68× Sociabilisation
Blake
Mes pas résonnèrent lorsque je pénétrai dans la petite chapelle du château. J'avais passé une matinée complète à lézarder au soleil en compagnie de Kagami, puis il avait dû s'en aller pour partir en mission et j'étais resté là avec moi-même. Voilà la raison de ma venue ici, mon cœur et mon esprit s'étaient perdus en route et avaient dû faire escale.
Je balayai la salle avec lenteur et intérêt. Deux autres personnes étaient déjà présentes, assises sur des bancs aux rampes sculptées. Je les imitai, le visage toujours rivé vers l'architecture et les décorations placardées en tous sens. Ces lieux étaient comme neufs pour moi tant je ne m'y rendais que rarement.
Cinq statues de marbre trônaient au fond de la salle, c'était celles des Dieux du commencement. Toutes étaient vêtues de longs drapés et leurs visages à demi-encapuchonnés revêtaient une expression noble et impénétrable.
D'abord Nary, Déesse du Feu et métamorphose de la vérité et de la guerre, était reconnaissable par la flamme qui était conservée en toutes heures et en tous jours dans sa paume. Je frissonnai. La vision du foyer ardent me mettait mal à l'aise. Depuis que j'étais revenue de Chains, je ne parvenais plus à regarder la moindre flammèche sans éprouver du dégout et de la douleur. Mais le plus grave c'était que je n'arrivais plus à extraire la moindre magie de moi, le Feu ne me répondait plus. Je craignais le moment où les autres allaient s'en rendre compte. Quelle Lame d'Argent ratée je faisais...
Je reportai mon attention sur la statue suivante, celle de Sûl, Dieu de l'Air et incarnation parfaite de l'ambition et de l'orgueil. L'homme se montrait à nous sous des habits sculptés par le vent. Ensuite, la prochaine figurait la Déesse de la Terre sous l'apparence d'une femme qui ouvrait des bras prévenants mangés par le lierre. Arda, quant à elle, était la personnification de l'abondance et de l'avarice. La dernière des quatre statues du fond représentait donc le Dieu de l'Eau, Nero, représentant de l'amour et de la luxure. L'homme portait une vasque d'eau qui se versait au sol et s'écoulait entre les rainures décoratives de l'autel.
Seulement au centre et davantage en avant reposait la statue de celle qui m'intéressait le plus, celle de Lévanah, la Déesse de l'Esprit. J'observai plus longuement sa représentation de pierre. Sculptée sous les traits d'une fillette, son regard semblait me fixer aussi. A contrario des quatre Dieux Primordiaux, elle était décrite comme un être parfait et sage, sans le moindre défaut.
Je balançai la tête en arrière puis fermai les yeux pour me laisser submerger par le calme imperturbable des lieux et enrober par les lumières des vitraux. Pourquoi Lévanah nous avait-elle sauvés ? Jamais je n'aurais pensé son intervention possible. Et dire que j'avais cru que ce n'était que des légendes... Je m'étais trompée lourdement.
Mes pensées en vinrent à dériver au propos de la famille royale et de l'infime sang divin qui coulait dans leurs veines. Je pouvais donc maintenant supposer que les histoires qui concernaient les demi-dieux étaient toutes vraies ; que des êtres à moitié humain et quasi immortels étaient les enfants des Divinités Primordiales et qu'ils vivaient avec eux à Celestys, la cité des Dieux. La possibilité que ces derniers aient un jour foulé notre terre pour venir enfanter me donnait le tournis. Tout un pan de la réalité m'avait été révélée, pourtant je sentais que ce n'était qu'une couche superficielle par rapport à ce que je pourrais encore en apprendre. Mais le plus dur dans tout cela, c'était qu'Hadrian et moi étions les seuls au courant de ce qui nous était arrivés à Xeltos. Nous n'avions rien raconté à personne. Ni l'un ni l'autre ne nous sentions de taille à affronter le regard et les questions des autres. Une ressuscitée et un ex-Enfant Maudit, ça ne pouvait qu'attiser la curiosité et on ne pourrait pas leur en vouloir.
