8× Campement
Aerin
Je m'essuyai la bouche du revers de mon gantelet et soupirai après avoir bu suffisamment. Le convoi s'était arrêté proche d'un cours d'eau pour permettre à nos montures de s'abreuver et de se reposer pour la troisième fois de la journée. En levant la tête vers la grisaille qui plafonnait le paysage, je pus entrapercevoir que le soleil surplombait encore pleinement les cieux.
Notre trajet durait depuis déjà une semaine, la plupart d'entre nous étaient éreintés d'un tel voyage et arboraient les marques de la fatigue et de l'ennui. J'avais rarement eu à faire à une mission si peu passionnante. Heureusement elle s'apprêtait à arriver à son terme, les Lames d'Argent se sépareraient des Xilliens dans la journée du lendemain une fois les frontières de l'Empire adverse pleinement atteintes.
La voix ronchonne de Blake m'extirpa alors de mes rêveries et me poussa à me retourner :
- Personne n'a attaqué le convoi, franchement je suis déçue !
- Tu l'as dit, on peut déjà abandonner cette possibilité pour rendre ce voyage d'un ennui moins mortel, approuva Kagami en mimant un bâillement.
Je ne pus m'empêcher de m'esclaffer face à l'improbabilité de leurs propos. La mage du Feu me dévisagea en fronçant des sourcils.
- Qu'est-ce que tu trouves de drôle toi ?
- Vous êtes drôles tous les deux, répondis-je d'un ton énigmatique.
- Attends, je rêve... Elle se fout ouvertement de nous ? s'alarma la guerrière aux cheveux rouges.
Je lui souris innocemment pour toute réponse. Sans pour autant dégainer, Blake empoigna la garde de son épée tout en me provoquant à son tour :
- Viens m'affronter, tu vas voir ce qu'il t'en coûte !
- Tu es toujours une véritable fanfaronne mais je me demande ce qu'il en est de tes réelles capacités à me combattre... répliquai-je dans un sourire nargueur.
Mes paroles et mon regard moqueur sembla la faire enrager. Chercher l'affrontement verbal était toujours amusant avec elle, la mage partait de suite au quart de tour. La fatigue occasionnée par ce lassant trajet avait aussi participé à bien entamer la résistance de ses nerfs.
- Vas-y Blake, fais lui rabattre son caquet ! l'encouragea Kagami qui lui préférait dévorer la scène avec malice.
- Alors quoi ? ajoutai-je. Tu veux me prouver ton inutilité au combat ? Tu passes ton temps à paresser, comment peux-tu espérer me vaincre alors que tu ne prends même pas la peine de t'entraîner. Garde ton énergie pour plus tard, ça vaut mieux pour toi.
- Je vais te faire ravaler tes paroles ! s'écria-t-elle en dégainant.
Le bruit métallique provoqué par la sortie de sa lame de son fourreau fût masqué par un son bien plus perçant qui venait brusquement de jaillir des bois. Nous nous figeâmes dans un même soubresaut, attentif. Le sifflement, semblable à l'hululement d'un hibou mais probablement l'œuvre d'un instrument à vent, reprit deux fois avant de se stopper définitivement.
- Qu'est-ce que c'était ? s'enquit Kagami, perplexe.
- On aurait dit comme un signe de ralliement... fis-je remarquer les sourcils froncés par méfiance.
- C'est inquiétant, vous pensez qu'il s'agit d'un groupe lié à l'homme qui a attaqué le château ? continua-t-il en commençant à arborer une mine anxieuse.
- Tu pars chercher trop loin, ce ne sont peut-être que de simples chasseurs, lui indiquai-je en haussant des épaules, ne préférant pas imaginer cette possibilité.
Blake, jusque là silencieuse, sembla sortir d'une réflexion quand elle intervint en murmurant, sceptique de ses propres propos :
- C'est étrange, j'ai l'impression d'avoir déjà entendu ce son quelque part...
- Vraiment ?
- Au moins c'est rassurant, si cette sonorité t'est familière on peut d'ores et déjà en conclure qu'il ne s'agit pas d'assassins qui en ont après notre lien avec l'Empire de Xeltos, enchaîna son meilleur ami.
