit-il avec un sourire en coin.
Gaston émit une sorte de grondement de gorge, le poing serré sur sa cuisse.
— Mais qui sait, enchaîna le chasseur pour tempérer son refus, lorsque nous ne serons plus en affaires... tout pourra arriver !
Surtout moi filant avec mon argent, précisa-t-il en pensée, même s'il ne jugea pas bon de partager ce plan.
— À dans quelques jours, donc, conclut-il en faisant volte-face, appréciant le mouvement dramatiquement ample de sa cape dans son sillage. C'était un plaisir de faire votre connaissance...
Il se retourna sur le seuil de la porte pour lui lancer avec une œillade lourde :
— ... Gaston.
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