Je me relevai du vieux banc qui émit un grincement sourd à cette soudaine perte de poids puis m'en allai vers la sortie. Les idées plus claires, je traversai la cour pour me rendre ensuite au réfectoire du château. Lorsque j'atteignis la salle à manger boisée, je me mis à la balayer du regard avec lassitude. Plusieurs dizaines de chevaliers étaient déjà attablés et partageaient des discussions animées. À cet instant, je remarquai un Lame d'Argent se démarquer des autres par sa solitude. Hadrian était installé seul à une table à mâcher distraitement sa nourriture, le nez fourré dans un bouquin. J'hésitai un court moment avant de m'avancer lentement vers lui. Durant ces derniers jours, nous ne nous étions pas recroisés une seule fois. Je n'osais pas vraiment me l'avouer, mais mon cœur, lui, me l'affirmait : j'aurais préféré qu'il en soit autrement.
Je me plantai devant lui et le fixai dans l'attente d'une réaction. Le chef du Feu finit par me jeter un bref regard avant de reprendre sa lecture. Je grimaçai face à cet accueil des plus glacials. J'avais oublié à quel point il pouvait être négligeant envers les autres, surtout quand il avait un livre à la main. Je le questionnai tout de même :
- Pourquoi continues-tu de rester seul ?
Hadrian quitta les yeux de sa page pour les poser calmement sur moi. Son visage dénué de la moindre émotion ne trahissait en rien sa pensée. Cet homme était parfaitement insondable. En voyant qu'il se murait dans le silence, j'ajoutai :
- C'est vrai après tout, tu n'as plus rien à craindre des autres. Pourquoi ne pas tenter de sociabiliser un peu ?
- J'ai peur, répliqua-t-il d'un ton impassible.
Je le dévisageai avec étonnement, surprise par sa franchise. Mes sourcils tordus d'incompréhension lui fit part de mon désir d'obtenir de plus amples précisions que cette brève explication. Son regard se posa sur son assiette, le chevalier semblait à la fois empreint de mélancolie et de gène. Il se montrait à nu, chose qu'auparavant il n'aurait faite en aucun cas.
- Je n'ai jamais fait ça, je ne sais pas comment faire.
Sa voix était faiblarde, elle n'avait plus ce timbre froid et autoritaire qui la catégorisait. Au fond de lui, il était mort de peur. Il avait été jeté sans aucune préparation vers l'inconnu. Je ne pus alors m'empêcher d'éprouver de la compassion pour cet homme seul depuis bien trop longtemps. Sa situation m'attristait. Ne sachant trop quoi répondre, je finis par lâcher :
- Ça viendra.
Hadrian ferma son livre et le posa à côté de lui. Il me fixa d'un regard impénétrable, dont je ne pouvais lire la signification. Ce moment de silence dura quelques instants avant d'être brisé par celui qui l'avait créé :
- Qu'attends-tu pour t'asseoir ?
Je répondis affirmativement à son invitation en m'installant hâtivement face à lui. Soudain intimidée de me retrouver à la table de mon chef, j'attendis que celui-ci prenne la parole, ce qui n'arriva évidemment pas. Il n'avait jamais été des plus loquaces. Je pris timidement un morceau de pain déposé dans la corbeille face à moi pour tenter de feindre une certaine assurance. J'en arrachai un bout que je mâchai avec lenteur. Je gardais les yeux rivés vers la table, de peur d'affronter le regard flegmatique du brun.
Ce silence me permit de songer à une décision que j'avais prise récemment. Je jetai un furtif regard vers Hadrian, appréhendant déjà sa réponse. Le concerné capta l'attention que je lui accordais et posa ses yeux marrons sur moi, intrigué. Même si ce genre de choses était contraire à mes principes, je ravalai ma fierté pour enfin oser formuler ma demande d'une toute petite voix :
- Est-ce que tu voudrais bien... m'entraîner ?