Un soldat vêtu d'une cape bordeaux nous interpella tout à coup pour nous signaler de nous remettre en selle. Nous n'étions apparemment pas les seuls à nous être alarmer à l'entente d'un son qui nous indiquait la présence d'autrui. Alors que nous nous dirigeâmes de ce pas vers nos montures, la jeune femme rangea son épée dans le fourreau qui pendait à sa ceinture et m'indiqua tout en reprenant un ton sévère :
- Au fait, tu ne perds rien pour attendre.
- C'est ce qu'on verra, murmurai-je dans un sourire amusé.
Nous nous remîmes ainsi en route. Le restant de la journée se passa heureusement sans encombre, nous n'eûmes pas une seule fois à signaler le moindre danger qui aurait pu nous guetter. Quoi que fut ce sifflement, nous l'avions semé depuis déjà un bon bout de temps.
Quand le soleil se mit à sonner son déclin, le général Leif, à la tête du voyage depuis notre départ, décida qu'il était temps pour nous de nous arrêter pour la nuit. Nous établîmes un campement aux abords d'une forêt qui abritait derrière elle une chaîne de falaises rocailleuses. De nombreuses rivières recouvraient les alentours pour se jeter dans le bruyant fleuve en contrebas, symbole de la frontière naturelle entre Alanya et Xeltos. En ces lieux, les eaux nous offraient leur ronronnement permanent. En plus d'être appréciable, ce bruit masquerait la présence du convoi auprès de quelconques voleurs qui pourraient avoir l'idée de nous attaquer au beau milieu de la nuit.
Lorsque nous terminâmes de monter le campement, la nuit était déjà tombée. Notre groupe de voyageurs s'était réuni autour des feux de camp afin de savourer un repas bien mérité.
Ce fut un dîner parfaitement habituel, reproduisant le schéma classique qui se répétait depuis des jours. On eut donc encore une fois le droit à cette tension persistante qui marquait un froid entre les membres de nos deux nations.
Depuis le début du trajet, les soldats Xilliens et les Lames d'Argent ne se mélangeaient pas, chaque groupe discutait de son côté et ne parlait à l'autre que par nécessité pratique. La méfiance était toujours de mise entre nous, le peuple de l'Est n'était pas prêt à accorder leur confiance à des mages. De plus, avoir été retenus comme coupables dans l'assassinat des chevaliers du château leur était resté en travers de la gorge, ce qui était tout à fait compréhensible.
Je ne me serais jamais imaginée penser cela un jour mais finalement les chamailleries enfantines de Blake et Kagami, malgré leurs caractères exaspérantes, étaient les bienvenues pour détendre un peu l'atmosphère.
Après le repas, je demeurai encore une bonne heure installée au coin du feu en compagnie de quelques uns de mes camarades de voyage afin de jouer de la flûte. Elle m'accompagnait lors de chacun de mes déplacements. Je jouais ainsi souvent diverses mélodies, des plus classiques aux plus populaires, durant les soirées de mission. La musique permettait à mes compagnons et à moi-même de nous détendre après une longue et éreintante journée de voyage, d'oublier un peu les crampes et autres douleurs qui auraient pu nous assaillir pendant le trajet. Alexandre se fit d'ailleurs une joie de chanter pour m'accompagner, du moins d'essayer.
Les membres du convoi partirent ensuite se coucher, excepté trois Lames d'Argent et deux chevaliers Xilliens qui prirent le premier tour de garde de la nuit. Je m'emmitouflai dans les plis de ma longue cape fourrée pour l'hiver afin de tenter d'échapper à l'air vif et posai ma tête sur mon sac installé au pied d'un arbre. Je ne pouvais que me réconforter à l'idée que notre trajet vers Xeltos s'apprêtait à aboutir à sa fin. Le feu brûlait toujours à proximité de nous pour réchauffer un peu l'air. La fumée n'était pas assez dense pour s'élever jusqu'à la cime des arbres et révéler notre position à des lieux d'ici. De toute manière, cet endroit était inhabité. La nature avait pleinement pris ses droits sur les alentours et les passages devaient s'y faire extrêmement rares.
Ces quelques heures défilèrent à toute vitesse alors que je peinais à trouver le sommeil. Vint ainsi le second tour, ce trouvant être le mien et celui de Blake. Je me mis debout en frissonnant quelques peu. Un vent glacial venait de se lever et me fouettait péniblement le visage, signe évident que le froid était toujours maître de la saison. Par préférence pour la surveillance en hauteur, je grimpai à un arbre proche des dormeurs afin de m'y installer convenablement. Une fois perchée, dos contre le tronc, je me mis à soupirer en dérivant mon regard vers la lune. Le croissant argenté s'était placé au point le plus haut dans le ciel pour transpercer les quelques nuages noirs de sa douce lumière.
Au bout d'un certain temps, je commençai à m'ennuyer terriblement. J'avais toujours détesté monter la garde, c'était une activité longue et souvent solitaire. J'astiquai le métal tranchant de mon épée avec lassitude depuis déjà bien assez de temps pour être parfaitement propre. Mes bâillements répétés finirent même par me faire monter les larmes aux yeux. Des chuchotements lointains se faisaient parfois entendre à travers les bruits communs de la nuit ainsi que celui des eaux qui filaient autour de nous. Les Xilliens qui montaient la garde à proximité des diligences devaient probablement discuter pour parer l'ennui. Je devrais faire la même chose, mais je ne connaissais que Blake et nous n'étions pas particulièrement proches.
Je tournai la tête dans sa direction en plissant les yeux, une épaisse brume humide et glacée avait eu le temps de se lever depuis le début de notre tour de garde. Heureusement, la mage était aisément repérable. En plus d'être la seule éveillée dans mon champ de vision, elle s'amusait à créer des flammèches qui illuminaient faiblement sa position. Apparemment ce spectacle lui plaisait car celle-ci souriait avec candeur en les faisant apparaître.
D'un bond, je descendis de mon arbre et partis à la rencontre de la femme aux cheveux rouges, marchant prudemment sur un sol que je voyais à peine. La nuit était devenue plus noire qu'auparavant, le ciel s'était depuis doté de davantage de nuages. Chacune de mes expirations m'arrachaient une humide fumée blanche tant le froid s'était endurci. Une fois que je fus à sa hauteur, Blake stoppa ses étincelles et me dévisagea avec curiosité.
- Je m'ennuyais, me justifiai-je en m'asseyant à ses côtés.
Je pointai la paume de ma main vers nous et fis éclore avec délicatesse et poésie la fleur d'une eau liquéfiée de la brume alentour. Avec lenteur, le liquide se figeait en glace au fur et à mesure qu'elle atteignit sa forme définitive. Blake sourit en voyant que je désirais me joindre à sa performance et répondit en agitant un doigt qui promena avec lui une sorte de feu follet.
La magie avait toujours été un objet de fascination pour les êtres humains et c'était pour explorer ce mystère merveilleux que quelques uns se mettaient à la pratiquer. Pourquoi les Dieux les avaient-ils dotés de pouvoirs capables de manipuler leurs créations mais aussi assez dangereux pour sombrer dans la folie ? Certains peuples, comme les Xilliens, pensaient justement qu'il s'agissait d'une sorte d'erreur de la nature qu'il était condamnable d'exploiter. Peut-être avaient-ils raison à leur manière ? Cependant je préférais penser que l'essence elle-même de ces dons ne définissait pas son bien fondé ; qu'il s'agissait plutôt de son utilisation, comme toute chose par ailleurs.
Les quatre éléments primordiaux faisaient tous partie intégrante de notre corps, pourtant l'un d'eux primait sur les autres. Chez les Lames d'Argent, nous passions ainsi divers examens durant l'enfance pour déterminer quelle était cette parcelle avec laquelle nous serions le plus enclin à pratiquer la magie.