J'éprouvais le désir de devenir plus forte. J'avais passé ces dernières années à fainéanter, sans beaucoup m'exercer au combat. Mon évidente inaction avait fini par me conduire à ma perte. J'avais du mal à me l'avouer mais j'étais bien en dessous de la moyenne des autres Lames d'Argent. Galvanisée par ma motivation, je le fixais désormais avec la détermination de m'endurcir. L'homme aux cheveux noirs me regarda quelques instants avec indifférence avant de prononcer aussi simplement :
- D'accord.
J'écarquillai les yeux à l'entente d'une telle réponse. Ne voulait-il pas plus de détails ? Le chevalier avait accepté avec une facilité déconcertante.
- Pourquoi tires-tu une telle tête ? me questionna-t-il amusé, brisant à nouveau son masque d'insensibilité.
- Je ne pensais pas que tu accepterais.
- Il faut croire que je sais être surprenant.
- Si tu savais à quel point ! ricanai-je, encore étonnée que son visage pût bel et bien afficher une palette si variées d'expressions.
Hadrian sourit et enchaîna avec malice :
- Et puis, tu as vraiment besoin d'entraînement.
Je le dévisageai, piquée au vif. Il avait vraiment osé !
- Tu verras quand je te battrais à plate couture ! répliquai-je fièrement.
Le chef du Feu ne répondit rien et continua de me fixer, un sourire moqueur accroché aux lèvres.
- Ne te fous pas de moi ! protestai-je.
Il éclata alors d'un rire discret et charmant, ces nombreuses années de silence avait apparemment caché un trait de caractère plutôt taquin. Finalement, je me mis à mon tour à esquisser un sourire, attendrie par son expression débarrassée de sa froideur habituelle. Je me décidai enfin à prendre une assiette pour la remplir des mets qui avaient été servis sur la table et commencer à manger. J'avalai une bouchée avant de voir Peter se diriger vers nous. Il nous salua amicalement et s'assit à côté de mon chef. A contrario du brun, le chef de l'Eau était un parfait exemple de sociabilité.
- Je vois que tu es déjà en charmante compagnie, Hadrian.
Je fixai le nouvel arrivant d'un air soupçonneux. Qu'était-il en train d'insinuer ? Ce dernier capta mon regard et, en guise de toute réponse, ne tarda pas à ricaner d'un rire plein de sous-entendus.
- Tu ne vas tout de même pas toi aussi te mettre à te foutre de moi ! m'indignai-je.
- Voyons, je n'oserais jamais ! répliqua-t-il avec ironie.
- Raah ! Tu m'énerves !
Hadrian, imperturbable, se contentait de nous observer silencieusement. Néanmoins, je pus tout de même déceler une lueur d'amusement dans son regard.
- Et puis d'abord, qu'est-ce que tu veux ? enchaînai-je.
- Rien qui ne te concerne.
Peter passa un bras amical autour des épaules d'Hadrian et ajouta aussitôt dans un malicieux sourire :
- Passons la soirée dans un bar de la ville !
Hadrian le regarda avec indifférence. Il laissa le silence peser quelques instants avant de finalement répondre :
- D'accord.
Peter parut étrangement étonné.
- Quoi, c'est vrai ?
Le concerné hocha la tête tout en buvant nonchalamment le contenu de son verre.
- C'est génial ! Tu n'avais jamais accepté auparavant ! continua le jeune homme châtain avec enthousiasme.
Rien d'étonnant, après tout le chef du Feu s'était toujours retenu de tisser des liens avec les autres. Celui-ci demeura silencieux mais décocha tout de même un petit sourire face à l'engouement de Peter.
Débarrassé de sa malédiction, une nouvelle vie pouvait désormais commencer pour Hadrian.
*
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