À la suite de Blake, je fis fondre ma fleur aquatique pour la laisser s'évaporer et reprendre sa forme initiale. La magie ne pouvait que transformer ce qui existait déjà. Ainsi dans mon cas, si je n'avais pas d'eau liquide à ma disposition, je pouvais toujours prendre le peu qui se trouvait dans les airs mais jamais je ne pourrais utiliser mon élément à partir de rien. Créer était un pouvoir réservé aux Dieux. C'était pour cette raison que moi et les autres mages de mon éléments partions toujours avec une gourde d'eau à notre ceinture. Mais aujourd'hui l'humidité de la brume me permettait de ne pas avoir à en manipuler le contenu.
Nous continuâmes toutes deux à nous essayer tant bien que mal à la magie artistique pendant encore quelques minutes pour achever ce bon moment en rigolade. En tant que guerrières, nous n'avions jamais appris à rendre nos sorts esthétiques, la priorité étant qu'ils fussent offensifs. Sur ce point, peu des nôtres pouvaient se vanter de réellement maîtriser ce qui était devenu un art dans un certain royaume au nord d'Alanya.
- Bravo, tu te débrouilles presque aussi bien que moi ! commentai-je dans un rire qui expulsa davantage de buée de ma bouche.
- Tu dis cela comme si tu étais meilleure ! ria Blake sous le même ton ironique.
Quand nos rires prirent fin, le calme retomba. Je jetai un bref regard vers les dormeurs que je perçus abstraitement à travers la brume grâce au feu de camp qui brûlait encore à proximité. Heureusement nos exclamations ne semblaient n'en avoir réveillés aucun. Hormis le bruit permanent de l'eau qui filait dans la plaine, le silence se fit ressentir. Pourtant un étouffement sourd se fit entendre dans notre dos en direction des diligences où dormaient les plus gradés des Xilliens.
Nous nous retournâmes toutes deux d'un même mouvement, le son n'avait duré qu'une seconde, pas assez pour en déduire quoi que ce soit. Peut-être était-ce l'un des gardes ou l'un des dormeurs qui avait simplement toussé en se retenant de faire un trop grand vacarme ?
Je détournai la tête pour analyser les alentours, attentive à percevoir le moindre son environnant. Mais seul l'écho nocturne accueillit mon ouïe. Ainsi, ce fut à nouveau le calme plat. Blake et moi ne décochâmes pas un mot pendant quelques minutes, aux aguets. Rien de suspect n'était plus à signaler, sauf peut-être le silence lui-même. Les autres gardes se faisaient désormais un peu trop discrets. Habituellement, quelques uns de leurs chuchotements traversaient les feuillages pour parvenir jusqu'à nous.
- Nous devrions aller vérifier ce qu'il advient du reste du campement, indiquai-je à ma sœur d'arme.
- Ils se sont probablement tous endormis par mégarde, blagua-t-elle.
Nous nous levâmes et nous laissâmes guider par le second feu de camp qui brillait à proximité des diligences. La brume ainsi que le peu de lumière nocturne ne nous permirent pas d'observer grand chose. Pour parer à cela, Blake avait embrasé un flambeau qu'elle brandissait désormais pour nous permettre d'y voir un peu plus clair sur notre chemin.
- Qu'est-ce qu'il fait froid, commenta-t-elle dans un chuchotement alors que de la vapeur s'extirpait en même temps inlassablement de sa bouche.
La jeune femme aux joues rougies par la fraîcheur paraissait frissonnante et faisait tout pour mieux s'emmitoufler dans sa cape doublée de chaudes fourrures. Malgré l'air glacial, le temps était calme. Ni aucune branche ni aucune feuille morte du dernier automne n'osaient bouger, comme figées dans une brume éternelle.
- Regarde, j'avais raison, ils se sont endormis ! s'exclama soudain Blake d'un ton amusé.
En effet trois silhouettes immobiles étaient allongées près des flammes qui brûlaient faiblement. Nous nous avançâmes aveuglement vers les Xilliens censés monter la garde, avec la ferme intention de les réveiller. Mais presque aussitôt, je me figeai et tendis un bras devant la mage aux cheveux rouges pour l'obliger à se stopper elle aussi. Un frisson d'horreur m'avait parcourue lorsque ma vision s'était précisée : de fines flèches dépassaient des cous des hommes étendus au sol.
- Ce sont des cadavres ! m'exclamai-je dans un souffle.
*
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